La chanson de la croisade contre les Albigeois
XV
Raimon VI rentre à Toulouse.
Simon de Montfort se rend quelque temps après en Bigorre, où il marie son fils Gui à la comtesse Pétronille ; puis il revient à Toulouse, où il impose des taxes sur les absents. Il part ensuite pour Montgranier, qu’il assiège et fait capituler, s’empare de Posquières, de Bernis et de La Bastide.
Il entreprend alors de reconquérir la Provence, ordonne à l’évêque de Viviers de lui fournir des bateaux, traverse le Rhône et s’empare d’une partie du Valentinois. Ces nouvelles inquiètent sérieusement les partisans du jeune comte ; mais bientôt ils apprennent que Raimon, le père, est revenu d’Espagne et s’est réfugié auprès de Rogier de Comminges.
Le comte de Toulouse tient conseil avec ses privés : « Seigneurs, dit-il, conseillez-moi, car vous savez bien, vous autres, que si je reste si longtemps dépossédé, c’est par violence et par injustice. Mais parce que les orgueilleux sont abaissés et les humbles élevés, sainte Marie et la vraie Trinité ne veulent pas que je reste plus longtemps honni et abaissé. Aussi ai-je envoyé des messagers à Toulouse, aux barons de la ville les plus puissants et les plus honorés, qui m’aiment de cœur et que j’ai toujours aimés, pour savoir s’ils voudront m’accueillir, ou quelle sera leur pensée. Ils m’ont fait savoir par lettres scellées que le comte de Montfort a emmené des otages ; mais, entre eux et moi, si grands sont l’amour, la droiture et la loyauté, qu’ils aiment mieux perdre les otages que me voir exilé. Ils me livreront la ville, si je peux m’y rendre en cachette, et, puisqu’ils sont tout dévoués à mon service, je veux savoir ce que vous me conseillez. » — « Seigneur, dit le comte de Comminges, si vous recouvrez Toulouse, Parage est restauré et reprend son éclat. Et, vous nous aurez remis en splendeur, vous et nous, car nous aurons tous assez de terre si vous rentrez en possession de votre héritage. »
Après le comte honoré, parla Rogier Bernart : « Seigneur comte, je peux bien dire que si vous reprenez Toulouse, vous aurez en main les clés et les dés de tout votre lignage, et Prix et Parage peuvent être restaurés, qui défendront bien la ville, si seulement vous y allez. Mieux vaut pour vous en être le seigneur et y mourir qu’aller par le monde dans la honte et la détresse. » — « Seigneur, dit Bernart de Comminges, mon cœur me dit, et je suis tout disposé à l’écouter, de conformer toujours à votre volonté mes paroles et mes actes. Je ne voudrais avoir ni richesses ni terre, si vous aussi vous n’aviez votre part. Si vous recouvrez Toulouse, si vous avez cette chance, il vous faut en hâte en assurer la défense, de façon que qui que ce soit ne puisse désormais vous la faire perdre. » — « Beau neveu, dit le comte, ainsi ferons-nous s’il plaît à Dieu. »
Rogier de Comminges prit ensuite la parole : « Seigneur comte, allez de l’avant, je serai là-bas aussitôt que vous. Je mettrai d’abord ma terre en état, pour rendre impossibles toute surprise et toute invasion, car j’ai beaucoup d’ennemis. »
Rogier de Montaut, son frère Isart, dit l’Abbé, Guillem Guiraut, Guillem Unaut et Aimeric encouragent également Raimon de Toulouse, et lui promettent leur concours.
— « Barons, leur dit le comte, Dieu soit loué de ce que je trouve vos cœurs fidèles et appliqués à me servir. Je vous vois impatients d’entrer dans Toulouse : allons-y donc, puisque vous le voulez tous ! »
Ils partout aussitôt. Sur les bords de la Garonne, Rogier Bernart, qui ouvre la marche avec ses hommes, met en déroute une troupe de croisés commandée par Joris. Raimon et ses comparions apprennent cette nouvelle avec joie.
Ils chevauchèrent tout le jour par les chemins unis jusqu’à ce que vînt la nuit obscure. Alors le comte [de Toulouse] a choisi ses fidèles messagers et leur a ordonné en quelques mots d’aller dire en la ville, à ses amis jurés, qu’il est arrivé là dehors avec les autres bannis, et qu’on vienne sans faute le recevoir.
A l’aube, quand le jour brilla, et quand ils en virent la clarté, le comte prit peur, car il craignit qu’on ne le vît et que par toute la terre ne s’élevassent le tumulte et les cris. Mais Dieu fit pour lui un miracle : le temps s’obscurcit et un brouillard épais assombrit l’air, si bien que le comte entre dans le bocage où il est bientôt caché.
Le premier de tous Uc Joan est sorti de Toulouse, avec Raimon Bernier qui était un homme fort avisé. Ils trouvèrent le comte à l’écart, et, quand ils se montrèrent, la joie fut complète : « Seigneur, dit Uc Joan, rendons grâces à Dieu ! Venez recouvrer Toulouse, puisque vous en avez si belle occasion : tout votre lignage y sera bien obéi, tellement que si vous y mettez seulement ces quelques barons en armes, vos ennemis sont morts et perdus, et vous et nous nous sommes à tout jamais maîtres de la ville. N’entrons pas par les ponts car si nous étions aperçus, les autres seraient bientôt fortifiés. » — « Seigneur, dit Raimon Bernier, il vous dit la vérité : on vous attend là-bas comme le Saint-Esprit, et vous nous trouverez si vaillants et si hardis que jamais plus vous ne serez dépossédé. »
Là-dessus, tous chevauchent vers Toulouse, interrogeant les Toulousains, et, quand ils voient la ville, nul n’est si insensible qu’il n’ait les yeux mouillés de l’eau du cœur, et chacun dit en lui-même : « Vierge Impératrice, rendez-moi le lieu où je fus élevé ! Il me vaut mieux y vivre et y être enseveli qu’aller plus longtemps par le monde dans la détresse et la honte. » Ils sont sortis de l’eau et marchent dans les près, bannières déployées et gonfanons flottants.
Quand ceux de la ville ont reconnu les enseignes, ils viennent vers le comte, comme s’il était ressuscité. Et, quand il entre dans Toulouse par les poternes, tous les habitants accourent, petits et grands, dames et barons, hommes et femmes, s’agenouillant devant lui et lui baisant les vêtements, les pieds, les jambes, les bras, les doigts. Il est accueilli avec des larmes de joie, car c’est le bonheur qui revient, riche de fleurs et de fruits !
Le retour du comte de Toulouse ranime la colère contre les croisés : la garnison de la ville est massacrée, et celle du Château Narbonnais n’ose s’y aventurer. La comtesse de Montfort, enfermée dans le château, envoie prévenir son mari, tandis que les Toulousains organisent fiévreusement la défense.
Onques en aucune ville on ne vit si nobles ouvriers : les comtes et tous les chevaliers y travaillent, les bourgeois et les bourgeoises, les riches marchands, les hommes et les femmes, les courtois monnayeurs, les garçons et les filles, les sergents et les trotteurs[27] : chacun apporte un pic, une pelle ou un pellegril léger, et tous ont le cœur prompt à la tâche. La nuit, ils font le guet en commun. Les lumières et les flambeaux brûlent par les rues, les tambours, les timbales et les clairons retentissent. Les jeunes filles et les femmes, pleines d’une sincère allégresse, chantent danses et ballades sur des airs joyeux… Que Dieu songe à les protéger !
[27] Gens de basse condition qui accompagnaient les cavaliers pour tenir leur monture, le cas échéant.