Jupe courte
LE SEUL AMANT
«Oui, j'ai eu tort! Oui, j'ai blasphémé! L'amour existe. Tendre et violent, chaste et pervers, joyeux et désespéré, caresse et combat, candeur et débauche, rires et sanglots, l'amour assez exquis pour ne pas effarer Béatrix ni Virginie, ni moi-même, assez formidable pour satisfaire Messaline et Sisina, et moi-même, l'amour véritable, entier, parfait, qui est tout le bien en même temps que tout le mal, existe! Il n'y a pas que de fausses tendresses, de faux serments, de fausses délices. L'homme est capable en effet d'être cette espèce de Dieu: l'amant. Car j'ai été aimée, moi, enfin! Timide comme un petit enfant et bon comme une mère, plus furieux qu'un matelot ivre et plus criminellement subtil qu'un jeune prince mélancolique, avec toutes les ingénuités, avec tous les dévoûments, avec toutes les frénésies, avec tous les artifices, un homme m'a charmée, bercée, brisée, damnée, et à cause de lui seul j'ai parfois dans les yeux le regard d'extase qui défie les paradis!»
C'était Caroline Fontèje, la belle et illustre poétesse, qui nous disait cela; elle continua de parler, toute fébrile encore du travail de la journée, la voix rythmée par le souvenir des vers.
«Vous connaissez ma maison de briques roses à Villeneuve-Saint-Georges, et mon petit jardin qui grimpe le coteau? Un soir que j'étais assise, seule, sur le banc d'une allée, écoutant mourir les bruits des nids, des feuilles, de la lente rivière au loin, il y eut un remuement de branches cassées, et, du haut du mur, un homme tomba devant moi. A peine tombé, debout! et me regardant bien en face. Oh! il avait l'air très farouche. Échevelé, la barbe longue et rude, pas de chapeau, en manches de chemise. Quelque vagabond; un voleur sans doute. Mais par la flamme un peu hagarde des yeux, par la saignante rougeur de la bouche, il était beau; je n'eus pas le temps d'avoir peur tant je fus tout de suite ravie. Les mains éperdument tendues, comme quelqu'un qui va saisir enfin un trésor longtemps convoité, il me parlait avec des bégayements, avec des râles de tendresse, de colère aussi. Tout ce que la parole humaine, entrecoupée de sanglots, peut exprimer d'humble amour et de menaçant désir, de respect infini et d'insolente fureur, il le disait. Il suppliait et il ordonnait. La prière qui exige, l'outrage qui demande pardon. Je ne sais quoi qui était de l'adoration, en étant du viol. Et j'avais sur tout mon corps, comme un fluide de mains imposées, la volonté furieuse et douce de son regard, et je sentais que jamais je n'avais été désirée ni aimée avec d'aussi brutaux emportements, avec d'aussi délicates soumissions. D'où que tu viennes, sois la bienvenue, ô joie! J'ouvre ma fenêtre aux rayons de toutes les étoiles, aux parfums de toutes les fleurs, aux éclairs aussi de tous les orages. Il ne faut pas chasser le bonheur, cet hôte trop rare, parce qu'il entre en enfonçant la porte. Sans une parole je tendis les mains vers les mains tendues de l'inconnu tendre et terrible; et mon cœur défaillait en une délicieuse langueur, tandis qu'il balbutiait, le front sur mes genoux, son amour et sa reconnaissance.
