La chanson de la croisade contre les Albigeois
XXI
Les croisés reçoivent des renforts.
Simon de Montfort, après d’autres attaques qui se sont toujours terminées à l’avantage des Toulousains, envoie la comtesse et l’évêque Folquet solliciter l’aide du roi de France. Au printemps, d’importants renforts lui viennent de Paris.
L’ost tout entière se réjouit, car le comte de Montfort va recevoir Amauri de Craon, Gillebert des Roches et Aubert de Senlis, avec compagnie plus belle que je ne le saurais dire.
Les barons de Toulouse sont allés se mettre en armes, nul n’attendant l’autre pour s’équiper ; puis ils allèrent garnir lices et fossés, tandis que sergents et archers sont sortis par les jardins. Et quand l’ost parut, elle fit trembler la plaine, la place et la terre. Alors vous auriez vu resplendir nombre de hauberts, luire quantité d’écus admirables et de heaumes, flotter maintes belles enseignes et maints pennons. Il n’y en a pas un qui ne regarde la ville, et ils se disent entre eux : « Par ma foi, je peux bien avouer qu’ils ne me font point l’effet de vouloir fuir !… »
Le comte de Montfort fit donner l’ordre à ceux de l’ost de venir tous entendre sa proclamation. Le comte était beau et sage, fort habile à ranimer les courages ; ayant délacé son heaume, il se mit à parler : « Seigneurs vous êtes venus pour servir l’Eglise, pour prendre la ville, et pour m’aider à vaincre. Vous devez attaquer de manière à établir un autre siège au bas de la ville pour mieux les tenir, de façon que ceux de dedans ne puissent nous assaillir d’aucun côté. Ensuite nous les ferons jeûner et languir, et si je peux soumettre Toulouse et ses barons, les richesses et la terre seront à vous, au partage, car je ne veux rien garder de ce qui est là-bas, mais seulement détruire la ville et en exterminer les barons. »
Tous les barons l’écoutent et se mettent à murmurer. Quand il a fini de parler, Amauri de Craon lui répond : « Par Dieu, beau sire comte, on doit vous savoir bon gré de vouloir si tôt nous mettre à l’honneur ; mais auparavant nous voulons vous demander autre chose : c’est de ne point risquer de nous tromper et de nous honnir, car celui qui a trop de hâte se repent trop tard ! Nous tous et nos chevaux nous sommes fatigués du voyage ; aussi ne pourrions-nous fournir un nouvel effort : un homme affaibli ne sait où donner de la tête. Mais, du moment que vous nous témoignez tant d’amour, et que vous prenez un tel souci de nous honorer, cédez-nous la ville que vous avez fait fortifier : nous pourrons nous y reposer, y manger et y dormir, sans que les barons de Toulouse puissent nous en faire sortir. Vous au contraire, qui connaissez la ville, ses entrées et ses issues, occupez les postes où vous voulez nous envoyer. Par sainte Marie, j’entends raconter et dire que les barons de Toulouse ne se laissent pas facilement honnir, que, si on les provoque, ils savent bien combattre et frapper dur. Aussi vous prions-nous, beau sire, de nous laisser reprendre nos esprits ; puis, vous et nous, nous irons ensemble les attaquer, et nous les recevrons si bien que nous emplirons de leurs corps les lices et les fossés. Si nous réussissons à nous emparer de la ville et de ses barons, que le tout vous appartienne ! Quant à nous, vous nous laisserez partir ! »
Le comte de Montfort s’établit alors sur la rive gauche de la Garonne, et livre quelques combats malheureux. Les Toulousains reçoivent des renforts et continuent à organiser la défense de leur ville ; bientôt cependant, à la suite d’une inondation qui a détruit les ponts sur la Garonne, Simon réussit à s’emparer de l’une des deux tours qui se dressent au milieu du fleuve. Mais peu de temps après, Bernart de Cazenac fait entrer dans Toulouse un renfort de cinq cents chevaliers. Le comte de Montfort, à bout de ressources, livre une nouvelle bataille.
