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Jupe courte

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INCONVÉNIENT DE LA PERFECTION

I

Pauvre petite belle, si rieuse naguère, et qui languit maintenant, toute mélancolique, l'air d'une rose en deuil! Que lui est-il arrivé? D'où est venue une pensée amère sous ce joli front qui ne pensait jamais? Je veux bien vous le dire, le sachant de source certaine. Mais il faut prendre les choses d'un peu loin.

Lise Emmelin avait dans l'œil le défi d'une personne sûre d'elle-même. Vous n'êtes pas sans avoir remarqué l'assurance presque impertinente du patron et des commis dans les boutiques très bien assorties qui se vantent de réunir tout ce que peuvent désirer les chalands? Cette assurance était celle de Lise Emmelin. Des frisons roux qui lui becquettent les sourcils à la pointe de la mule qui soulève des valenciennes, tout son être mignon, montrant les dents, renflant le cou, pointant sous le surah les flèches de la gorge, faisant bouffer la jupe d'un vif sursaut de reins—oh! le troublant étalage!—avait l'air de dire aux gens, dans des approches provocantes de tiédeurs et d'odeurs: «Parlez! que vous faut-il? Des perles dans un écrin rose? J'en ai. Du duvet d'or blanc, qui veloute le dessous du menton? En voici. Des rondeurs de neige où deux fraises viennent de mûrir? J'en tiens. D'autres rondeurs, plus vastes, dures comme le porphyre, avec un petit signe au bas? C'est une spécialité de la maison. S'il vous plaît de respirer des odeurs capiteuses comme celles des mousses rousses, il m'en reste tout un solde qui n'est pas près d'être épuisé. Allons, voyez, choisissez. Et avec cela, Messieurs?» Mais ce joli babil muet, un peu pareil à celui des vendeurs, en différait en ceci qu'il n'était point menteur du tout; Lise Emmelin avait le droit de dire qu'elle était la boutique la mieux approvisionnée du monde en douces marchandises d'amour! Rien d'aussi parfait, je vous le jure, que cette petite figurine de Vénus. Tout le monde connaît les trente conditions de la beauté absolue—trente, ou bien trente et une?—que François Corniger a mises en vers latins et Brantôme en prose française. Eh bien, une fois, le livre dans une main, et la chemise tombée, Lise, devant sa psyché, interrogeait tour à tour la page et le miroir: elle eut lieu d'être aussi satisfaite que possible. Le livre disait: «Il faut trois choses blanches, la peau, les dents, les mains.» Le miroir répondait: «Admire la nacre de tes dents, les lis de ta peau, et tes frêles mains couleur de clématite!» «Il faut, disait le livre, trois choses brunes, les paupières, les sourcils, les yeux.—N'est-ce pas d'or sombre, répondait le miroir, que sont faits tes yeux, tes sourcils, tes paupières?» «Il faut trois choses rouges, les lèvres, la joue, les ongles.—Tes ongles délicats se carminent de sang, ta joue est une rose givrée à peine de poudre de riz, et tes lèvres ont l'air d'une fraise un peu grosse qui s'ouvre d'être trop mûre.» «Il faut trois choses larges, le front, l'entre-sourcil, la poitrine.—Comment tes seins pleins et fermes y tiendraient-ils si ta poitrine n'était spacieuse comme il convient? Il y a la distance qui sied, entre les arcs de tes sourcils; pour ce qui est du front, l'auteur radote, et rien n'est plus exquis que presque pas de peau sous les petits cheveux fous qui se recroquevillent.» «Il faut trois choses petites, le bout des seins, le nez, la tête.—Ta tête est celle d'un enfant; un pétale d'églantine est plus grand que ta double narine rose, et les pointes de ta gorge sont deux framboises, à peine visibles, dans de la neige.» «Il faut trois choses longues, la chevelure, les mains, le corps.—Ton svelte corps s'effile entre les draps comme une couleuvre qui fuit, tes mains se gardent bien d'être pataudes ou trop potelées, et, un soir que Ludovic te baisait les talons, le bout de tes boucles d'or lui chatouilla les lèvres.» «Il faut trois choses courtes, les oreilles, les pieds, les dents.—Tu n'as rien de commun avec les Anglaises aux dents d'ogresse, qui laissent des traces de géantes dans le sable des plages, et tes oreilles sont les fins coquillages que Cypris Anadyomène n'a pas secoués en sortant de la mer.» «Il faut trois choses déliées, les doigts, les cheveux, les lèvres.—Tes lèvres seraient minces si elles n'avaient pris dans le baiser l'habitude d'être bien écloses; les fils de la Vierge, teints de soleils, sont moins légers que tes cheveux; et rien n'est plus délicat que le rebroussis de tes doigts fuselés.» «Il faut trois choses grosses, le bras, la cuisse, le mollet.—Ta chair se renfle où il est nécessaire en bossèlements de soie vivante.» «Il faut trois choses étroites, la bouche, la cheville, la taille.—Ta taille, sur l'évasement des hanches, a la souplesse fine d'un roseau; un bracelet de fillette serait pour ta cheville un anneau trop grand, et ta bouche est si mignonne que tes dents n'y tiendraient pas si elles n'étaient petites comme des grains de riz!» On pense que Lise prenait grand plaisir à ce dialogue du livre et du galant miroir. Cependant, vers la fin, elle eut un peu de surprise. Quoi! trois choses étroites, seulement? Elle n'ignorait pas,—bien que l'auteur, honnêtement expurgé sans doute, n'en dît mot et que la psyché n'en pût rien voir ni savoir,—elle n'ignorait pas qu'il fallait à la beauté parfaite une quatrième étroitesse; et elle pouffa de rire, ayant l'assurance, grâce à de tendres expériences souvent réitérées, que la trente et unième condition, pas plus que les autres, ne lui faisait défaut!

