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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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IX

Fortuné Lorillard avait entendu avec indignation le conseil de Gentillot, mais il ne parvenait point à en détacher sa pensée. Il affectionnait Angèle, il convoitait la richesse, et il eût voulu les posséder l’une et l’autre en même temps. Tout en réfléchissant, il se représentait les beautés presque surnaturelles de sa femme, sa figure imposante, ses épaules rondes, son large ventre voluptueux, sa croupe rembourrée d’une chair débordante et veloutée, ses seins que l’on aurait cru moulés dans une soupière. Certes, Lorillard adorait ces merveilles. Pourtant il les eût volontiers cédées contre leur pesant d’or. Il hésitait surtout parce qu’il voyait bien ce qu’il perdait, sans savoir au juste ce qu’il gagnerait. Il ne possédait pas même la certitude d’être récompensé de son sacrifice, car Valentine, somme toute, pouvait changer de projet. Enfin, il restait encore à Angèle plusieurs billets de mille francs, ressource sûre qu’il serait imprudent de lâcher pour une ombre.

A cela, Lorillard se répondait :

— Les timides ne triomphent point. Celui qui joue à coup sûr ne rafle ordinairement que peu de chose. On doit risquer, ou renoncer à la Fortune et accepter la petite ferme. Il me faut de l’argent ; tant pis pour Angèle.

Mais, ignorant de quelle façon le divorce s’obtient, il entrevoyait d’immenses difficultés.

— Si j’étais Turc, songeait-il encore, je pourrais épouser une seconde femme sans que personne s’en plaignît, et ma situation serait commode.

Il regrettait aussi que la bigamie fût interdite en France, puis retombait dans son premier raisonnement, passait au second, s’empêtrait dans ses réflexions, n’arrivait point à conclure.

Gentillot revint comme il l’avait promis. Fortuné, prévoyant, avait chargé Angèle d’aller payer les contributions, certain qu’elle passerait la matinée entière debout chez le percepteur, et qu’Ernest et lui converseraient, ainsi, sans crainte d’être entendus.

— As-tu pris une résolution ? demanda Gentillot, négligemment.

— Non, répondit Lorillard, pas encore.

Ernest se dressa, mit son chapeau sur sa tête.

— Adieu, dit-il. Je vais chercher un autre mari pour Valentine. Ce sera facile, je n’aurai pas besoin de publier des annonces.

— Attends un peu, voyons ! s’écria Fortuné. Je ne refuse pas…

— L’affaire est réglée, pensa Gentillot. Et il se rassit.

— Il y a d’abord, reprit Lorillard, la question du divorce, qui me paraît compliquée…

— C’est un détail. Es-tu décidé ?

Fortuné se croisa les bras et répliqua doucement :

— Tu es extraordinaire ! As-tu regardé Angèle, oui ou non ? Et penses-tu que l’on puisse ne pas regretter une femme comme elle ?

Gentillot leva les sourcils, et, poliment :

— Oh ! je n’en dis pas de mal. Mais je voudrais que tu voies ma sœur toute nue ! C’est moi qui lui donne son tub tous les matins, et qui la frotte au gant de crin. Quel beau corps, mon vieux, souple, lisse, ferme sous la main, soigné, parfumé, les plus beaux tétons de Paris, et des ongles de doigts de pied qui ressemblent à des rubis ! Tout ce qu’il y a d’excitant et de luxueux…

Il sourit, cligna de l’œil, et ajouta :

— Et savant en amour, tu sais. Un vrai professeur…

Il se tut un instant, puis il reprit, grave :

— Voilà pour le côté sentiment. Passons au côté sérieux. Valentine a été chez M. Malicet, hier. Elle a la commande.

— Elle a la commande ! la commande ! répéta Fortuné, hors de lui. Elle me la donnera ?

— Oui, répondit Ernest, oui, à la condition que tu connais.

— A combien se monte-t-elle, la commande ?

— Soixante-quinze billets. Vingt au moins de bénéfice certain ; dix du cent pour Malicet, autant pour moi. Et ce n’est qu’un commencement.

— Alors, dit Lorillard, c’est entendu. Explique-moi vite l’affaire, que je prenne mes dispositions avec des agents de fabriques. Quand aurais-je le bon ?

