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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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VIII

Trois jours après, Gentillot revint à l’épicerie, qui durant cet intervalle de temps n’avait reçu aucune autre visite. Lorillard pâlit d’espoir en apercevant, derrière la vitre de la porte, la face circulaire de son ami. Angèle s’élança, croyant voir enfin un client. Mais Fortuné s’interposa ; il présenta sa femme à Ernest, et, dans ces termes, Ernest à sa femme :

— Mon ami Ernest Gentillot, prononça-t-il en le désignant. Nous avons fait nos études ensemble…

Le gros garçon s’inclina devant la grosse Angèle, et il lui exprima ses respects d’une voix altérée.

— Nous avons à parler d’affaires, déclara Lorillard à son épouse. Laisse-nous…

Elle se retira, soumise. Mais au moment de sortir elle appela son mari, sous un prétexte domestique.

— C’est avec ce Gentillot, chuchota-t-elle, que tu combines ton entreprise, n’est-ce pas ? Hé bien, méfie-toi, je t’y engage, car il a une bonne tête de filou rusé. Écoute-moi, songe plutôt à notre petite ferme.

Fortuné ne prêta nulle attention à ces remontrances pusillanimes, et revint, impatient, s’asseoir auprès de Gentillot.

— Alors ? où en sommes-nous ? demanda-t-il, angoissé.

Ernest secoua la tête.

— Aucune affaire ? reprit Lorillard.

— Aucune pour toi, une mauvaise pour moi.

— Tu sais, je ne tiens pas absolument aux conserves. J’accepterais toute autre commande…

— Valentine refuse de s’occuper de toi.

— Valentine ? Je lui déplais à ce point ?

— Non, tu ne lui déplais pas, au contraire, et c’est là le malheur. Depuis que tu es venu, elle ne parle, elle ne rêve que de toi. Enfin, elle est amoureuse autant qu’elle peut l’être, Valentine.

— De moi ?

Ernest inclina tristement la tête.

— Alors, dit Fortuné, pourquoi ne veut-elle pas me faire un peu plaisir, et me procurer une bonne occasion, quand cela lui serait si facile ?

— Mais justement parce qu’elle t’aime, mon vieux !

— Les femmes sont incompréhensibles, prononça Lorillard désolé.

— Elles raisonnent très juste, assura Gentillot, et très vite, surtout ma sœur. Crois-moi sur parole.

— Il le faut, répondit Fortuné, car je n’y entends goutte.

Découragé, il cessa de questionner, et il écouta Gentillot, qui commençait enfin de s’expliquer clairement :

— Voici ce qui s’est passé, continuait Ernest. Après ton départ, l’autre jour, nous nous mettons à table pour déjeuner. Valentine me parle de toi : « Il est gentil, n’est-ce pas, Fortuné ? Il est devenu très beau garçon… » Elle reste rêveuse, à regarder son assiette d’un air sentimental, puis elle me dit : « Cela m’a fait quelque chose, de le retrouver… » Je réponds : « A moi aussi. » — « Ce n’est pas semblable, reprend-elle d’une voix sucrée. Tiens, vois-tu, dans ce moment, il me semble encore être avec lui, sur les gadoues de Vincennes, avec sa tête sur ma poitrine. » Et elle soupirait, mon vieux, tout comme si elle y était vraiment. Je l’observe ; elle avait la larme à l’œil, elle ne mangeait pas, et elle contemplait toujours son assiette comme si tu avais été dedans. Enfin l’amour, quoi ! Jamais il ne lui arrive d’être pincée de cette façon ; c’est une fille sérieuse. Au fond, je n’y trouvais pas de mal, je pensais même que cela te servirait. Je me lance, je lui raconte ton affaire. Elle prend une figure grave, elle réfléchit, puis elle me demande : « Est-il marié, Fortuné ? » « Oui. » Alors Valentine se lève toute rouge, prend son assiette, cette assiette qu’elle avait si longtemps regardée, elle la jette par terre à toute force, si bien que les morceaux en ont rebondi de tous les côtés, et elle me crie : « Est-ce que tu te figures, idiot, que je vais lui faire gagner de l’argent pour qu’il paye une auto à sa femme, et des toilettes, et tout, hein ! jeune crétin ? Tu crois peut-être que je vais me fatiguer le corps pendant toute une nuit, avec ce vieux sale de père Malicet, pour que ce soit une autre qui profite de ma sueur, et de Fortuné par-dessus le marché ? Qu’il dise à sa femme d’aller chercher le père Malicet dans son bureau, et qu’elle obtienne la commande, si elle sait travailler ! »

Elle rageait épouvantablement, ma sœur, elle cognait ses poings sur la table, enfin elle faisait une scène de toute première qualité. Le maître d’hôtel, dans son coin, paraissait s’amuser comme à Guignol. J’en étais froissé ; je trouve que l’on doit se tenir devant les domestiques. Je dis à Valentine :

«  — Allons, mon petit, tu n’es pas raisonnable, c’est de la jalousie… »

Elle s’est avancée vers moi, en hurlant :

— Qu’est-ce que tu as dit ? Moi ! Moi ! Jalouse ! Tu vas prétendre, peut-être, que je suis jalouse ? Mais répète-le donc un peu, gros chameau ! Et tais-toi ! Je ne veux pas être insultée dans ma maison. Débarrasse le plancher, vite ! »

Je l’ai débarrassé, mon vieux, et j’ai déjeuné à la cuisine, sans appétit, en me demandant si je n’allais pas perdre ma place.

Heureusement, dans l’après-midi, les choses se sont un peu arrangées. J’ai acheté pour cinquante francs de rose, je les ai portées à Valentine, dans sa chambre, et j’ai demandé pardon.

