La chanson de la croisade contre les Albigeois
XVI
Gui de Montfort attaque Toulouse.
Que Dieu songe à les protéger ! car voici venu le temps où Toulouse reçoit le comte avec amour, si bien que Prix et Parage sont à jamais restaurés. Mais Gui et Guiot[28] arrivent furieux, avec leurs belles compagnies et leur convoi. Avec Alain [de Pauci] et Foucaut [de Berzi], montés sur leurs chevaux aux longues crinières, enseignes déployées et gonfanons dressés, ils chevauchent vers Toulouse par les chemins connus. Des écus et des heaumes, où brille l’or battu, si grand est le nombre qu’on dirait qu’il en pleut. D’oriflammes et d’enseignes toute la place reluit.
[28] Le frère et le fils de Simon de Montfort.
Au val de Montoulieu, où était le mur en ruines, Gui de Montfort crie à ses gens, et on l’entend bien : « Francs chevaliers, à terre ! » Il fut si bien obéi qu’au son des trompes chacun est descendu. Rangés en bataille, l’épée nue, ils se sont jetés vigoureusement à travers les rues, brisant et détruisant les passages. Les barons de la ville, jeunes et chenus, chevaliers et bourgeois, ont soutenu le choc ; les braves habitants ont vaillamment résisté en combattant ; les sergents, tendant leurs arcs, ont donné et reçu maints coups. Cependant l’ardeur des assaillants devient si grande que tout d’abord ils ont enlevé les barrières et les palissades, et sont venus combattre dans les rues, si bien qu’en peu de temps l’incendie est allumé. Mais ceux de la ville l’éteignirent avant qu’il eût pu s’étendre, et Rogier Bernart est venu dans la mêlée, à la tête de ses compagnons qu’il guide et conduit.
Quand on l’eut reconnu là, sa présence raffermit les cœurs. Peire de Durban, à qui appartient Montégut, portait son enseigne. Il met pied à terre et marche en tête. On crie : « Foix ! Toulouse ». Le carnage commence de tous côtés.
Dards, masses, lames émoulues, pierres, flèches et carreaux tombent de partout, comme s’il en pleuvait. Du haut des maisons, avec les pierres aiguës, les habitants brisent aux ennemis heaumes, cristaux[29], écus, poings et jambes, bras et troncs ; ils les ont bien combattus de mainte façon. A force de coups, de gourmades, de cris perçants et de tumulte, ils ont mis la crainte et le désarroi au cœur des Français, enfoncé et enlevé les débouchés et les passages et chassé les croisés qui, en se défendant, cèdent et fuient, vaincus, effrayés et nus. Ensuite leur force et leur courage devinrent si grands qu’ils les chassèrent hors de la ville. Alors les Français se sont remis en selle et ont couru tous ensemble vers le jardin de Saint-Jacques, où ils sont venus par derrière ; mais il en est resté beaucoup de morts et d’étendus : des chevaux et des cadavres qu’ils ont laissés dans Toulouse la terre et le marais sont rouges !
[29] C.-à-d. les pierreries dont les heaumes sont incrustés.
Gui de Montfort et ses compagnons se lamentent sur leur échec.
Le premier, Foucaut prend la parole : « Seigneurs, dit-il, je ne suis ni Breton, ni Anglais ni Allemand ; je vous prie donc d’écouter ce que je vais vous dire en mon “roman”. Chacun de nous doit gémir et soupirer, car c’en est fait de notre honneur et de notre gloire : la France tout entière, nos parents et nos enfants sont honnis, car jamais, depuis la mort de Roland, la France n’éprouva plus grande honte ! Nous avons assez d’armes, de bons couteaux, d’épées, de hauberts, d’armures, de heaumes flamboyants, de bons écus, de masses, de destriers rapides, et c’est une gent vaincue, à demi morte, sans armes, qui, en se défendant et en criant, à coups de bâtons, de masses et de pierres, est parvenue à nous jeter dehors de telle sorte que Jean y mourut, le meilleur homme d’armes de ma compagnie ! Aussi mon cœur sera-t-il toujours en souci, tant que mon épieu tranchant et moi nous n’en aurons pas tiré vengeance… » — « Alain, dit le comte Gui, vous vous souvenez bien que les hommes de Toulouse sont venus nous implorer. Il semble que Dieu entende leurs réclamations et leurs plaintes, car jamais le comte mon frère, tant il est méchant et cruel, n’a voulu leur rendre son amour ; clair est donc leur droit ! S’il avait modifié ses mauvaises dispositions, nous ne perdrions pas Toulouse, et nous ne tomberions pas dans le mépris, car celui qui fait tort à ce qui lui appartient doit, en toute justice, se repentir de sa sottise. Et je ne croirai jamais, me le jurât-on sur les reliques, que ce n’est point à cause de notre fourberie que Dieu s’est détourné de nous. Il semble bien, d’ailleurs que le mal doive s’aggraver, car la condition des Toulousains s’améliore, et la nôtre se gâte, tellement que, si Dieu ne nous aide point, tout ce que nous avons gagné en dix ans peut être perdu d’un seul coup. » — Il appelle ensuite ses messagers : « Vous irez, leur dit-il, en Gascogne, à Auch, ordonner de ma part au seigneur archevêque qu’il se mette en route et vienne nous secourir avec tant de gens, des siens et des étrangers, que nous puissions combattre la ville de tous les côtés. S’ils n’y viennent pas, qu’ils soient assurés que jamais plus ils ne tiendront de terre pour la valeur d’un gant ! »