— Une minute, mon petit. Valentine se conduit toujours avec prudence. Tu recevras le bon quand il sera temps…, et quand il y aura eu entre Angèle et toi rupture irréparable.

— Diable ! s’écria Lorillard, plongeant fiévreusement ses doigts dans ses cheveux. Ma femme ne consentira jamais à divorcer. Et comment l’y obligerais-je ? Je n’ai aucun grief contre elle.

— On trouve toujours, quand on veut. Veux-tu vraiment ?

— Oui, prononça Lorillard, de plus en plus affolé par l’ambition.

— Bien. Et vois-tu quelque inconvénient à ce que je te fasse cocu ?

— Aucun, répliqua Fortuné, mal à l’aise. Mais Angèle m’adore, et ne me trompera pas.

Gentillot sourit faiblement.

— Il ne faut, dit-il, jamais parler ainsi.

Et il exposa son plan. Fortuné le déclara tout à fait impraticable, enfantin même. Angèle s’apercevrait de la ruse…

— Il est excellent, affirma Gentillot. Du reste, une fois pour toutes, c’est moi qui dirige. Je réponds de la réussite, si tu m’obéis. Montre-moi la chambre.


Angèle revint en maudissant le percepteur et ses suppôts. Elle avait patienté si longtemps près des guichets que ses grosses jambes pliaient de fatigue. Assisse à côté de Fortuné, elle lui demanda, par acquis de conscience, si des clients s’étaient montrés.

— Non, personne, dit-il.

Elle observa son mari. Il lui parut plus calme que lorsqu’elle l’avait quitté, moins soucieux, presque gai, même.

— Tu as meilleure mine, reprit-elle amoureusement. Ah ! si tu renonçais à te tourmenter, à la fin…

— J’y renonce, assura Lorillard en embrassant sa femme. Je crois bien que je vais me décider pour la petite ferme.

L’ambition rend l’homme cruel. Fortuné ne songeait qu’à Valentine, à la commande, au divorce. Mais, subtil, il flattait sa victime, il l’endormait dans la confiance.

Le soir, après le dîner, il dit, en posant sa serviette sur la table :

— Je vais chez Calandrap. Ne m’attends pas, couche-toi. Tu sais, quand on se met à jouer aux cartes avec lui, on n’en finit pas.

— Oui, mon chéri, c’est cela, distrais-toi un peu, répondit Angèle, sans s’étonner, car Lorillard s’en allait ainsi très souvent passer la soirée avec Calandrap.

Il se rendit chez le voisin, mais il n’y resta que le temps de faire quelques parties d’écarté. Comme Fortuné retournait sans cesse le roi, Calandrap dépité, se mit à rire et proféra :

— Sapristi, mon cher, vous avez une veine de…

Il s’arrêta, voyant son ami décontenancé.

— Vous ne vous fâchez pas, j’espère ? On dit toujours cela… Je n’ai pas eu l’intention de vous froisser.

— Je suis tellement jaloux de ma femme, balbutia Lorillard, que j’en deviens stupide.

Il prit congé de l’ancien charcutier. Fortuné, au lieu de rentrer chez lui, descendit jusqu’à la rue de Maubeuge, la suivit un moment ; puis il entra dans un café.

Tout au fond de la salle, Gentillot l’attendait en lisant les journaux. Lorillard l’installa près de lui, sur la banquette revêtue d’une moleskine vallonnée. Ernest regarda sa montre, et déclara, en bâillant :

— Nous avons encore deux heures devant nous. Si on allait au cinéma ?

Fortuné le considérait avec admiration.

— Ah ! dit-il, je ne m’étonne pas que tu aies si bien réussi. Tu es un véritable homme d’affaires ; tu as beaucoup de tête, et pas de cœur.

— Si, j’ai du cœur, un peu, répliqua Gentillot flatté. Mais il y a un temps pour tout. Allons, viens-tu ?

Ils sortirent. Dès le premier carrefour, une façade les attira. Elle était en stuc doré, couverte d’affiches aux couleurs crues. Des lettres flamboyantes inscrivaient sur son fronton ce titre de film : La fiancée du cow-boy.

— Cela doit être bien, dit Gentillot d’un ton pénétré.