Elle était sur son canapé, calmée ; elle a pris le bouquet, l’a trouvé joli, et elle m’a embrassé, gentiment.

«  — Tu n’avais pas absolument tous les torts, m’a-t-elle dit ; j’ai été un peu nerveuse aussi. Allons, assieds-toi, il faut que je te parle sérieusement. »

Elle s’était redressée sur son divan, et elle se caressait le menton comme une personne qui veut émettre des opinions importantes.

«  — Persuade-toi bien, commença-t-elle, que la vie que je mène ne peut pas durer. D’abord, j’en ai assez, de marcher avec tous les coulissiers, fonctionnaires et politiciens marrons, et le reste de la clique. Ils ont des goûts de l’autre monde. Ces bonshommes sont très exigeants, et je dois les soigner, eux, leur passer toutes leurs inventions, leurs manies, les contenter entièrement pour les retrouver quand j’en ai besoin. Bon. Et il y a autre chose. Tout ce monde-là s’inquiète. Les affaires sont encore bonnes, mais on n’a plus confiance. On sent que l’échafaudage va craquer un de ces jours. Quand ? Dans six mois, dans un an. Alors, gare à qui voudra jouer encore, il y laissera son poil. C’est la fin, et il ne faut pas attendre, pour partir, que le système bascule. Je ne suis pas assez riche, c’est entendu. Mais quelques gros coups encore, et je ferme boutique. »

Elle ajouta, d’une voix d’ange :

«  — Je veux devenir une honnête femme. »

A ce mot-là, mon vieux Fortuné, je me suis senti bouleversé, prêt à pleurer, et j’ai demandé :

«  — Si tu deviens une honnête femme, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? un pauvre malheureux ! Voyons, Valentine, ma petite sœur si mignonne, ne me fais pas une méchanceté pareille ! »

«  — Tranquillise-toi, dit-elle alors ; je ne suis pas ingrate, je ne t’abandonnerai pas. Mais, pour ce qui est de devenir honnête femme, je deviendrai honnête femme, avant peu. Je me marierai, j’aurai un appartement aux Batignolles, et je m’occuperai d’œuvres. »

J’ai voulu savoir avec qui elle comptait se marier. Elle a répondu :

«  — Je ne suis pas fixée. Oh ! j’ai le choix. Mais tiens, en voyant Fortuné, je m’étais dit : je l’épouserais bien. Il me plaît, il est beau, et c’est une si vieille relation ! S’il était libre, je me dévouerais pour lui, je lui procurerais des affaires, autant qu’il en voudrait… Mais il n’aura rien, rien ! Je peux bien te l’avouer, à présent, tu avais raison, je suis jalouse, oui, jalouse de sa femme ! »

Ernest se tut, accablé par l’affliction. Car le mariage de sa sœur, quoiqu’elle prétendît, lui apparaissait comme une effrayante calamité. Il y perdait sa situation, et jamais il n’en retrouverait une si douce et fructueuse. C’est donc en vain, songeait-il, qu’éduquant Valentine et la poussant au triomphe par un chemin tortueux, il s’était imposé tant de peines et de soucis. Un autre en profiterait. Un beau-frère, un étranger, recueillerait tous les bénéfices, et le traiterait de haut, lui Ernest, si même il ne le jetait pas dehors. Avec Lorillard, encore, un vieux camarade qui lui devrait beaucoup, et avec lequel il aurait pu prendre ses précautions, le mal eût été moins grand. On se serait arrangé.

Gentillot se redressa, il contempla Fortuné longuement, avec rancœur, et il lui demanda :

— Ah ! pourquoi donc t’es-tu marié ?

Lorillard, avec tristesse, leva les épaules.

— Je ne peux pourtant pas tuer Angèle, hein ?

— Non, répondit Gentillot en soupirant, non, tu te ferais pincer.

Fortuné trépignait.

— Quel malheur ! répétait-il. Laisser échapper une occasion pareille !

— Oui, reprenait Ernest, une occasion comme tu n’en rencontreras plus jamais.

Il posa la main sur l’épaule de Fortuné, et le regarda silencieusement pendant une minute.

— A quoi penses-tu ? questionna l’autre.

— A ceci, reprit Gentillot. C’est qu’il faudrait que tu sois bien bête pour ne pas la saisir, cette occasion-là ; oui, prodigieusement bête !

— Mais comment veux-tu que je fasse ? s’écria Lorillard.

Alors le diabolique Gentillot, fixant ses yeux de musaraigne sur la face contractée de Lorillard, prononça :

— Il y a le divorce, imbécile !

Fortuné recula, balbutiant :

— Tu es fou, Ernest, tu es fou…

— Réfléchis, reprit froidement Gentillot. Je passerai demain matin.


Vingt minutes plus tard, Angèle pénétrait dans la boutique, pour appeler son mari, car il était temps de déjeuner. Elle le vit assis sur une chaise, les coudes sur les genoux, la figure cachée dans les mains.

— Mon cœur, s’écria Angèle, pourquoi donc te fais-tu tant de mauvais sang ? C’est ce méchant joufflu, bien sûr, qui t’a tourmenté tout ce matin, avec des combinaisons d’arracheur de dents, je le parie !

Elle se pencha, baisa le front de Lorillard immobile, et elle reprit :

— Laisse donc toutes ces histoires-là tranquilles. Tu n’en auras que du tracas. Occupe-toi plutôt de nous chercher une bonne petite ferme. Tu verras, on a beaucoup plus de contentement avec la culture et les animaux qu’avec les gens.

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