Jupe courte
L'UN N'EMPÊCHE PAS L'AUTRE
Tu es une âme, et tu es une bête. Tu as un front, et des entrailles. Homme ou femme, n'importe, il n'est pas de divinité où tu n'atteignes, pas d'animalité au-dessous de laquelle tu ne te vautres. Médite sur le symbole de l'ermite extatique et de son abject compagnon; tu es, dans une seule personne, le saint et le pourceau; tu as ton ciel et ton auge; tu magnifies et tu grognes. Dans l'édifice de la création, une partie de ce que tu es habite les mansardes, près des étoiles, l'autre partie le sous-sol, près des égouts. Avec la faim des ambroisies, tu as l'appétit de l'ordure. Une erreur de la science moderne, c'est de nier cette indubitable dualité que les religions consacrent; et ton erreur, à toi, presque un crime,—crime rémissible à cause même de sa fréquence, mais fécond en détestables résultats,—c'est de vouloir concilier, mêler les deux êtres qui forment ton être, et que tu portes en toi, quoi que tu fasses, comme le Prophète et comme ton portier. Orgueilleux de ta pensée, mais épouvanté des élans où tu pourrais la suivre, satisfait de tes sens, mais écœuré des basses besognes où tu pourrais te complaire, tu essayes de les rapprocher, abaissant l'une, élevant les autres; tu veux les mettre de niveau; tu ressembles à la Dorine de la comédie qui prend la main de Marianne et prend la main de Valère: malheur à toi si les deux fiancés—qui se haïssent plus que tu ne penses—se rejoignent, et si la pièce finit par un mariage. Tu auras la paix, soit, tu ne seras plus le champ de bataille de deux hostilités acharnées, mais à quel prix! Si haut qu'ait pu se hisser la moitié vile de toi-même, combien, pour s'y adapter, l'autre, la sublime, aura dû descendre! Avec l'aristocratie de tes aspirations sacrées et la populace de tes immondes instincts, tu auras fait je ne sais quoi de plat, de médiocre, un juste milieu, une bourgeoisie; ni sous-sol ni mansarde, un second étage, sur la cour; adieu l'immatérialité des chimères toujours lointaines, adieu les pures délices de l'inassouvissement! Adieu aussi les satisfactions de la bestialité repue! Tes deux natures, diverses, mais complètes, se seront pénétrées, en s'altérant, jusqu'à en former une seule, artificielle, incomplète, à qui manquera toujours de ne pas être assez haute et de ne pas être assez basse; d'une seule bouche, qui n'osera être ni une lèvre d'ascète ni un groin de porc, tu prieras presque sans foi, tu mangeras presque sans faim. Trop peu d'étoiles, et pas assez de boue, les unes salies par l'autre pourtant! Fusion absurde, coupable, de choses qui devaient demeurer éternellement séparées. Et c'est surtout dans l'amour qu'apparaîtront la folie et l'abjection d'un tel accommodement. Quoi, moitié d'ange et moitié de brute conjointes dans l'unité humaine, tu seras assez insensé pour demander un peu de rêve et d'idéale tendresse au baiser de la fille-louve qui s'offre toute en rut, et, s'il t'arrive de rencontrer une enfant pure et blanche comme un corps qui serait une âme, tu seras assez vil pour la souiller d'une bestiale concupiscence? Ces paroles t'irritent, tu te rebelles, tu réponds: «Que faut-il donc faire? N'est-ce pas agir sagement que de vaincre l'une par l'autre les deux forces qui m'entraînent chacune d'un côté dans un cruel déchirement?» Ce qu'il faut faire? il faut ne pas corriger l'œuvre divine, accepter, telle qu'elle est, dans sa plénitude, la fatalité de ta double nature, être une âme, puisque tu es une âme, en même temps qu'une bête, puisque tu es une bête, ne pas t'effrayer de ton azur, ne pas rougir de ta fange, en un mot rester capable—car tu es né tel—de tous les envolements et de toutes les chutes! Et, cela, tu le peux; oui, te dis-je, tu le peux. Lève la tête, monte, plane, va, sois le compagnon de vol des anges mystérieux qui passent dans les nuées, et cueille des fruits d'or dans le jardin des étoiles, ces célestes Hespérides! Tu n'as qu'à suivre ta pensée; elle sait le chemin de sa patrie. Mais ne dédaigne pas la terre où marchent tes pieds sans ailes; au retour de l'idéal, réjouis-toi dans la réalité; dors, bois, mange, baise les bouches, étreins les corps. Tu écoutais tout à l'heure la musique des chœurs paradisiaques. Maintenant, voici ta pâtée: soûle-toi. Amant, sache adorer d'une incorruptible extase, qui n'oserait même pas baiser le bas d'une robe blanche, les jeunes filles pareilles aux Immaculées des vitraux, et