La chanson de la croisade contre les Albigeois
XVIII
Belle défense des Toulousains.
Les cris, le son mêlé des trompes et des cors font retentir la Garonne, le Château et la prairie ; on entend crier : « Montfort ! » et « Narbonne ! » Les Français et les Bourguignons se sont tellement approchés qu’il ne reste plus, pour se défendre, que les lices et les fossés, d’où on leur lance aussitôt des pierres. Imbert de la Volp s’est avancé jusqu’au milieu du fossé, où il a jeté des matériaux pour le combler ; mais quand il s’en retourne vers le gonfanon brodé, Arman de Montlanart lui porte un tel coup qu’il lui laissa un demi-pied d’acier dans le flanc.
Au milieu de la ville on a dressé une pierrière qui taille, tranche et brise de toutes parts. De son côté, le puissant comte de Comminges a fait tendre une arbalète qu’on lui apporta volontiers, y place une pointe d’acier fin, vise sagement, et frappe Gui de Montfort qu’il voit au premier rang, lui donnant un tel coup sur son haubert, que, parmi les côtes et à travers son vêtement de soie, le fer l’a traversé de part en part. Gui trébuche et tombe ; on le relève et le comte lui dit alors ces paroles cuisantes : « Je crois vous avoir bien piqué, mais cependant, puisque vous êtes mon gendre[30], je vous donnerai mon comté… »
[30] Gui de Montfort, fils de Simon, avait en effet épousé en 1216, Pétronille, veuve du comte Gaston de Béarn, et fille de Bernart IV de Comminges.
Les dards et les lances, les carreaux empennés, les pierres, les épieux niellés, les flèches, les traits, les bâtons équarris, les tronçons de lances, et les moellons qu’on précipite viennent des deux côtés, drus comme une pluie fine, tellement mêlés que l’on peut à peine apercevoir la clarté du ciel. Là, vous auriez pu voir tomber maint chevalier armé, fendre maint bon écu, défoncer des côtes, briser des jambes, trancher des bras, ouvrir des poitrines, briser des heaumes, déchirer les chairs, faire voler des têtes, répandre du sang en abondance et trancher des membres.
La bataille fut grande et rudes les dangers, jusqu’à ce que les assaillants, les meilleurs d’entre eux ayant été mis à mal, ont fait demi-tour avec leurs enseignes. Ceux de la ville crient alors : « Toulouse a maté les insensés ! La croix[31] à elle seule vient d’abreuver le lion de sang et de cervelle, et le rayon de l’étoile vient d’illuminer l’obscurité ! Prix et Parage recouvrent leur splendeur ! »
[31] Les armes du comte de Toulouse portaient une croix et une étoile ; celles de Simon de Montfort un lion.
Le comte de Montfort, auquel ses barons reprochent d’avoir mérité par sa cruauté les revers que Dieu lui inflige, fait appeler les médecins les plus habiles pour soigner ses blessés, et, dès le lendemain matin, réunit son conseil :
« Seigneurs, dit-il, j’ai bien raison d’être dolent, puisque, en si peu de temps, je vois blessés mes parents, mes compagnons et mon fils même. Si je perds mon frère et demeure seul, pour le reste de ma vie j’aurai double tourment ; j’ai défendu la sainte Eglise et ses volontés ; la Provence m’appartenait ainsi que ses dépendances, et je me demande comment Dieu, puisque je le sers et lui obéis, consent à me voir honni, et comment il m’a laissé détruire par ses adversaires. » — « Comte, dit le cardinal, ne craignez rien ! Puisque votre esprit est saint et patient, vous reprendrez bientôt la ville ; et que rien, ni église, ni hôpital, ni saints, ne protège les habitants et ne les empêche de recevoir la mort ! Et si quelqu’un des nôtres y mourait en frappant, moi et le saint pape nous lui garantissons qu’il portera couronne à l’égal des Innocents. » — « Seigneur comte, dit Alain, vous m’avez l’air bien conquérant ; mais cette fois vous êtes responsable de votre sort, car Dieu regarde les cœurs et la conduite : c’est l’orgueil, la colère et l’outrecuidance qui ont changé les anges en serpents, et c’est parce qu’orgueil et dureté vous dominent, parce que la modération ne vous est point chère, parce que la clémence vous est odieuse, que vous êtes dans un embarras qui causera votre perte et la nôtre. Le Seigneur, qui gouverne et juge selon droiture, ne consent pas à ce que les habitants de Toulouse soient tués et ruinés. Monseigneur le cardinal s’ingénie à nous rendre durs et cruels. Sans doute, puisqu’il nous assure qu’il sera notre garant, nous pouvons combattre désormais en toute sécurité, et nous devons le remercier de nous appeler des saints. Mais, du moment que notre salut lui est chose si agréable, il est aisé de voir où lui branle la dent[32] : il lui restera l’argent de ceux qui mourront ! Aussi que Dieu ni saint Vincent ne me secourent point, si cette fois je suis le premier à combattre ! » — « Seigneur comte, dit Gervais, je vous dirai mon sentiment : attaquer la ville est inutile, car de leur côté se sont accrues la vaillance et la hardiesse, et du nôtre les fatigues et les pertes. Nous n’avons plus affaire désormais à des novices : si nous les attaquons, ils se défendent énergiquement et leur défense est farouche et sauvage. Parce que nous leur avons fait saigner le cœur, ils aiment mieux une mort honorable qu’une vie d’opprobre. Par la foi que je vous dois, ils nous ont bien montré l’affection qu’ils nous portent et leurs intentions ; et nous les avons trouvés tellement acharnés à combattre que notre mesnie est affaiblie de cent soixante hommes qui ne porteront plus les armes de cette quarantaine ! »
[32] C’est-à-dire, de découvrir son jeu.
Sur le conseil de Foucaut, les croisés décident de bloquer Toulouse, mais le comte de Foix et Dalmatz de Creixell réussissent à entrer dans la ville, où leur arrivée soulève l’enthousiasme. Simon, ne pouvant décider ses barons à attaquer, lève immédiatement le siège.