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La chanson de la croisade contre les Albigeois

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XII
La colère de Simon.

Par deux et par trois, quelques-uns des meilleurs chevaliers et des plus riches bourgeois sortent de la ville. Dès qu’ils aperçoivent le comte, ils s’adressent à lui et lui disent avec douceur : « Seigneur comte, avec votre permission, nous nous demandons comment il peut se faire que vous veniez ici avec glaive et fer mortel, car il ne peut être profitable de causer du dommage à son propre bien. Si par vous il nous arrivait malheur, nous n’aurions guère de chance, car entre vous et nous il ne devrait rien arriver qui pût causer mal, dommage ou violence. Vous aviez bien voulu nous octroyer et nous promettre que jamais, de votre part, mal ne nous adviendrait ; mais il ne nous semble pas aujourd’hui, et cela ne peut être, que vous ayez, pour notre bien, pris les armes contre la ville. Vous devriez y entrer, avec vos palefrois, sans armes, avec des jupes d’orfroi, chantant et couronné de guirlandes, comme il convient à celui qui en est le seigneur. Et, quoi que vous puissiez demander, nul n’eût dit non ! Mais voici que vous nous apportez l’effroi et un cœur farouche de lion ! » — « Barons, dit le comte, qu’il vous plaise ou non, en armes ou désarmé, en long ou en large, j’entrerai dans la ville, et je verrai bien ce qui en est cette fois ! Vous m’avez provoqué à tort, car vous m’avez enlevé Beaucaire, — puisque [par votre faute] je n’ai pu le prendre, — le Venaissin, la Provence et le Valentinois : en un mois j’ai su, par plus de vingt messages, que vous êtes conjurés contre moi et que vous avez fait dire au comte Raimon de venir recouvrer Toulouse afin que je la perde. Par la croix où fut mis Jésus-Christ, je ne déposerai ni mon haubert ni mon heaume de Pavie que je n’aie pris des otages parmi les meilleurs de la ville ; et je serais curieux de voir si quelqu’un m’en empêchera ! » — « Seigneur, lui répondirent-ils, ayez pitié de nous, de la ville, et de ceux qui s’y trouvent. Nous n’avons envers vous ni tort ni faute qui vaille un denier de Melgueil, et jamais personne n’a fait de serment contre vous. Quiconque vous fait entendre cela veut vous enlever le pays. Le vrai Dieu Jésus-Christ sait bien ce qui en est : puisse-t-il nous sauver, lui et notre bonne foi ! » — « Barons, dit le comte, vous m’êtes fort hostiles et me cherchez querelle : jamais, depuis que je vous ai conquis, ni auparavant, vous n’avez eu à cœur mon honneur et mon bien. » Puis il appelle Gui son frère, Hugue de Laci, Alain, Foucaut et Audri le Flamand. « Seigneur comte, dit Alain [de Rouci], il vous faudra mettre un frein à votre colère et à votre ressentiment, car si vous abaissez Toulouse, vous tomberez si bas que jamais plus vous ne reprendrez votre place. » — « Seigneurs, dit le comte, je suis ruiné au point d’avoir engagé toutes mes rentes et tous mes revenus, et mes hommes m’ont remontré que la disette et le besoin les accablent, au point que, si j’échouais ici, je ne saurais plus que faire. Je veux donc qu’on s’empare sur le champ de ceux qui viennent ici, et qu’on les mette aussitôt au Château Narbonnais. Leurs richesses et leur argent seront destinés aux nôtres, jusqu’au jour où nous serons assez forts et assez riches pour retourner en Provence.

Nous irons en Provence quand nous aurons assez d’argent ; mais auparavant nous détruirons Toulouse de telle manière que nous n’y laissions rien qui ait quelque valeur : puisque c’est elle qui m’enlève la Provence, je la reprendrai à ses dépens. » — « Sire frère, dit Gui, je vais vous donner un bon conseil : si vous prenez seulement le cinquième ou le quart des biens, vous pourrez attendre des jeunes pousses une récolte plus belle, tandis que si, cédant à la colère, vous détruisez la ville, vous aurez une fâcheuse renommée à travers toute la chrétienté, et vous attirerez sur vous la vengeance de Jésus-Christ et les reproches de l’Eglise. » — « Frère, dit le comte, mes compagnons veulent me quitter parce que je n’ai plus rien à leur donner. Si je détruis Toulouse, je n’agirai pas sans motif, puisque ses habitants me sont hostiles, et puisque j’espère, avec l’avoir que j’en tirerai, reprendre Beaucaire et conquérir Avignon. » — « Sire comte, dit maître Robert je vais vous faire un discours bon à entendre. Depuis que le pape vous a élu, vous auriez dû observer droiture et raison pour ne pas mettre l’Eglise dans l’embarras ; puisque ceux de Toulouse ne vous ont point trahi, vous ne devriez point les détruire, sinon par jugement ; et si vous observez droiture en votre accusation, ils ne doivent ni perdre leurs biens, ni endurer de souffrances. » En devisant ainsi, ils arrivent près de la ville.

A ce moment voici l’évêque, piquant des deux. Il parcourt les rues, donnant sa bénédiction, puis il mande les habitants, les prêche et les sermonne : « Barons, dit-il, sortez à la rencontre de notre bon et aimé comte : puisque Dieu, l’Eglise et moi vous l’avons donné pour seigneur, vous devriez le recevoir en grande procession. Si vous l’aimez bien, vous en serez récompensés dans ce monde et vous aurez, dans l’autre, la gloire promise aux saintes personnes. Il ne veut rien du vôtre ; au contraire, il vous donnera du sien, et, en sa garde, vous connaîtrez de meilleurs jours. » — « Seigneurs, dit l’abbé [Jordan] de Saint-Sernin, monseigneur l’évêque dit vrai, et vous perdez l’indulgence. Allez donc vers le comte, et que sa mesnie se loge à son gré dans vos maisons ; ne dites point non, et vendez-leur en faisant la juste mesure : ils ne vous feront pas tort de la valeur d’un bouton. » Là-dessus ils sortirent dans les champs : celui qui n’avait point de cheval y allait à pied. Mais voici que par toute la ville court une rumeur : « Barons, retournez sur vos pas sans bruit, à la dérobée, car le comte demande des otages et veut qu’on les lui livre : et, si vous vous laissez prendre ici dehors, vous agirez en sots. »

Tous aussitôt rentrent en hâte ; mais, pendant que les barons [de Toulouse] se consultent dans la ville, la mesnie du comte, sergents et damoiseaux, brise les coffres des habitants, prend l’argent, et les écuyers et les soudoyers disent à leurs hôtes : « Aujourd’hui vous serez mis à mort, ou vous donnerez rançon, car vous avez excité la colère de messire Simon. » Ils répondent secrètement, entre les dents : « Dieu ! comme vous nous avez livrés à Pharaon[26] ! »

[26] Cf. le Livre des Rois, livre I, ch. 8.

Par les rues pleurent dames et petits enfants ; mais, d’une seule voix on crie par la ville : « Barons, prenons les armes ! Voici l’heure où nous aurons à nous défendre contre ce farouche lion, car mieux vaut mort honorable que passer sa vie en prison ! »

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