Oui, c’était réellement beau. Fortuné, pourtant, ne prit qu’un faible plaisir aux malheurs de l’héroïne. Il s’énervait d’attendre ; il pensait aux conserves, à Angèle, aux stocks et à Valentine. La partie qu’il allait jouer, de connivence avec Ernest, l’effrayait. Il regardait Gentillot, tout absorbé, lui, dans la contemplation du drame, et qui poussait de petits cris aux scènes les plus attendrissantes.

Enfin on vit, sur l’écran, Jack, lancé au galop de son cheval, rattraper les ravisseurs de Maud, les ficeler adroitement avec son lasso. Le mariage eut lieu, et les spectateurs, touchés, quittèrent leurs places.

Ernest et Fortuné marchèrent silencieusement jusqu’au carrefour Châteaudun. Là, Gentillot, levant les yeux vers une horloge, prononça :

— Onze heures et demie. Remontons.

Il prit le bras de Lorillard, et il le sentit trembler.

— Tu n’as pas d’estomac, dit Ernest. En somme, c’est moi qui aurai tout le mal. Tu ne risques rien.

Fortuné soupira, sans répondre.

Il soupirait bien plus fort, peu de minutes après, lorsqu’il entra dans la boutique, avec Ernest.

— Donne-nous de la lumière, chuchota celui-ci.

Lorillard alluma la lampe, la posa sur la caisse. Gentillot demanda, toujours à voix basse :

— Où répond la sonnette de la chambre ?

— Dans la cuisine.

— Bien, tu iras tout à l’heure.

Il regarda le plafond, et reprit :

— Crois-tu que ta femme soit endormie ?

Tous deux prêtèrent l’oreille. Aucun bruit ne s’élevait.

— Elle s’est sûrement couchée, dit Fortuné.

Ils avancèrent jusqu’au bas de l’escalier. Alors ils entendirent un grognement faible et doux, qui parfois s’infléchissait comme pour cesser, puis reprenait sa plénitude. Cœur paisible, Angèle ronflait…

Lorillard ressentit un trouble immense. La trahison qu’il préparait lui parut la plus ignominieuse, la plus féroce de toutes les trahisons. Il hésita. Étendant la main, il toucha l’épaule d’Ernest. Celui-ci se retourna, demandant :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien… rien…, murmura le mari.

— Allons, du sang-froid. Et n’oublies pas de courir, au moment voulu… Attends ! le bouton de la sonnerie est bien au-dessus de la tête du lit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu sais, j’appuierai à peine pendant une seconde. C’est compris ? Attends encore, éclaire-moi.

Ils revinrent au magasin. Lorillard éperdu, mais silencieux, aida lui-même à se déshabiller l’amant qu’il donnait à sa femme. Puis, la lampe à la main, il s’en fut à la cuisine, tandis qu’Ernest, en chemise, et emportant ses vêtements sur son bras, gravissait les marches avec lenteur.


Et Lorillard était assis dans la cuisine. Il contemplait le fourneau à gaz, et les casseroles brillantes, si bien entretenues par Angèle, et les boîtes de fer pleines de farine, de poivre, de café, de chapelure, rangées par ordre de grandeur sur leur tablette recouverte d’un papier festonné. Jamais un homme n’observa, sans doute, un fourneau à gaz, ni des casseroles, ni aucune sorte de boîtes, avec un regard aussi terrifié, aussi chargé de douleur, de remords, avec un regard, enfin, semblable à celui que mon ami Fortuné reportait incessamment de l’un à l’autre de ces humbles ustensiles.

Tout en prêtant l’oreille, l’ambitieux songeait :

— Est-ce que je serai cocu, là, tout de même ? Non et non ! le coup va rater, Angèle ne se laissera pas faire… Mais alors, la commande ? Je la veux, moi, la commande !… — Angèle, ah ! par exemple… Ce brigand d’Ernest avait envie d’elle, et je suis un crétin, oui… — Vingt mille francs de bénéfice, moins deux mille, pour Gentillot, autant pour Malicet, il me resterait seize mille, et ce n’est qu’un commencement… — Mais, nom de nom, je n’entends rien ; Angèle n’appelle pas au secours, c’est extraordinaire… — Seize mille, et peut-être un peu plus, qui sait ? — Ho ! qu’est-ce qu’ils fabriquent donc, là-haut, tous les deux ?… — Je me suis laissé rouler ; dix du cent pour Ernest, c’est trop. Malicet, encore, je ne dis pas…

