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Jupe courte

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LE CLAVECIN

I

Si subtilement ingénieuse que soit la baronne de Linège, il lui aurait été assez difficile d'expliquer à son mari, d'une façon plausible, pourquoi elle se trouvait en chemise, au second étage du château, dans la chambre du jeune pianiste slave, joli comme une femme, aux longs cheveux bouclés! Dire qu'elle s'était dévêtue, sans penser à mal, à cause de la grande chaleur, il n'y fallait pas songer, puisqu'on était aux derniers jours de l'automne, et qu'à travers les rideaux de mousseline, dorés à peine d'un froid soleil, on voyait les arbres du jardin entre-heurter dans la bise leurs branches grelottantes. A vrai dire, la mignonne châtelaine, si mignonne avec ses seins pointus se cabrant sous la batiste, aurait pu répondre, simplement, qu'elle aimait à la folie ce musicien étranger, son hôte depuis trois semaines, qui chantait au piano de si tendres romances, qui savait des paroles douces comme sa musique; et il n'y a rien de plus naturel que de faire la confidence de sa beauté après l'aveu de son amour. Mais une mélomanie poussée à un tel excès n'aurait pas eu de quoi satisfaire le baron de Linège, homme positif, peu enclin aux enthousiasmes artistiques; certainement une pareille explication n'eût abouti qu'à l'irriter davantage. La coupable prit donc le sage parti de ne pas souffler mot, et, tandis que le joli musicien, assez penaud, jouait avec les boucles de ses cheveux, elle se borna à renouer aussi haut que possible la faveur rose de sa chemise; car la pudeur est de bon goût, en présence des maris.

Quant au baron,—en pantoufles, en robe de chambre, et le gland de son bonnet lui pendant sur l'oreille,—il resta d'abord muet de stupéfaction devant un spectacle aussi imprévu; sa face grassouillette, écarlate comme un piment d'Espagne, était plus drôle, de vouloir être terrible; et, par l'essoufflement de la colère, son petit ventre bombé battait comme la poitrine d'une actrice de mélodrame dans la grande scène du quatrième acte.

—Madame! cria-t-il enfin, ne pensez pas que je sois un époux débonnaire, que l'on bafoue impunément! Si je ne vous tue point, selon mon droit, c'est que je médite une vengeance autrement cruelle. Vous ne quitterez plus désormais ce château où vous n'avez pas craint de me déshonorer; vous cessez d'être ma femme, vous êtes ma prisonnière. Aucun stratagème ne déjouera ma surveillance; loin de votre amant, loin de tous les plaisirs, vous vivrez seule, avec vos remords!

Que madame de Linège eût des remords, cela n'est pas prouvé, et son mari avait tort de l'affirmer à la légère; mais elle se montra fort sensible à l'idée de ne plus revoir son doux chanteur de romances, à la menace d'être retenue, même l'hiver, même aux mois charmants des bals et des modes nouvelles, dans cet ennuyeux château, à cinq lieues de Paris, au bout du monde; il y eut, dans la moue qu'elle fit, tout le désespoir possible à un sourire.

—Pour ce qui est de vous, Monsieur, ajouta le mari en se tournant vers le pianiste slave, si ma colère vous épargne, rendez-en grâce à ma crainte du scandale. Mais vous allez sortir d'ici, et je pense que vous éviterez de vous trouver sur mon chemin! Allons, Monsieur, sortez.

Pour un homme en robe de chambre qui vient de surprendre sa femme en chemise à une grande distance du lit conjugal, le baron de Linège, véritablement, ne manquait pas d'une certaine dignité; le jeune musicien, presque un enfant, Mozart peut-être, Chérubin à coup sûr, baissa la tête sous l'ordre formel, et il se retira, non sans avoir jeté un dernier regard à sa chère complice, non sans avoir regardé aussi, tristement, l'énorme piano de concert, en ébène, aux pieds de cuivre, qui encombrait la chambre. Il avait coutume de l'emporter dans ses voyages, n'acceptait jamais une invitation sans spécifier qu'il se ferait suivre de son instrument. Il n'aurait pas eu le même talent sur un autre piano. Mais la circonstance ne lui parut pas opportune pour demander qu'on le lui renvoyât.

