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Jupe courte

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M. ET MADAME JACQUELIN

I

Quand il sut qu'il était trompé, quand il lui fut impossible de ne pas croire que sa femme avait un amant,—les lettres, avec leurs tutoiements et leurs tendresses, ne permettaient aucun doute,—Paul Jacquelin éprouva un grand soulagement! Pas un instant il ne songea à son honneur compromis, à son nom bafoué. Ni colère, ni désespoir. Au contraire, le Ouf de détente et de bien-être de ceux qui tombent dans un fauteuil après une longue fatigue. Il ne se dissimulait pas d'une façon absolue les inconvénients de sa situation nouvelle: une rupture n'irait pas sans quelques tiraillements; les observations de la famille, les étonnements des amis ne laissaient pas de l'inquiéter; dans un an, il y aurait encore des gens qui, le rencontrant dans la rue, lui diraient: «Et Madame, comment va-t-elle?» C'est gênant, cela. Il pensait aux personnes du quartier, boulanger, boucher, marchande de journaux, qui, pendant un mois, auraient, en le voyant passer, un air de savoir les choses, de s'y intéresser. Dans certains coins de province, comme il y en a beaucoup à Paris, les incidents un peu inattendus, qui rompent la monotonie des heures pareilles aux heures, laissent un long souvenir; ils font époque, établissent des ères; on dirait à propos de n'importe quel autre fait, banal, une naissance, un mariage, une mort, n'importe, «vous savez bien, c'était trois semaines après le jour où M. Jacquelin s'est séparé de sa femme;» et il n'était pas sans appréhension à cause de sa vieille servante qui prendrait certainement un air attendri en mettant l'unique couvert des déjeuners et des dîners. Mais combien ces menues contrariétés, qui diminueraient peu à peu jusqu'à ne plus être, étaient peu de chose, comparées à l'immense satisfaction de s'évader enfin d'une gêne intolérable. Paul Jacquelin et sa femme, après s'être aimés pendant six mois autant que peuvent s'aimer deux êtres médiocres accouplés par le hasard du voisinage,—avez-vous remarqué dans les publications de bans la fréquence de cette formule: «même rue»?—en étaient bientôt arrivés à une complète indifférence l'un pour l'autre; indifférence qui ne tarda pas à s'aiguiser en hostilité hargneuse. Un ennui continu, secoué de querelles, c'était leur vie depuis dix ans. Les gens mariés, riches, qui ont dans leur hôtel des appartements distincts, une domesticité particulière, à qui la vie offre à chaque instant des diversions, peuvent cesser de s'aimer sans en venir à se détester; la rareté de leurs rencontres y maintient quelque courtoisie. Mais,—à cause du logement étroit, de la vie d'intérieur imposée par une nécessaire économie,—ne pouvoir se fuir quand on a perdu le goût de l'intimité, être dans des corps qui cohabitent des âmes enfin disjointes, ne faire qu'un étant désunis, c'est grâce à cela que beaucoup de ménages bourgeois ressemblent à une niche où deux chiens enragés seraient attachés par la même chaîne. Sait-on quelle rage sourde peut se continuer dans les songes d'un mari et d'une femme qui s'endorment dans le même lit—en s'écartant l'un de l'autre—après le bonsoir sans caresse, et quelles affreuses chimères, quelles criminelles rêveries d'arsenic jeté à la dérobée dans la crème à la vanille peuvent les hanter au dessert des repas en commun sans appétit ni bonne causerie? Tous les bâillements d'où naissent toutes les colères, toutes les fadeurs fécondes en amertumes, Paul Jacquelin les avait connues, pendant dix années! Mais, enfin, grâce à ce bienheureux adultère, il allait sortir de peine. Pas de procès, pas de scandale. «Madame, vous ne devez plus rester chez moi!» Elle consentirait certainement à cette séparation amiable, car tout autant que lui elle devait être lasse du long martyre conjugal; et, quelques affaires d'intérêts vite réglées, il serait libre. Libre! A cette seule pensée, il se sentait le cœur gonflé d'aise, il respirait à pleins poumons. Ne plus avoir, toujours et si voisine, cette présence ennuyeuse d'une femme ennuyée! Manger seul! Coucher seul! Puis, à bien considérer les choses, il était jeune encore; à quarante ans, les espérances sont encore permises. On n'est pas forcé de dire son âge. Rien ne rajeunit comme de se faire raser tous les matins. Il y a des eaux qui rendent aux cheveux leur couleur primitive. Eh! eh, qui sait? il n'avait pas dit son dernier mot. Recommencer la vie? pourquoi pas? Il y a de jeunes personnes qui s'accommodent volontiers d'un homme mûr. Pas de «collage», par exemple! Autant vaudrait rester marié. Bref, un homme très heureux, ce serait lui. Et sa bonne humeur lui donna le courage de mener les choses rondement. Trois heures après les lettres découvertes, madame Jacquelin avait quitté le domicile conjugal pour n'y jamais rentrer.