C’est alors que la sonnerie tinta, presque imperceptiblement. A ce bruit si faible et si terrible, Lorillard se dressa, grondant :

— Hein ?… Non, c’est l’autobus qui vient de passer. Il a ébranlé la maison, il a fait remuer les casseroles. C’est toujours comme cela, ici, quand l’autobus descend la rue… Mais si, mais si, c’était la sonnette ! Oh ! les misérables, les monstres !

Et, sur la pointe des pieds, Lorillard indigné gagna la rue, s’élança vers le poste de police.

Bien qu’il fût minuit trois quart, le commissaire se trouvait encore dans son bureau. Personne ne s’en étonnera, car tout le monde lit les fait-divers, et sait, conséquemment, que les commissaires de police sont laborieux et actifs. Nul ne mérite mieux ces louanges que le fonctionnaire qui, si tard, accueillit mon ami. Il en mérite même d’autres, car il se montre aimable avec le public, et, d’autre part, cultive les sciences, en particulier l’entomologie. C’est pour cette raison qu’après avoir entendu l’incomplet et triste rapport de Lorillard, il sourit, et prononça doctement, tout en faisant tourner une règle entre ses doigts :

— Hé ! Hé ! mon bon monsieur, vous voici classé dans la famille des longicornes !

Craignant de demeurer incompris, il arrondit la bouche, et ajouta :

— Ce sont des coléoptères, monsieur, des co-lé-op-tè-res !

Ensuite il interrogea Fortuné :

— Tenez-vous réellement à un constat ? Réfléchissez. Sur le coup, vous êtes contrarié. Mais demain, peut-être regretterez-vous d’avoir accordé tant d’importance à cet événement ?

— Trop d’importance ? Mais songez donc qu’ils sont en train de…

— Il suffit, dit le magistrat en se levant. Conduisez-moi chez vous.


Quand Gentillot s’était glissé dans le lit d’Angèle, celle-ci dormait assez pesamment. Elle se réveilla moins qu’à demi, eut l’impression très vague que son mari venait de rentrer, et elle sombra de nouveau dans le sommeil. Alors, elle eut un rêve.

Elle se voyait dans une ferme, la plus mignonne petite ferme du monde. La cour en était carrée, avec, au milieu, un beau tas de fumier doré, couvert de poules. Il y avait aussi un pommier fleuri, une vigne grimpant au mur de la maison, des rosiers près de la porte, un géranium à chaque fenêtre. Angèle poussait une clôture, entrait dans un pré. Une vache y paissait, blanche avec des taches rouges sur les flancs, une petite vache très propre, très jolie. Angèle portait un seau de la main droite, un tabouret de la main gauche. Elle s’asseyait sur le tabouret, plaçait le seau entre ses pieds, elle se mettait à traire. Jusqu’ici, le songe l’enchantait. Mais il tourna presque en cauchemar. Car voici que le tabouret s’enfonçait dans le sol, qu’Angèle se trouvait renversée, et que la vache lui tombait dessus, l’écrasant presque. L’impression fut pénible, et Mme Lorillard reprit conscience, à peu près.

— Que je suis sotte, murmura-t-elle, c’est Fortuné…

Il arrive ainsi, on le sait, qu’un rêve soit provoqué, ou modifié, par une sensation imaginairement interprétée. Cette sensation, Ernest l’avait produite en s’étendant sur Angèle. Peu lucide encore, elle pensa que Fortuné se disposait à lui rendre un hommage dont elle se fût aisément privée, pour l’heure. Connaissant son devoir, ne s’apercevant pas du change, elle ne mit point d’obstacle au plaisir de Gentillot, mais n’en éprouva rien, toute engourdie d’un sommeil où elle retomba sitôt qu’on ne le secouât plus. Ainsi sa conduite demeura tout à fait innocente, et Gentillot, pour prix de sa scélératesse, ne posséda qu’un corps agréable, il est vrai, par son ampleur, mais inerte et insensible.

