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La chanson de la croisade contre les Albigeois

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XIV
Représailles.

Cependant, l’abbé de Saint-Sernin et l’évêque Folquet décident par de fausses promesses un certain nombre de bourgeois à se livrer comme otages. Le comte de Montfort recouvre alors ceux de ses hommes qui sont demeurés prisonniers dans Toulouse, puis il prend un plus grand nombre d’otages. Suivant l’avis de l’évêque, et malgré les conseils de modération que lui donnent son frère et quelques autres croisés, Simon fait raser les défenses de la ville, saisir les armes et exiler les otages après les avoir mis à contribution.

De la ville sortent les bannis, la fleur des habitants, chevaliers, bourgeois et changeurs ; ils sont escortés par une troupe furieuse et armée qui les frappe et les menace, les injurie, les insulte et les fait aller au pas de course. L’affliction, la tristesse, la poussière et la chaleur, la fatigue, le danger mêlent sur leur visage les larmes et la sueur. La douleur leur déchire le cœur et les entrailles, et leur ressentiment s’accroît tandis que diminuent leurs forces. Dans la ville s’élèvent les cris de deuil et les sanglots des barons et des dames, des grands enfants, des fils, des pères, des mères, des sœurs, des oncles, des frères : « Dieu, se disent-ils les uns aux autres, quels maîtres cruels ! Seigneur Dieu, vous nous avez livrés à des brigands ; faites-nous mourir, ou rendez-nous à nos seigneurs légitimes ! »

Le comte de Montfort fait ordonner par tout le pays qu’il n’y demeure personne sachant manier la pelle, le pic ou le coin à fendre, que tous viennent l’aider à détruire Toulouse restée sans défenseurs. Il fait donner l’ordre à tous ses lieutenants d’envoyer les démolisseurs dans la ville, et de la raser si bien qu’on y puisse entrer en courant. Alors vous auriez vu abattre maisons et tours, murs, salles et créneaux ! On démolit les demeures et les ouvroirs, les galeries, les chambres ornées de peintures, les portails, les voûtes, les hauts piliers. Partout tels sont la rumeur, la poussière et le fracas que le soleil en est obscurci, et que l’on dirait un tremblement de terre, un grondement de tonnerre ou un roulement de tambour. Dans toutes les rues, nombre de gens se lamentent, car le bruit de la démolition réveille l’angoisse et les soupirs : Toulouse et Parage sont vraiment aux mains de traîtres, on le voit bien à l’œuvre !

Cependant on emmène, avec des menaces, des injures et des insultes, les otages qu’on va disperser en terres étrangères, chargés de fers et de lourdes chaînes, maltraités, endurant toutes sortes de maux, d’angoisses et de dangers, morts et vivants attachés ensemble !

Pourtant, Simon de Montfort n’est pas entièrement rassuré. Pour prévenir un nouveau soulèvement, et pour se procurer l’argent dont il a grand besoin, il voudrait encore faire des exemples et mettre la ville au pillage. Il confie ses desseins à ses compagnons :

— « Seigneurs, dit le comte, mon cœur et ma pensée me disent de répandre à travers la ville le pillage, puis le massacre et l’incendie, car on ne peut voir si orgueilleuses gens. Sans l’évêque qui est subtil et sage, et qui les a trompés par ses paroles et ses promesses, toute ma mesnie était tuée et perdue, ma personne honnie, ma valeur détruite. Si je n’en prends pas vengeance, mon cœur en sera triste et dolent. » — « Seigneur comte, dit Tibaut, c’est chose jugée que quiconque oppose résistance à son seigneur, doit périr par le glaive. » — « Tibaut, dit Alain [de Rouci], ce conseil causera grand mal au comte, si Dieu ne l’en défend. Le comte mon seigneur n’a-t-il donc pas juré sur les reliques d’être envers ceux de Toulouse bon et loyal, et de les traiter avec bonté ? Eux, de leur côté, lui ont prêté serment en vérité. Et puisque des deux côtés ils se sont donné les assurances, il faudrait bien voir d’où vient la faute. Si je suis votre homme et me comporte loyalement, si je vous aime d’un cœur loyal et vous obéis ; si je n’ai envers vous ni tort ni faute, et si vous êtes pour moi un seigneur cruel ; si vous violez vos serments, si vous venez me détruire avec vos glaives tranchants, ne dois-je donc pas me défendre de la mort ? Mais si, bien sûr, je le dois ! Le seul privilège du seigneur est que son homme ne doit jamais le provoquer le premier. » — « Frère, dit le comte Gui, vous êtes si vaillant et si preux que votre sagesse doit vaincre votre ressentiment. Qu’il vous prenne merci de ces gens, que ni eux ni leur ville ne souffrent dommage. Prenez-leur seulement de l’argent qu’ils verseront en commun. » — « Seigneur comte, dit l’évêque, qu’il leur en cuise, au point qu’ils ne gardent que leurs corps. Que toute la richesse, les deniers et l’argent soient vôtres. Je veux qu’ils vous versent trente mille marcs, pas un de moins, d’une Toussaint à l’autre ; ce sera un début : il ne leur restera pas grand’chose ! Et tenez-les toujours comme de lâches serfs, de sorte qu’ils ne puissent jamais vous montrer les dents de colère ! » — « Seigneur, dit Tibaut, écoutez-moi un instant. Si forts sont leur orgueil, leur entêtement, leur malignité, que vous et nous, nous devons les craindre ; car, si vous ne les tenez humiliés et faibles, nous, vous et l’Eglise, nous aurons encore sujet de combattre. »

L’accord se fait sur ces paroles, et le comte de Montfort donne l’ordre à ses cruels sergents de commencer à imposer aux habitants les vexations, les insultes, les dommages, les affronts. Ils vont par la ville, menaçant et frappant, demandant et prenant de tous côtés. Alors vous auriez vu par toutes les rues les dames et les barons dolents, marris, affligés et tristes, pleurant et souffrant, les yeux pleins de larmes brûlantes, le cœur débordant de soupirs et de plaintes, car on ne leur laisse ni farine, ni froment, ni ciclaton, ni pourpre, ni aucun bon vêtement. Hélas ! noble Toulouse, comme Dieu vous a livrée, pour vous rompre les os, aux mains de méchantes gens !

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