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Jupe courte

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LE MARTYRE DE VALENTIN

Valentin, l'autre jour, m'a dit:

«Aucun homme ne souffre autant que moi. Je vais, je viens, je ris, je dis des contes, j'applaudis avec enthousiasme Sarah Bernhardt dans Macbeth, je lis avec délices les vers de Sully-Prudhomme ou de Léon Dierx, je proclame que le château-Yquem, après avoir mis de l'or dans mon verre, met du soleil dans ma cervelle, j'admire les petits pieds exquis de Rose Mousson, qui montrent des paillettes de chair claire à travers les mailles du bas noir, je professe une estime attendrie pour la gorge battante et violente de Constance Chaput; enfin je me comporte en Parisien résolu à ne laisser échapper aucune joie, et j'offre aux gens qui passent l'illusion d'un homme heureux. Illusion, en effet! Je crève de douleur et de rage. Une vipère a mis bas dans mon cœur, et ses petits mordent bien, je te le jure! Tu connais les supplices infernaux inventés par Alexandre Soumet dans la Divine Épopée: ce sont des caresses, au prix du mien; comme les plus cruels lits de torture seraient des couches de roses au prix de mon gril! Pourquoi je souffre? Eh! parbleu, à cause d'une femme. T'imagines-tu que je ferais à ma fortune perdue ou à mon dernier drame sifflé l'honneur de me désespérer pour si peu de chose? Camarade, il n'y pas à dire: c'est de la femme, et d'elle seule, que vient tout le bonheur, et tout le malheur. Je vous salue, Èves et Maries pleines de grâce et d'épouvantement! Moi, c'est le malheur que je vous dois. Et mon angoisse est d'autant plus poignante, d'autant plus intolérable que sa cause est incertaine, douteuse, n'a peut-être jamais existé. Comble d'horreur et de déchirement: il est possible que je sois torturé sans raison, que j'aie tort de souffrir; je suis peut-être le plus heureux des hommes! Cette pensée exaspère mon tourment. Tu ne comprends pas bien? Écoute donc. Je t'ai conté assez de joyeuses histoires pour avoir le droit de t'imposer un récit sinistre.

—Dicte,» lui dis-je.

Et Valentin dicta.


«Il y a un an, j'étais malade. Une maladie stupide: des rhumatismes qui me tenaient à la fois les deux bras et les deux jambes. Aucun danger sérieux, des douleurs très aiguës. Rien de plus absurde. La maladie est illogique, n'a aucune raison d'être si elle n'a point pour résultat, ou du moins pour but, la mort. Immobile sur mon lit, raide, emmailloté de chanvre et de linges, avec de petits cris continus qui finissaient par être une longue mélopée ronronnante, j'avais l'air d'une momie à musique. Mais je ne semblais pas ridicule à Micheline, tant elle m'aimait. Un humouriste anglais a dit, en meilleurs termes: «C'est extraordinaire, tout ce qu'un homme peut faire devant une femme sans cesser d'être un ange pour elle!» Ni la fadeur des tisanes où elle trempait ses lèvres afin de m'encourager à boire, ni les vilenies des cataplasmes et des vésicatoires, ni la corvée, à chaque instant, de me soulever la tête et de replacer les coussins, ni la nécessité de me faire manger,—car j'avais des bras de paralytique,—ni les longues lectures, à voix haute, pour me distraire, ni les sommeils sur le canapé, tout habillée, si souvent interrompus pour m'offrir d'heure en heure la cuillerée de narcotique ordonnée par le médecin, rien ne rebutait ma chère Micheline. Maussade, repoussant, grotesque, n'importe, elle me choyait; et comme son charme idéal est de ceux que ne sauraient avilir les plus humbles emplois,—ayant, pour me présenter une tasse, le geste d'offrir une rose à mes lèvres,—elle mettait, dans ma chambre de malade, fermée au jour, trop chauffée, où l'air s'édulcorait d'exhalaisons pharmaceutiques, toute la clarté fraîche et les aromes du printemps.

Ce qui complétait l'espèce de joie que je pouvais éprouver au milieu de mes souffrances, c'était qu'auprès de mon amie j'avais un ami. Georges,—tu le connais,—ne se bornait pas à combattre avec toute sa science les progrès de la maladie: il avait pour moi, ce jeune et déjà illustre médecin, un dévoûment de frère. Il ne lui suffisait pas de venir chez moi deux ou trois fois par jour; le soir, ses visites achevées, il s'installait à mon chevet, près de Micheline; lui aussi il relevait ma tête et replaçait les oreillers; lui aussi, il goûtait à mes tisanes; pendant que Micheline tenait l'assiette pleine de soupe, c'était lui, bien souvent, qui mettait avec lenteur,—après avoir soufflé dessus,—la cuiller dans ma bouche; et plus d'une fois, dans la crainte de quelque crise, il passa toute la nuit près de mon lit dans un fauteuil, où l'on est fort mal assis. Dorloté de la sorte, extasié en dépit de ces maudits rhumatismes qui me rongeaient les os, je me demandais si, une fois guéri, je ne feindrais pas d'être malade encore, afin de ressentir dans sa plénitude la joie d'être aimé, choyé, bercé par deux amis bons et chers.

