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La chanson de la croisade contre les Albigeois

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II
Sac de Béziers.

Ce fut à la fête qu’on nomme la Madeleine[3], que l’abbé de Cîteaux amena sa grande ost : tout à l’entour de Béziers, elle campe sur la grève. Je crois bien que pour les assiégés les tourments et la peine se préparent, car jamais l’ost de Ménélas, à qui Pâris enleva Hélène, ne dressa tant de tentes dans les ports, sous les murs de Mycènes, ni tant de riches pavillons, la nuit, à la belle étoile, que ne fait l’ost des Français : sauf le comte de Brienne, il n’est baron de France qui n’y fasse sa quarantaine.

[3] Le 22 juillet.

Pour ceux de la ville ce fut une mauvaise étrenne !…[4] Toute la semaine ils ne font qu’escarmoucher. Oyez ce que faisaient ces vilains, plus fous et plus naïfs que n’est la baleine ! Avec leurs panonceaux blancs de grosse toile, ils courent à travers l’ost en poussant de grands cris, pensant épouvanter les croisés, comme on chasse les oiseaux de l’avoine, en criant, en huant, en agitant leurs drapeaux, le matin, quand il fait grand jour.

[4] Je passe un vers dont le texte est corrompu.

Le roi des ribauds[5], lorsqu’il les vit escarmoucher contre l’ost, tuer et mettre en pièces un croisé français après l’avoir fait par force tomber d’un pont, appelle tous ses truands et les rassemble, criant à haute voix : « Allons les assaillir ! » Aussitôt tous vont s’équiper ; chacun prend une massue, car, me semble-t-il, ils n’ont point d’autre arme. Ils sont plus de quinze mille qui n’ont rien à se mettre aux pieds ! En chemise et en braies, ils commencent tous à courir autour de la ville pour en démolir les murailles : ils se jettent dans les fossés et se prennent à cogner du pic, tandis que d’autres s’efforcent de faire voler les portes en éclats.

[5] C’est-à-dire le chef des valets de l’armée.

Les bourgeois de la ville, à cette vue, commencent à s’effrayer, cependant que ceux de l’ost s’écrient : « Allons tous nous équiper ! » Vous auriez vu alors une belle cohue pour entrer dans la ville !…

Les habitants voient que les croisés accourent, que le roi des ribauds va envahir la ville, que les truands sautent de toutes parts dans les fossés, mettent les murailles en pièces et ouvrent les portes, tandis que les Français de l’ost s’arment en toute hâte. Ils savent bien en leur cœur qu’ils ne pourront résister, et s’enfuient au plus vite au moutier principal. Les prêtres et les clerc revêtent leurs ornement [sacerdotaux] et font sonner les cloches comme pour une messe des morts.

Enfin on ne put plus s’opposer à l’entrée des truands ; ils s’emparent à leur gré des maisons, car chacun, s’il le veut, peut bien en choisir dix. Bouillants de colère, les ribauds n’ont point peur de tuer : ils égorgent tout ce qu’ils trouvent et se saisissent des grandes richesses. S’ils peuvent conserver ce qu’ils ont pris, ils seront riches à tout jamais ; mais bientôt il leur faudra rendre gorge, bien qu’ils aient conquis tout cela par eux-mêmes, car les barons de France veulent se l’approprier.

Les barons de France et ceux de Paris, les clercs et les laïques, les princes et les marquis, ont décidé entre eux que, pour tout château où viendrait l’ost et qui ne se rendrait point avant qu’on l’eût pris, on passerait les habitants au fil de l’épée : de cette manière, en ne trouverait plus par la suite personne que la peur n’empêchât de résister aux croisés, à cause des exemples qu’on aurait vus ! — Ainsi l’ost put s’emparer de Montréal, de Fanjaux et de la région, car, sans cela, je gage qu’ils ne les auraient pas encore pris par la force ! — C’est à cause de cette décision, que les habitants de Béziers furent mis à mort : les croisés les ont tous tués : ils ne pouvaient leur faire pis ! Ils ont tué tous ceux qui s’étaient réfugiés au moutier : rien ne put les protéger de la mort, ni croix, ni autel, ni crucifix ! Les misérables ribauds ont égorgé les clercs, les femmes, les enfants, si bien que nul, je crois, n’en échappa. Dieu reçoive, s’il lui plaît, leurs âmes en Paradis, car je pense que jamais, même au temps des Sarrasins, on ne fit ni ne toléra massacre aussi sauvage !

Les vauriens se sont alors installés dans les maisons qu’ils ont prises et qu’ils trouvent bourrées de richesses. Mais les Français, à cette vue, peu s’en faut qu’ils n’enragent : ils les jettent dehors à coups de triques, comme des chiens, et installent dans les demeures les chevaux et les roncins…

Le roi et ses ribauds pensaient jouir à tout jamais des richesses qu’ils avaient prises ; aussi, quand les croisés eurent tout enlevé, les misérables vauriens punais s’écrient d’une seule voix : « au feu ! » et apportent des torches aussi grandes qu’un bûcher. La cité s’enflamme et l’épouvante se répand. La ville brûle tout entière, en long et en travers. Ainsi Raoul de Cambrai détruisit et incendia une riche cité près de Douai[6], et, par la suite, sa mère Aalais l’en blâma fort, tellement que, pour cette raison, il pensa la frapper au visage.

[6] Cf. la chanson de Raoul de Cambrai (éd. P. Meyer et A. Longnon, 1882), p. 35-6. Il s’agit ici probablement de l’incendie de l’abbaye d’Origni ; mais dans le texte conservé c’est avant l’incendie que se place cette scène, et Raoul, s’il insulte sa mère, ne la frappe pas.

Quand les ribauds aperçoivent les flammes, chacun se retire. Alors brûlent les maisons et tous les palais, où l’incendie détruit maint heaume et mainte casaque qui furent faits à Chartres, à Blaye ou à Edesse, et mainte bonne robe qu’il fallut abandonner. Tout le moutier brûla, qu’avait fait maître Gervais : il se fendit par le milieu par l’effet de la chaleur, et deux pans de murs s’effondrèrent.

Seigneurs, il fut certes merveilleux et grand l’avoir que les Français et les Normands eurent de Béziers : pour tout le reste de leur vie ils auraient été riches désormais, sans le roi des ribauds et ses misérables truands qui brûlèrent la ville, les femmes, les enfants et les prêtres qui étaient revêtus de leurs ornements sacerdotaux, là-bas dans le moutier.

Trois jours, les croisés ont séjourné dans les prés verdoyants ; le quatrième, chevaliers et sergents se sont mis en route à travers le pays où rien n’arrête leur marche, les étendards flottant au vent.

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