La chanson de la croisade contre les Albigeois
DEUXIÈME PARTIE
(ANONYME)
VIII
Prise de Pujols et bataille de Muret.
« Les clercs et les Français veulent déshériter le comte, mon beau-frère et le chasser de sa terre, sans tort ni faute qu’on lui puisse reprocher, mais uniquement parce que cela leur plaît ainsi. Je prie donc mes amis, ceux qui me veulent honorer, de songer à s’apprêter, car d’ici un mois je passerai les ports avec tous les compagnons qui voudront me suivre ! » Tous répondirent : « Seigneur, il sied de faire ainsi ; nous ne voulons point vous faire opposition, quoi que vous veuillez ». Là-dessus ils se séparent, et vont faire leurs préparatifs.
Le comte Raimon pense, entre temps, à reconquérir Pujols[15]. Les capitouls adhèrent à son projet et convoquent les habitants de Toulouse dans les prés de Montaudran. La proposition du comte est accueillie avec enthousiasme.
[15] Petit château fort aux environs de Toulouse, dont on n’a pas exactement déterminé l’emplacement : il y a deux villages de ce nom près de Toulouse : l’un dépendant de la commune d’Escalquens, l’autre de la commune de Sainte-Foy d’Aigrefeuille. Aug. Molinier (Hist. gén. de Languedoc, VI, p. 420, n. 1) se prononce en faveur du dernier nommé.
Les soudoyers français sont entrés à Pujols, et le puissant comte de Toulouse a investi la place ; avec lui étaient le comte de Foix, le preux Rogier Bernart, le comte de Comminges, les Catalans que leur a laissés le roi [d’Aragon], et le peuple de Toulouse, chevaliers, bourgeois, et le commun, qui vint en hâte. Le premier qui parla fut un sage homme de loi, fort bien emparlé, qui faisait partie du conseil de la ville : « Sire, dit-il, puissant comte et marquis, s’il vous plaît, écoutez-moi, vous et tous ceux qui êtes assemblés ici. Nous avons chargé sur des chariots les pierrières et les engins, afin que vous combattiez énergiquement les ennemis et j’ai confiance que Dieu nous donnera la victoire, puisque le droit est pour nous, et le péché du côté de ces gens que nous voyons détruire nos terres. Sachez, seigneurs, que nous avons appris par des lettres scellées que nous ont envoyées nos chers amis que, si demain soir nous n’avons point forcé les assiégés, il leur viendra aide et grand secours, nombre de chevaliers équipés et de sergents en armes ; et ils nous feront grande honte et double dommage, si nous partons avant de les avoir mis en pièces. Nous avons quantité d’arbalètes et de flèches empennées ; allons ramasser des matériaux, et hâtons-nous, pour que les actes suivent de près les paroles : allons tous ensemble chercher des branchages et des gerbes et apportons-en suffisamment pour combler les fossés, car dans ce château se trouve la fleur de tous les croisés, et si nous réussissons à les faire prisonniers, l’orgueil de notre ennemi juré Simon de Montfort en sera abaissé. Et maintenant montrons pourquoi nous sommes réunis ! Allons aux matériaux ! »
L’ost, en toute hâte, court ramasser des matériaux ; il n’y a chevalier, bourgeois ni sergent qui n’apporte sans tarder un faix de branches ; ils jettent le tout dans les fossés et les emplissent si bien qu’ils atteignent le pied de la muraille qu’ils se mettent à creuser avec les grands ferrements. Les Français se défendent et jettent du feu ardent, de gros moellons, des pierres, puis de l’eau bouillante ; ceux de dessous, quand ils la sentent s’éloignent en se secouant, et se disent l’un à l’autre : « La gale est plus douce que cette eau bouillante ! » Les archers lancent sur eux tant de flèches que nul Français n’ose se montrer, de crainte d’être blessé par la joue ou par les dents, et les pierrières leur font tant de mal que nul ne peut se tenir sur les courtines sans être renversé ou obligé de s’en aller tout sanglant ou mortellement blessé, sans espoir de guérison. Galeries ni parapets ne leur servent de rien ! Les chevaliers de Toulouse crient à haute voix : « Jetons-nous sur eux, bourgeois, car voilà qu’ils en ont assez ! » Aussitôt ils s’emparent de la place et des maisons, où il ne reste aucun français, pauvre ou riche, qui ne soit pris. Les uns sont passés au fil de l’épée, les autres pendus, sans rémission.
