La chanson de la croisade contre les Albigeois
XI
Le siège de Beaucaire.
Quelques jours plus tard, le comte de Toulouse ayant conclu un accord avec le prince d’Orange[24], part pour l’Espagne afin d’y lever une armée. Cependant le jeune comte met le siège devant Beaucaire.
[24] Guillaume de Baus, prince d’Orange de 1182 à 1218.
Au siège de Beaucaire vient le comte légitime, à travers la Condamine, droit vers les portes. Avec le consentement de la ville, les habitants les plus loyaux lui livrent les portes, et lui remettent les clefs. Le comte mène grande joie avec ses amis fidèles. Ceux d’Avignon viennent en bateau par le Rhône et ceux de Tarascon sortent de leur ville ; tous passent l’eau et entrent dans Beaucaire, criant : « Notre seigneur bien aimé entre dans la ville apportant avec lui joie parfaite, car désormais il n’y restera plus ni Français ni Barrois ! » Là-dessus ils se logent et occupent les maisons.
Mais avant peu, va reprendre la guerre meurtrière, car Lambert de Limoux, un habile sénéchal, Guillaume de La Motte et le déloyal Bernart Adalbert font armer leurs compagnies, hommes et chevaux, et sortent par la porte du château. Ils entrent au galop dans les rues aux cris de : « Montfort ! Montfort ! »
Nous aurons désormais de nouvelles choses à dire, car voici que recommencent la destruction et le carnage.
A travers la ville s’élèvent les cris et le bruit des combats. Le menu peuple court aux armes et grande est la presse des barons provençaux : les trompes sonnent, on déploie les enseignes, en criant : « Toulouse ! » La poursuite va commencer !
Le combat se termine à l’avantage du jeune comte ; mais celui-ci, avant de poursuivre l’attaque contre la garnison du château, fait entourer son camp d’un solide retranchement. De son côté, Simon de Montfort vient au secours des siens ; il livre sans résultat une première bataille et décide de continuer la lutte. Cependant de nouveaux renforts arrivent à ses ennemis.
Ceux de Marseille viennent avec grande allégresse. Au milieu du Rhône chantent les rameurs ; à l’avant sont les pilotes qui règlent les voiles, les archers et les bateliers. Les cors, les trompes, les cymbales et les tambours font retentir le rivage dès l’aurore ; les écus et les lances, l’azur, le vermeil, le vert et le blanc, l’or fin et l’argent se mêlent à l’éclat du soleil et de l’eau, dès que la brume s’est dissipée. Sur la rive, Ancelmet et ses cavaliers chevauchent pleins de joie, à la lueur du jour, leurs chevaux garnis de housses, oriflamme en tête. De toutes parts les meilleurs crient : « Toulouse ! » en l’honneur du noble fils du comte qui recouvre sa terre, et ils entrent dans Beaucaire.
Cependant, les Français enfermés dans le château font à Simon de Montfort des signes désespérés. Les croisés, résolus à tout pour les sauver, livrent un nouveau combat.
Les cris, le tumulte de la bataille, le frémissement des enseignes, agitent l’air et font trembler les rameaux ; des cors et des trompes si grand est le bruit que la terre en retentit et que tout le ciel en frémit. Foucaut [de Berzi], Alain [de Rouci], Gautier de Préaux, Gui, Pierre Mir et Aimon de Corneil franchirent les premiers les barrières avec le comte de Montfort, emporté tout droit par son cheval sombre ; il s’écrie à haute voix : « Saint Pierre et Saint Michel, rendez-moi la ville avant que soit perdu le château, et donnez-moi vengeance de ces nouveaux ennemis ! » Il entre dans la mêlée, et le carnage commence…
Pierres, dards et lances, flèches et carreaux, guisarmes et piques, haches, brisant boucles, cristaux des heaumes, hauberts et chapeaux, écus et bandes des boucliers, mors et grelots, pleuvent de toutes parts comme flocons de neige. Le craquement des lances et le froissement des clavains[25] font un bruit de tempête ou de marteaux. Si farouche est le combat, si périlleux et si dur, que les croisés ont fait tourner bride à leurs chevaux arabes : ceux de la ville les poursuivent de leurs coups et de leurs cris. Alors vous auriez vu rester sur le terrain ou voler en morceaux jambes, pieds, bras, entrailles et poumons, têtes, mâchoires, cheveux et cervelles. Si cruelle est la guerre, si grands sont les dangers et le carnage, qu’ils les mènent battant et qu’ils leur barrent les chemins, les collines, les places, les prés et les marais même. Quand le combat cessa, il y eut pour les chiens et les oiseaux de proie abondante pâture.
[25] Sortes de pèlerines de mailles ou de lames de fer, qui couvraient le cou et les épaules, et qu’on fixait au haubert.
Simon, ayant échoué dans cette nouvelle entreprise, consulte ses barons, et, sur le conseil de Foucaut de Berzi, tente vainement une surprise ; puis de nouveau, il réunit ses compagnons.
Dans la tente de soie, où l’aigle resplendit, ils parlent et délibèrent en secret : — « Seigneurs, dit le comte, Dieu me prouve par signes évidents que j’ai perdu le sens. J’étais autrefois puissant, preux et vaillant ; aujourd’hui ni ruse, ni force, ni hardiesse ne me suffisent pour secourir mes barons et les tirer de là ! Et si j’abandonne le siège de si honteuse manière, on dira par tout le monde que je m’avoue vaincu. » — « Beau frère, dit Gui, je vous dis en vérité que Dieu ne veut point souffrir que vous teniez le château de Beaucaire ni le reste, car il regarde et juge votre conduite : pourvu que tout l’or et tout l’argent vous appartiennent, vous n’avez nul souci de la mort des gens. »
Là-dessus, arrive un messager qui vient droit, en toute hâte, à la tente du comte : — « Sire comte de Montfort, dit-il tristement, votre énergie, votre ardeur, votre audace sont vaines. Vous perdez vos hommes et les condamnez ainsi à la mort, si bien qu’ils ont l’âme et l’esprit sur les dents ! Je suis sorti du château, et telle y est la détresse que, me donnât-on l’Allemagne avec tout l’or du monde, je n’y resterais point, si grand tourment on y endure ! Il y a bien trois semaines passées que l’eau, le vin et le froment leur manquent, et j’ai connu là-bas frayeur telle que, — Dieu et les Saints me protègent ! — mon corps tremble et mes dents claquent. »
Quand le comte entend cela, triste et noir de colère, sur le conseil de ses hommes et suivant leur volonté, il envoie en secret ses lettres en la ville, à Dragonet, homme sage, prudent et avisé, pour qu’il entre en pourparlers avec le comte [de Toulouse] : il promet de lever le siège immédiatement si on lui rend tous ses hommes, sans qu’il en manque un seul.
Cette proposition est acceptée : la garnison française est rendue à Simon sans armes ni chevaux. Le lendemain dès l’aube les croisés se mettent en marche, et, quelques jours après, ils arrivent devant Toulouse.