II

Ce qui aurait été désastreux, c'est que Lise, parfaite comme elle était,—plus parfaite même que ne l'exigeait François Corniger,—se fût montrée avare des trésors qui lui avaient été si généreusement départis. Combien de joies volées à nos regards, à nos lèvres, si une telle beauté n'avait eu pour confidente que la psyché du boudoir! Grâce au ciel, l'exquise créature comprenait à quoi l'obligeait la possession de tant de charmes, et elle pensait avec raison qu'une rose serait très blâmable de se cacher sous les feuilles et d'emprisonner ses parfums dans sa corolle fermée. Avec l'audace de s'offrir, elle avait, souvent, la clémence de se donner. Elle ne refusait pas au désir la rime qu'il espère. Sûre de l'admiration, elle tenait assez peu au respect, et qui ne lui en eût pas manqué, lui aurait semblé fort impertinent. Mais ce n'était pas seulement le sentiment de son devoir qui l'inclinait à des miséricordes. A être douce, elle trouvait des douceurs; elle prenait plaisir à ne point désespérer les gens; comme quelqu'un qui se chauffe, plein d'aise, au feu qu'il vient d'allumer. Lise Emmelin était précisément le contraire de ces personnes dénuées de tendresse, qui guettent pendant le baiser le frétillement d'une mouche sur la mousseline de l'alcôve. Elle pensait à ce qu'elle faisait, avec satisfaction. Que sa conduite eût de quoi choquer les moralistes austères, elle ne s'en inquiétait pas le moins du monde, ayant toujours toute prête la réponse de son joli rire. De sorte qu'avec ses vingt amours, vite éclos, vite fanés, qui se r'épanouissaient parfois, folle et plus charmante de l'être, éparpillant sa vie à tous les caprices, elle n'aurait jamais cessé d'être aussi parfaitement heureuse qu'heureusement parfaite, si le comte Horace de Hervadec, arrivant de sa Bretagne, ne lui avait été présenté, un soir que, depuis cinq ou six heures, elle n'aimait personne.

III

Elle s'éprit passionnément de ce robuste gentilhomme si différent des grêles amoureux auxquels il avait bien fallu que, jusqu'alors, elle se résignât. Elle regardait, avec des yeux où l'étonnement s'extasie, cette beauté virile, presque sans grâce, mais superbe,—la beauté d'un héros barbare. On devinait qu'il avait vécu dans les bois, au bord de la mer, grand chasseur, grand marcheur, fort à étrangler des loups, assez solide pour ne point chanceler sous les paquets de mer dont les rochers s'ébranlent! Un géant, en vérité, dont le pas faisait crier le plancher à travers l'épaisseur du tapis, et qui eût rompu de sa pesanteur tous les sommiers et toutes les chaises longues. Lise, pour un peu, lui aurait sauté au cou, dès la première rencontre, au risque d'être broyée dans un embrassement. Il y a des moments où les mignonnes porcelaines de Saxe, si elles pouvaient parler, s'écrieraient: «Je veux être cassée!» Elle n'osa pas se montrer prompte à ce point, épouvantée en somme de le voir si démesuré, et, peut-être encore, à cause d'une pudeur dont on ne saurait la blâmer. Mais cette retenue ne lui fit pas perdre un temps bien considérable: le lendemain soir, dans la franchise de son affolement, elle entrait chez le fort Breton, et lui riait, charmante, charmée, avec tous les baisers aux lèvres, les cheveux vite dénoués, lui laissant faire tout ce qu'il voulait d'une robe qui ne tenait à rien!

IV

Hélas! c'est de nos plus ardentes espérances que naissent nos plus amères tristesses. Ceux qui virent Lise Emmelin le lendemain de cette escapade, faillirent ne la point reconnaître, tant elle avait le front morose, les yeux tristes, avec l'air attrapé d'une chatte à qui l'on a retiré sa jatte de crème. Elle poussait des soupirs à fendre l'âme,—petite bouche si accoutumée au rire,—et la mignardise de sa désolation faisait penser au chagrin qu'aurait une poupée. Mais c'était un très grand chagrin malgré ce qu'il gardait de sourire et de grâce dans ses apparences. Elle s'enferma tout un jour, ne voulut voir personne; la curiosité de la soubrette entendait ces mots à travers la porte: «Ah! c'est affreux! moi qui l'aime tant! c'est affreux!» Que s'était-il donc passé chez l'énorme Breton fort à étrangler les loups, assez solide pour ne point trembler sous les paquets de mer? Personne ne l'aurait jamais su sans doute, si mademoiselle Anatoline Meyer n'eût interrogé son amie avec les plus tendres instances. «Voyons, voyons, ma petite Lise, dites-moi ce qui est arrivé. Est-ce qu'il vous aurait maltraitée, le sauvage?—Hélas! non, dit Lise.—C'est donc qu'en le voyant de plus près, vous avez cessé d'en être éprise et que vous portez le deuil d'un espoir perdu?—Je l'aime toujours, plus que je ne saurais dire!—Je devine. Ce géant n'est point ce qu'il paraît. Il y a des mines si trompeuses.—Vous devinez fort mal, je vous jure!—Alors, je ne sais plus que penser. Car, enfin, il est impossible d'imaginer que vous lui avez déplu, vous, si délicieusement jolie, vous, ma chère, si parfaite.—Tout le mal vient de là, justement!—Comment cela, mignonne?—Eh! dit Lise fondant en larmes, parfaite, je le suis trop!»

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