II

Ah! ma foi, il se mit à mener une vie de polichinelle. «La fête», comme on dit. Tous les jours au café, à l'heure de l'absinthe, et, presque tous les soirs, aux Folies-Bergère, regardant les filles sous le nez, trouvant que la poudre de riz sent bon. Après le spectacle, le souper. En cabinet particulier. «Garçon, très poivrées!» quand il commandait des écrevisses à la bordelaise; et il en commandait toujours. La vie d'un avoué de province qui vient passer les vacances à Paris. C'était bien le moins qu'il s'en donnât autant qu'il pouvait, à présent. Le jeûne excuse l'indigestion. Mais ce qui le charmait plus que tout, c'était de trouver la maison vide quand il rentrait. Oh! les bons sommeils, au beau milieu du lit; bien tranquille, étendant les bras à sa fantaisie. Autrefois, c'étaient toujours des querelles avant de s'endormir. Jacquelin avait une manie: il ne pouvait supporter de coucher dans un lit «bordé»; l'étreinte des draps et des couvertures tendues lui causait des impatiences et même des tristesses; il se croyait serré dans un linceul; naturellement, madame Jacquelin exigeait que la domestique «bordât» le lit aussi strictement que possible. De là, des grognements, qui ne cessaient que dans des ronflements. Tous les draps en l'air maintenant et toutes les couvertures aussi! de l'air, de la liberté. Les bonnes nuits! Et les déjeuners étaient charmants. Les plats qu'il préférait, il se les faisait faire, très gourmand, se régalant, content d'avoir enfin à table la place qu'il avait toujours enviée, près du poêle, l'hiver, près de la fenêtre, l'été. Mais ce qui était particulièrement agréable, c'était de pouvoir lire le journal bien à l'aise, du Premier-Paris au Courrier des théâtres, sans rencontrer, quand il tournait la page, le regard de madame Jacquelin, impatiente, rayant la nappe de ses ongles, et attendant qu'il eût fini, pour lire à son tour. De sorte que ce veuf d'une femme vivante coulait ses jours dans une béatitude parfaite. Et, les soirs où il n'allait pas aux Folies-Bergère, où il préférait, à cause du mauvais temps, pour ne pas prendre une voiture, faire une partie de dominos dans le petit café au coin de sa rue, si quelqu'un, dans la mauvaise humeur d'une pioche malheureuse, s'avisait de faire une allusion faussement attendrie au «malheur» de M. Jacquelin, il fallait voir avec quel sourire de dédain et de satisfaction il accueillait cette vaine méchanceté. Ah! par exemple, les gens qui le plaignaient avaient du temps à perdre.

III

Il était plus malheureux que les pierres! En moins d'une année, il avait vieilli de dix ans, était devenu affreusement maigre; et s'il avait voulu se teindre, il n'aurait pas pu, les cheveux lui manquant. Ce n'était pas vrai, cette Joie, cet air de dire: «je m'en fiche!» Ce n'était pas vrai qu'il dormît bien dans le lit pas bordé, que les plats du déjeuner lui parussent bons, qu'il prît plaisir à regarder les filles sous le nez ou à manger des écrevisses à la bordelaise. Un chien qui dans une folie de vagabondage a fui son maître, et qui le regrette, voilà ce qu'il était. On peut se désaccoutumer du bien-être, du plaisir, de l'amour, on ne se désaccoutume pas de l'ennui. Il est la pire et la plus tenace des habitudes. On ne se tire pas de cette glu. Il est possible de renoncer à toutes les délices, mais se dépêtrer de la monotonie, du ron-ron, des bâillements, ah! bien oui. Roméo peut oublier Juliette, mais monsieur Denis ne peut pas oublier madame Denis. Les liens les plus résistants sont les liens les plus mous. A ces moments même où il feignait, se mentant à lui-même, de s'intéresser aux choses de sa vie nouvelle, toute sa pensée était tournée vers le morne et lugubre passé. Il avait froid dans le lit veuf! et s'endormait mal, sans s'être querellé. A l'heure du déjeuner, il se trouvait mal assis, parce qu'il avait la bonne place, et il lisait sans intérêt le journal qu'il n'avait pas le plaisir de faire attendre.

IV

Une fois, revenant chez lui, il eut une grande surprise: sur la nappe il y avait deux couverts, et madame Jacquelin entra, comme elle entrait l'an passé, par la porte à côté du poêle. Elle aussi, elle avait essayé de vivre hors de l'antique ennui! Ils se regardèrent, sans prononcer une parole, s'assirent, dînèrent en silence. Puis, la soirée, au coin du feu, comme autrefois, sans demande d'explication, sans épanchement, et l'entrée dans la chambre à coucher, elle portant la lampe. Ils dormirent bien. Depuis ce temps la vie de jadis a recommencé, avec la monotonie des dos tournés, des paroles hargneuses, des querelles pour le lit bordé ou pour le journal attendu. Un retour au bagne. Le soir, à l'heure où M. Jacquelin revient de quelque promenade, si le concierge lui remet des lettres pour «madame», il les prend et les remet à sa femme sans les avoir lues.

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