Entre temps (septembre 1213) Pierre d’Aragon est arrivé à Muret[16], où le comte de Toulouse et ses gens vont le rejoindre. La ville est bientôt prise, et les Français qui l’occupent doivent se réfugier dans le donjon ; mais le roi persuade alors aux Toulousains d’évacuer la ville, et d’y laisser entrer les troupes de Simon : de cette façon, on pourra s’emparer de tous les croisés. Le lendemain le roi réunit ses compagnons :
[16] Sur la bataille de Muret, cf. la savante étude de M. Dieulafoy, La bataille de Muret, in Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, tome XXXVI, 2e partie, p. 95-135, et l’importante introduction de M. Anglade, en tête de son édition de La bataille de Muret, Toulouse 1913. On y trouvera un plan de la bataille (p. 38) et un résumé de l’étude de M. Dieulafoy (p. 42-83).
— « Seigneurs, leur dit-il, écoutez ce que je veux vous dire : Simon est ici, et ne peut nous échapper. Je vous annonce donc que la bataille aura lieu avant la tombée de la nuit. Préparez-vous à conduire vos gens et à frapper de grands coups, car, seraient-ils dix fois plus nombreux, nous leur ferons tourner bride ! »
Le comte de Toulouse se mit alors à parler : « Sire roi d’Aragon, si vous me voulez écouter, je vous dirai mon sentiment. Faisons dresser les barrières autour de notre camp, afin que nul cavalier n’y puisse entrer ; et, si les Français viennent nous attaquer, avec les arbalètes nous les blesserons tous ; puis, quand ils auront tourné le dos, nous pourrons leur donner la chasse et les mettre en déroute. »
— « Il ne me semble pas bon, dit Miquel de Luzia, que le roi d’Aragon commette cet acte indigne, et ce sera grand péché si, ayant la place [pour combattre], vous vous laissez dépouiller par couardise ! » — « Seigneurs, dit le comte, je n’en puis mais. Qu’il en soit à votre volonté ! Avant la nuit, on verra bien qui sera le dernier à lever le camp. »
Les Toulousains essayent vainement d’entrer dans Muret et regagnent leur camp, où ils se mettent à dîner ; mais Simon donne à ses troupes l’ordre de sortir en armes et il les harangue ainsi :
— « Seigneurs barons de France, je ne sais que vous dire, si ce n’est que nous sommes tous venus ici pour risquer notre vie. De toute cette nuit, je n’ai fait que penser et mes yeux n’ont pu trouver le repos. Or j’ai découvert, à bien réfléchir, que c’est par ce sentier qu’il nous faudra passer pour aller droit aux tentes, comme si nous voulions livrer bataille. Si nos ennemis sortent, nous les attaquerons ; mais si nous ne pouvons les amener à quitter leurs tentes, il ne nous restera plus qu’à fuir vers Auvillar. » — « Allons essayer, dit le comte Baudouin, et sachons bien frapper, car mieux vaut mourir honorablement que vivre comme un mendiant ! » Alors l’évêque Folquet les bénit, et Guillaume de la Barre les disposa en trois corps, toutes les enseignes en tête.
Tous vont droit vers les tentes, à travers les marais, enseignes déployées et pennons au vent. Des écus, des heaumes dorés, des hauberts et des épées reluit toute la place. Le bon roi d’Aragon, quand il les aperçut, se dirigea vers eux avec quelques compagnons ; et ceux de Toulouse y sont tous accourus, car ils ne crurent ni roi ni comte. Tout à coup, sans qu’ils se soient doutés de rien, les Français arrivent et se dirigent tous vers l’endroit où le roi avait été reconnu. Il s’écrie : « Je suis le roi ! » Mais on n’y prit pas garde, et il fut si malement frappé et blessé que le sang se répandit sur le sol, et qu’il tomba raide mort.
Les autres, à cette vue, se croient trahis ; ils fuient de çà, de là : nul ne se défend. Les Français les poursuivent, les taillent en pièces et les combattent avec tant d’acharnement que celui qui en réchappe vivant peut s’estimer heureux ; le carnage se prolongea jusqu’au ruisseau[17]. Les hommes de Toulouse, qui étaient demeurés au camp, se tenaient tous ensemble en grande angoisse. Dalmatz de Creixell s’est jeté à l’eau en criant : « Dieu nous aide ! Grand malheur nous est advenu, car le bon roi d’Aragon est mort, et beaucoup d’autres barons sont morts et vaincus. Jamais plus on n’éprouvera si grand dommage ! » A ces mots, il est sorti de la Garonne, et les gens de Toulouse, grands et petits, ont couru vers l’eau tous ensemble ; les uns passent, mais beaucoup y restent, car le courant, rapide en cet endroit, en a noyé bon nombre. Dans le camp est demeuré tout leur bagage…
[17] La Louge, qui baigne Muret.
Grands furent le dommage, le deuil et la perte, quand le roi d’Aragon resta sur le champ de bataille, mort et sanglant, ainsi que bien d’autres barons. Ce fut grande honte pour toute la chrétienté et pour le monde entier.
Le comte de Toulouse, conseille secrètement aux capitouls de traiter avec Simon, cependant que lui même ira se plaindre au pape des violences dont il est victime.