Oh! les heureuses journées après de coupables nuits! D'où il venait? à quoi bon le lui demander? Il était venu à moi; cela seul importait. Qui il était? Je le savais bien: il était mon amant. Je lui dus tous les effrois, toutes les larmes, tous les sourires. Exténuée encore des férocités de son étreinte, il m'emmenait dès le jour dans les champs, dans les bois, le long de la rivière; son bras, qui m'avait maîtrisée, avait, autour de ma taille, des caresses de berceau; sa voix, naguère si farouche, aux cris de bête fauve, était plus légère et plus douce qu'une chanson d'oiseau réveillé. Nous étions très enfants, tous deux, lui surtout. Des niaiseries charmantes, qui me faisaient rire, et me charmaient. Pour un lézard gris fuyant sous les herbes, il avait des sursauts de joie et il poursuivait la bête disparue, en s'aidant des mains pour courir, comme un chat qui cherche une souris. Bien qu'il sût beaucoup de choses,—il avait dû lire bien des livres et rêver après les lectures,—il montrait de singulières ignorances, par instants; il y avait des fleurs très communes dont il ne connaissait pas les noms; il fallait les lui dire, ces noms, et lui expliquer à quel moment de l'année s'épanouissent ces fleurs, dans quels pays on les trouve surtout. D'autres questions encore, à propos de mille choses. Moi, pour l'enseigner, le grand enfant, pour lui faire répéter les paroles qu'il n'avait pas comprises d'abord, je prenais l'air sévère d'une institutrice qui gronde. Oh! les adorables leçons! Je l'aimais d'être moins savant que moi, de m'écouter avec une mine effarée, comme un écolier qui s'étonne. Je m'asseyais quelquefois sur une grosse pierre et, tandis que je parlais, maternelle, un peu pédante, lui, à genoux, les yeux levés vers moi, il m'éventait les lèvres avec une branche fleurie, et, en même temps, il soufflait sur mon visage pour en écarter, disait-il, le fou, l'ombre tremblante des feuilles et des fleurs. Mais, tout à coup, il se dressait, une joie hautaine dans les yeux. L'enfant devenait un homme, l'homme un héros. Avec de lyriques emphases, avec des gestes de gloire, il me contait ses rêves. Pour que je fusse fière et rayonnante, il voulait tous les honneurs et tous les triomphes. Il serait, il était le prince victorieux devant qui tremblent les armées, ou le poète sublime qu'attendent les Capitoles. Il évoquait les palais en fête, pleins de drapeaux conquis, les places publiques d'où s'élèvent les acclamations des foules. Et, l'orgueil au cœur, je le suivais dans la féerie de ses glorieuses chimères!
Nous fîmes un voyage, à cheval, à pied, n'importe, dans des montagnes, confiant notre amour au hasard des sommeils d'auberge ou des siestes sous une pierre qui surplombe. Je suis audacieuse, il fut téméraire! Seuls, le bâton ferré en main, nous escaladions l'immobilité convulsée des roches, ou nous glissions le long des vertes pentes mouillées. Et quand, après avoir traversé les glaciers dont la neige craquante dérobe les lézardes, nous nous hissions sur quelque cime, lui, debout, superbe, parmi la vaste hauteur de l'azur, il me serrait, haletante, dans ses bras, et me baisait les lèvres, en plein ciel! Quelquefois nous descendions dans les villes. Alors il devenait effrayant. Des jalousies le prenaient, furieuses. Parce qu'un homme s'était retourné pour me regarder, parce qu'un passant avait frôlé ma robe, des flammes lui sortaient des yeux, et ses dents, de rage, grinçaient. Il m'emportait, me cachait, m'enfermait. Je les ai connues, affreuses et exquises, les épouvantes d'être insultée, d'être battue par celui qu'on adore, et qui vous adore, et qui, du sang sous les paupières et de l'écume à la bouche, vous agenouille sous les menaces de son poing, et va peut-être vous tuer, à moins qu'il ne vous embrasse éperdument avec des baisers qui sont des morsures! Mais ses plus effrénés emportements—oh! bien chers! oh! bien doux!—avaient pour lendemains de si humbles repentirs, des dévoûments si tendres; il réclamait des châtiments, exigeait des pénitences; un pèlerin coupable, devant la sainte qui pardonne, c'était lui; et, pour m'épargner une larme, pour me faire un plus gai sourire, il eût affronté la plus cruelle mort. Une fois, du haut d'un pont, je regardais l'eau verte et blanche du torrent écumer parmi les roches; une fleur tomba de mon corsage sous le souffle qui passe; il se jeta dans le gave! et, le front déchiré par les pierres, il me rapporta la fleur dans sa main ensanglantée.
Trois mois plus tard, un matin,—nous étions revenus à Villeneuve-Saint-Georges,—ma servante entra tout effarée, avec des gestes qui renversaient les meubles, dans la chambre où nous ne dormions plus.
Les gendarmes étaient en bas, recherchant un fugitif.
Celui à qui j'avais dû de connaître l'amour véritable, entier, absolu, l'amant tendre et violent, pervers aussi, ingénu et magnanime, l'amant brave, et jaloux, et dévoué jusqu'à mourir, l'amant parfait,—le seul amant digne de ce nom, oui, le seul, hélas!—était un fou qui s'était évadé de l'asile de Charenton.»