II

Ainsi c'en était fait, il ne la reverrait plus. Bien que plus d'une grande dame à Saint-Pétersbourg, à Varsovie, à Vienne, à Paris, pâmée à cause de la façon dont il jouait les mazurkas de Chopin, lui eût mis des baisers dans les cheveux, il n'avait jamais aimé aucune femme,—non pas même cette admirable comtesse de Loukhanof, si blanche, à qui l'on s'étonnait de ne pas voir des ailes d'ange,—autant qu'il aimait la baronne de Linège. Oh! les heures charmantes qu'ils avaient eues, un peu avant le soir, quand le baron n'était pas encore revenu de la chasse; lui, les mains rêveuses, errantes sur les touches, elle, assise auprès de lui, l'écoutant, penchée, et se mourant de langueur dans le vague rhythme des sons. Et il se rappelait aussi les joies plus intimes, où leurs âmes n'étaient pas seules à se mêler, où ses lèvres se taisaient sous les baisers si proches, où ce n'était pas seulement sur le piano que se promenaient ses mains savantes à tous les doigtés. Hélas! ces délices, il les avait perdues pour toujours. Car le baron, sûrement, accomplirait ses menaces. Il tiendrait sa femme enfermée; soupçonneux comme les Arnolphes et les Bartholos, il aurait à sa ceinture les clefs de toutes les portes, ferait griller toutes les fenêtres. Sans doute, madame de Linège était une adroite personne; mais c'est seulement dans les comédies que l'on voit les Agnès et les Rosines rejoindre leurs amoureux malgré les vaines clôtures. Elle userait en vain des plus subtils stratagèmes, elle essayerait en vain de séduire ses gens devenus ses gardiens; elle ne pourrait pas même lui écrire, pas même lui faire savoir qu'elle l'adorait toujours, par l'envoi d'une fleur ou d'un ruban encore parfumé d'un baiser! C'est l'âme pleine de ces tristes rêveries qu'il s'en retourna vers Paris, non pas en chemin de fer ni en voiture, mais à pied, par la grand'route,—comme pour s'éloigner plus lentement du bonheur de naguère,—et, quand monta peu à peu la nuit, il y eut de petites étoiles au ciel, mais pas une espérance dans son cœur.

III

Rentré chez lui, il fut étonné de trouver son piano dans le salon, à la place accoutumée. Il interrogea son valet de chambre, qui allumait les lampes: des domestiques en livrée venaient d'apporter l'instrument, de la part de M. de Linège, sans autre explication. Il ne put s'empêcher de reconnaître que le baron avait agi galamment, en renvoyant si vite le précieux clavecin. Mais il n'eut, à le revoir, qu'une très courte joie. «C'est bien, laissez-moi,» dit-il, et, resté seul, il regarda le piano avec mélancolie. Que de souvenirs, à cette vue,—des souvenirs si doux, et si amers. Jamais plus il ne jouerait pour elle les mazurkas de Chopin, jamais plus elle ne les écouterait, penchée, un peu essoufflée d'extase; puisqu'on la gardait bien! puisqu'elle ne s'échapperait pas de la prison fermée par un geôlier jaloux! Il s'assit, mélancolique, ses mains s'approchèrent des touches blanches et noires; il éprouverait un douloureux plaisir à entendre,—à entendre seul, hélas!—les airs qu'elle préférait...

Il se leva, en criant de surprise! Pas un son, non, pas un! sous la pression de ses doigts. Que voulait dire ceci? Oui, oui, il comprenait, le baron avait brisé, disloqué, saccagé l'instrument, et le lui rendait, mort, par une détestable ironie.

Fou de colère, il leva la planche d'ébène pour constater le désastre.

—Ah! comme je t'aime! s'écria madame de Linège, et mon mari n'a-t-il pas eu une bonne idée de te renvoyer ton piano?

Car, à la place des cordes et de la table d'harmonie, elle était là, dans l'énorme clavecin, et, levant la tête, elle riait de toutes ses dents folles parmi ses cheveux ébouriffés.

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