Une nuit, j'ouvris les yeux malgré le narcotique, brusquement, comme si quelqu'un pour m'avertir m'avait secoué l'épaule; et je vis dans le fauteuil, défaite, haletante, Micheline sous les lèvres de Georges.

Bondir! sauter sur eux! les étrangler entre mes deux mains, dans leur baiser! tous deux! Impossible. La quadruple pesanteur de mes membres me retenait dans le lit; pareil au soldat de Charles Baudelaire «qui meurt sans bouger, dans d'immenses efforts». Impossible même de lever un bras ou de fermer le poing, pour un geste de menace! Oh! être de chair pour la douleur, et de pierre pour la vengeance! C'était épouvantable. Les injurier, leur cracher à la face le dégoût de leur trahison, je le pouvais du moins? Pas davantage. La voix ne sortait pas,—non, pas même un cri, pas même un râle,—de ma gorge strangulée par l'horreur et par la colère. Immobile, aphone, nul. Seule, ma tête se mouvait, s'érigeait sur mon cou tendu, les yeux douloureusement écarquillés; elle devait ressembler, hideuse et grotesque, à ces têtes mobiles qu'ont les tortues de bronze. Et, sous mon regard fixe, acharné, qui, en jaillissant, me brûlait les paupières, ils s'enlaçaient encore, les cheveux mêlés, étroitement, ardemment, et je les vis, et je les entendis, torturé de la plus effroyable rage qui ait jamais dévoré un mortel, jusqu'au moment où la pesanteur du narcotique, triomphante, força mes yeux à se reclore et me remit la tête sur l'oreiller.

Le lendemain,» continua Valentin avec un peu d'hésitation...


—Le lendemain, dis-je, tu appelas tes domestiques et tu fis flanquer à la porte ton médecin et ta maîtresse.

—Non.

—Tu les as gardés?

—Et je les ai encore et je ne les chasserai jamais! Car enfin rien ne me prouve qu'ils aient été vraiment coupables.


«Eh! non, rien ne le prouve! J'ai vu, c'est certain, mais ce que j'ai vu existait-il en effet? Il est des hallucinations. Les narcotiques ont des effets étranges, troublent le regard, déforment les objets. As-tu mangé du haschisch, as-tu fumé de l'opium? Ce soir-là, je m'en souviens, j'avais bu sept ou huit cuillerées de chloral; Georges avait craint, pour moi, une mauvaise nuit. J'ai peut-être été la dupe d'une exécrable vision! En tout cas, cette supposition n'est pas absurde, le doute est permis. Pouvais-je condamner, sans autre témoignage que celui de mes yeux fiévreux et affolés, Micheline si tendre, Georges si bon? Non. Et voici toute une année que ma vie s'écoule, enviée, entre elle toujours plus éprise, et lui, toujours plus dévoué; toute une année que je garde ce rare bonheur d'avoir, avec un sûr compagnon, une loyale et ardente maîtresse,—toute une année que je meurs, à chaque heure, à chaque minute, de jalousie et de rage! Car l'épouvantable scène, à laquelle je ne crois pas, à laquelle je ne veux pas croire, je la revois toujours, elle est devant mes yeux incessamment. Chaque baiser de Micheline me rappelle leurs baisers, à eux, là, dans le fauteuil; chaque fois que Georges me tend la main, je me souviens qu'avec cette main, il a touché les joues, les épaules, les bras de Micheline. Ce n'est pas vrai! ce n'est pas vrai! et je vais tomber à leurs genoux, leur tout dire, leur demander pardon; je n'ose pas: c'est peut-être vrai! Oh! si c'était vrai! Je ne suis plus estropié, maintenant; je pourrais me ruer sur eux, les saisir, les tuer. Mais non, je suis fou! est-il possible qu'ils m'aient trompé? et j'essaye de sourire à Micheline qui sourit, si pure, à Georges qui rit, si cordial. C'est abominable, te dis-je. Ne pouvoir ni les haïr sans remords, ni les aimer sans angoisse. Quelquefois, pendant des journées entières, je les guette, épiant les moindres paroles, les gestes les plus indifférents. Rien, pas un indice! Les soirs de ces jours-là, je dors mieux. Mais les lendemains ramènent les tortures du doute. Comprends-tu maintenant que les supplices de l'enfer soient des caresses au prix du mien, et que le plus cruel lit de torture serait, au prix de mon gril, une couche de roses tendres et parfumées?»

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