Satisfait pourtant, du succès de sa fraude, Ernest appuya sur le timbre, et il attendit.

Il attendit assez longtemps, selon son estimation, et il se demandait déjà si Lorillard avait agi, lorsque des pas retentirent dans l’escalier. Une ligne lumineuse se dessina sous la porte. Se préparant à jouer la dernière scène de la comédie, Ernest enjamba Mme Lorillard, courut vers la fenêtre, l’ouvrit à grand fracas.

Et le commissaire pénétra dans la chambre. Son ombre y entra devant lui, car Lorillard le suivait, une lampe à la main. Venaient, ensuite le secrétaire du magistrat et un agent.

A cette vue, Gentillot parut se résigner. Il exprima, par un geste de découragement, qu’il renonçait à fuir par la croisée. Il s’assit, et commença d’enfiler son pantalon.

Lorillard, agitant sa lampe d’une main furieuse, commença d’invectiver Ernest. Il le devait ; son rôle l’exigeait. Mais il se plaignit avec sincérité.

— Le voici, ce sagouin, Monsieur le commissaire, exclama-t-il. Un homme que j’ai présenté moi-même à ma femme, il y a quelques jours ! Un ami d’enfance…

Alors Angèle, se soulevant sur sa couche, montra une tête étonnée, couverte de bigoudis. Lorillard s’élança vers le lit, en tira le drap, les couvertures. Et il ordonna :

— Allons, debout, malheureuse ! Raconte un peu à Monsieur le commissaire ce que vous avez fait, toi et ton complice…

Angèle, avec saisissement, regarda tout ce monde assemblé. En effet, oui, le commissaire était là, et aussi son scribe, un sergent de ville, Lorillard, et puis ce Gentillot, qui se rhabillait. Elle se remémora l’assaut subi, et elle trembla.

— Mais qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle à Ernest.

Courbé, il se taisait, et laçait ses chaussures.

— Madame, dit le commissaire, ne niez pas. Cet homme sort de votre lit.

— Je me suis trompée, je me suis trompée ! assurait-elle, en larmes.

— Je crois plutôt que vous avez trompé votre mari ; je le constate, même.

Le magistrat fit un signe à son secrétaire, qui commença de griffonner sur un carnet.

Angèle sanglotait de plus en plus, affirmait son innocence.

— Mon Fortuné, mon chéri, que s’est-il passé ? Je n’y comprends rien…

— Tu as le front de demander ce qu’il s’est passé hein ? Il s’est passé que tu m’as classé parmi les longicornes, pour parler comme Monsieur !

— Excellent, remarqua le commissaire. Très bien dit.

Angèle s’était levé, pour retomber à genoux sur le tapis. Et la pauvre énorme femme, en chemise, tendait les bras vers Fortuné.

— Pardonne-moi, mon amour, cela ne compte pas. J’ai cru que c’était un rêve…

— Notez l’aveu, murmura l’officier de police à son subordonné.

Gentillot, après avoir prouvé son identité, donné son adresse, s’était éclipsé. Lorillard continuait de tempêter.

— Va-t’en ! criait-il à sa femme, va-t’en tout de suite, et ne remets jamais ici tes pieds de fille publique. Tu enverras chercher ce qui t’appartient. Dépêche-toi de t’habiller et de sortir, ou je ne me contiens plus…

Angèle se revêtit, silencieusement et accablée. Comment aurait-elle expliqué ce qui lui semblait à elle-même tellement inexplicable ? Les apparences la condamnaient. Lorillard avait raison, en somme. Quand à comprendre par quelle ruse le détestable joufflu s’était insinué dans le lit, et, certes, ailleurs encore, elle n’y parvenait pas, non. La catastrophe lui paraissait absolument inintelligible. Car jamais Angèle ne soupçonna que son Fortuné chéri l’avait livré…


A deux heures du matin, M. Edgar Dujardin, le vétérinaire, entendit sonner à la porte de sa maison. Il quitta sa chambre, gagna le palier, se pencha par-dessus la rampe. Une voix confuse lui parvint, celle d’Auguste, l’infirmier des animaux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda M. Dujardin.

— Oh ! Monsieur, Monsieur, répondit Auguste, d’en bas, c’est Mademoiselle Angèle qui revient !

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