demande au lit des prostituées, pleins de chairs complaisantes, l'essoufflement suprême du plaisir. Poète, converse avec les Muses dans le bois sacré de Puvis de Chavannes, et couche avec ta servante, si elle a la gorge belle. Tout t'est permis, pourvu que, jamais, tu ne ravales ton être divin jusqu'aux contentements de la matière, ni que jamais tu ne tentes, en ta folie, de hausser jusqu'aux joies hyperphysiques ton être bestial. Tu es double? Sois deux, très nettement. Ne crains pas, d'ailleurs, de déshonorer, par les plaisirs d'en bas, les délices d'en haut; ton âme est si distincte, si éloignée de tes sens,—à moins que tu n'aies commis la faute de les vouloir mêler,—qu'elle leur demeure absolument étrangère, que rien de ce qui les concerne ne saurait influer sur elle; tu peux être à la fois le plus chaste et le plus débauché des vivants! Ne crains pas davantage que l'auguste Béatrice, à qui s'adressent tes vœux agenouillés, dont jamais tu n'as effleuré d'un désir la candeur ni d'un souffle les doigts, ait de quoi être offensée parce que tu te pâmes d'aise dans les bras de quelque fille. Le baiser n'a rien de commun avec l'amour! Elle ne doit pas plus en être jalouse que d'un cigare fumé, d'un verre de champagne où tes lèvres se sont trempées, ou de n'importe quel autre plaisir, rencontré, accepté par désœuvrement, dont on remercie le hasard; et même, délivré pour quelques heures des grossiers appétits, délesté de ta bassesse, tu t'élèveras vers elle, sans jamais la rejoindre, avec une dévotion plus fervente et plus séraphiquement subtile!
Il ne fut jamais d'âme plus pure que celle de madame de Pasquelis. Comme ces fenêtres des toits, qui ne voient pas la rue, elle ne s'ouvrait que vers le ciel, et les seules choses qu'elle aimât d'ici-bas, c'étaient les fleurs et la musique. Encore ne les aimait-elle que d'une façon assez étrange, avec un peu d'effarouchement; il eût été fort pénible à madame de Pasquelis qu'on lui offrît un gros bouquet de roses ou qu'un instrument chantât auprès d'elle; elle se plaisait au parfum des fleurs qu'on ne voit pas, cachées derrière un rideau, et aux sons très lointains, à peine entendus, qui meurent. Délicate ainsi, elle se montrait fort troublée dans le monde où son nom et sa fortune la contraignaient d'aller, et, quand on lui adressait la parole, elle avait, comme s'éveillant, un recul, avec l'air d'une sensitive qui a peur d'être froissée. Si elle s'éprit d'un homme, elle que l'on eût crue à peine femme,—mais on l'est toujours un peu, et même beaucoup,—ce fut sans doute parce qu'elle l'avait déjà rencontré dans ses rêveries vers le ciel! Il y avait eu entre eux des fiançailles d'anges. Ils s'aimèrent éperdument, avec une chasteté si parfaite que leurs mains ne se touchèrent jamais, et que, seuls, ils se parlaient à peine, jugeant les mots humains indignes d'exprimer leur infinie dilection; et même les regards échangés leur semblaient une forme trop grossière de l'aveu.
Or, une nuit, elle voyageait. Elle avait promis au bien-aimé qu'elle passerait, à pied, au jour levant, devant la maison qu'il habitait, loin de Paris, sur la lisière d'un bois. Elle n'entrerait pas dans la maison, mais il serait à la fenêtre, ils se verraient, d'un peu loin, un instant, et ils garderaient de cette minute toute une longue joie.
Dans un coin du wagon, elle songeait à l'heureux lendemain, les yeux vers l'azur plein d'étoiles, mêlant ses rêves aux nuées.
Quelqu'un, qui était assis en face d'elle,—n'importe qui, un voyageur, d'ailleurs robuste et de belle mine,—la regardait fixement, la trouvant belle. C'était sans doute un de ces sots qui croient aux brusques bonnes fortunes, dans un train, par hasard; car, tout à coup, profitant d'un cahot, il se pencha vers madame de Pasquelis, lui prit la main, impudemment, lui entoura du bras la taille, et lui mit les lèvres aux lèvres à travers la voilette mordue! Elle ne fit pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle avait sous le baiser un lent soupir, qui ne se plaint pas.
Enfin, quand ce fut le point du jour:
—Merci, Monsieur, dit-elle en rajustant sa voilette.
Et, se tournant du côté de la vitre blanchie et rosée d'aurore, les yeux vers les dernières étoiles, elle se reprit à songer, l'âme extasiée en d'immatérielles délices, au bien-aimé qu'elle verrait tout à l'heure, accoudé à la fenêtre, sur la lisière du bois, qu'elle verrait, d'un peu loin, un instant.