La guerre recommence, et les cris, et la lutte. La mesnie de Simon vient par les places, et, de part et d’autre, on pique de l’éperon… Les Français et les Bourguignons viennent ensemble, à une allure telle qu’ils font voler la terre, l’herbe et le sable. Ceux de la ville, l’habile Rogier Bernart, et les autres barons, chevaliers et bourgeois, puis le peuple de la ville, les sergents et les gens à pied les reçoivent avec courage. Ils mettent la barrière en état de défense et placent dessus l’enseigne de Mont-Aigon.
Elie d’Auberoche, un vaillant Brabançon, ainsi que Bernart Navarra et leurs autres compagnons, avec Ot de Terride, Guiraut de Gourdon, le vaillant Amalvis, Ugo de la Motte, Bernart de Saint-Martin, Raimon de Roussillon, et Pierre de l’Isle, qui frappa de son épieu le premier qui venait attaquer, brisant la hampe de son arme et n’en gardant qu’un tronçon, tous ceux-là soutinrent l’attaque au début. On crie « Toulouse ! », « Montfort ! » et « Craon ! », et trompes et clairons font retentir le ciel…
Tels furent les cris et le tumulte que beaucoup de ceux de la ville rentrent à la dérobée, se baignant jusqu’au menton dans l’eau du fossé. Les autres cependant combattent dehors, dans les champs : gens de la cité, bourgeois, archers et gens de pied. Ils ont tué dans la vigne Guillaume Chauderon, et les leurs et les autres se disputent son cadavre, que Sicart de Montaut défend vaillamment. Les carreaux, les lances, les rangées d’étendards, les écus, les heaumes, les chevaux et les épieux sont plus serrés que les piquants d’un hérisson. Pourtant ceux de dehors enlèvent le corps de force.
A ce moment, une gent étrangère, Blaventins[35] et Bretons, s’avance sur le champ de bataille, sans armes, portant feu et paille, torches et tisons ; ils courent vers la ville en criant : « Craon ! » Mais les sergents et les damoiseaux de Toulouse leur assènent de furieux coups, leur brisant pieds et bras, et le comte de Monfort s’enfuit avec sa multitude.
[35] Flamands du pays de Furnes.
Le lendemain Simon se porte à la rencontre du comte de Soissons qui arrive avec ses gens.
« Seigneur comte de Soissons, dit-il, je désire et vous demande votre amour et vous pouvez bien voir quel désir j’en ai ; je vous ai donné une plus grande preuve d’amour qu’à nul autre chevalier, car, depuis que j’ai vu vos lettres et votre messager m’annonçant que vous alliez venir à mon secours avec Oton d’Angelier, j’ai fait construire une chatte[36], un château et une pierrière ; et, afin que vous en eussiez toute la gloire, je n’ai point voulu prendre Toulouse avant que vous fussiez ici. Vous aurez le cinquième ou le quart de tous les biens ; les meilleurs destriers seront à vous : vous les donnerez à ceux qui en ont le plus besoin, et, par toute la terre, les messagers diront que c’est le puissant comte de Soissons qui a pris Toulouse ! »
[36] Sorte de cabane recouverte de clayonnages, sous laquelle les assiégeants s’abritaient pour atteindre les murs d’une ville.
Le conte se prit à rire et repartit : « Sire comte de Montfort, je vous dis cent fois merci de m’avoir fait si vite trésorier des richesses de Toulouse, que vous me donnez si généreusement. Mais, si vous prenez la ville, ou si je la prends moi-même, que toutes les richesses vous appartiennent. Je ne vous en demande point ma part. Et même, si vous m’en voulez croire, vous ne donnerez à personne, pas plus à moi qu’aux autres, un seul denier, tant que vous n’aurez point payé tous vos soudoyers… Nous venons d’une terre étrangère, comme nouveaux pénitents, et nous servirons volontiers l’Eglise pendant toute la quarantaine, jusqu’au dernier jour ; puis nous repartirons par ce même chemin. »