La fortune de Fortuné : $b roman gai
ÉPILOGUE
Fortuné Lorillard avait terminé son récit. Maintenant, accoudé sur la table, il rêvait. Toute son histoire, qu’il venait d’évoquer, semblait encore l’émouvoir et l’attrister.
Et moi aussi, je me taisais. Car je trouvais que son sort actuel était plusieurs fois mérité. J’en souhaitais de tout mon cœur un aussi fâcheux à tous ses pareils, agioteurs et accapareurs. Un plus cruel, même, ne me déplairait point pour eux, et je les verrais volontiers pendus à bonnes cordes, ou noyés en eau froide, brûlés à feu vif, écorchés petit à petit, hachés à loisir, ou encore tirés à quatre chevaux, ce qui serait une bien belle et délicieuse satisfaction pour tout le monde, eux-mêmes exceptés, cela s’entend.
Le jour baissait. La salle du cabaret, déserte jusqu’à ce moment, se remplissait de clients. Car c’est surtout vers le crépuscule, à ce que j’ai remarqué, que l’homme se plaît à boire. Dans la cuisine, près de nous, la femme de l’Auvergnat, luttant à grand bruit avec ses casseroles, commençait de préparer le dîner des pensionnaires et de l’époux.
Celui-ci, tout en servant les consommateurs, nous surveillait. Il s’étonnait, certes, que nous fussions encore chez lui après tant d’heures écoulées. Et peut-être supposait-il que nous ne nous attardions tellement que parce que nous ne nous résolvions pas à payer notre dépense.
— Six heures ! m’écriai-je tout à coup en regardant l’horloge. Allons-nous-en ; nous avons un train dans quarante minutes.
J’appelai le patron, et fis mon compte avec lui. Le vagabond, alors, parut s’éveiller. Il remua la tête avec accablement, et se leva.
Tandis que nous nous dirigions vers la gare, Fortuné soupirait, mais ne disait mot.
— Mon pauvre ami, lui déclarais-je, ne vous lamentez pas tant. Ce n’est que partie remise. L’adresse d’Angèle, vous l’aurez de nouveau après-demain, si vous écrivez ce soir à M. Calandrap.
Et j’ajoutai, car je suis généreux :
— J’ai sur moi un timbre de vingt-cinq centimes, je vous le donnerai.
— Merci beaucoup, répondit Lorillard. Oui, vous avez raison, il n’y a que cela de possible…
Mais des larmes brillaient sur ses joues.
Nous suivîmes le quai, où les wagons en partance étaient déjà rangés. Je m’arrêtai subitement pour en regarder un.
Il n’est rien au monde, sans doute, qui paraisse, au premier abord, aussi impersonnel qu’un wagon. Tous les wagons sont semblables, pensez-vous, au moins les wagons de la même classe, sur la même ligne de banlieue. Et pourtant non. Les wagons se ressemblent, je l’accorde, quand ils sont jeunes. En vieillissant, ils se distinguent les uns des autres. Tel, par exemple, aura reçu quelque choc contre sa portière, dont la tôle vernie demeurera cabossée ; une de ses vitres sera fêlée, qu’on ne remplacera point. Ajoutez encore que, sur l’autre carreau, un voyageur aura écrit du bout du doigt, dans la poussière, un mot que je déclare illisible, afin de ne point le reproduire ici. — Eh bien ! ce wagon-là, n’est-ce pas, si une fois vous l’aviez rencontré, vous le reconnaîtriez ensuite parmi tous les autres, fussent-ils un million ?
C’était précisément mon cas. Le wagon que j’observais montrait une portière cabossée entre deux vitres, l’une fêlée, l’autre décorée de l’inscription ci-dessus évoquée. Dans ce compartiment-là, le matin même, Fortuné Lorillard avait gagné Versailles en compagnie de diverses personnes, dont deux gendarmes et moi.
Lorillard, inclinant le front, continuait de marcher, avec lenteur. J’en profitai pour monter, sans qu’il me vît, dans le wagon familier.
— Pourvu, songeais-je, qu’on n’aie point balayé le plancher…
Cette crainte était futile. On aurait pu, raisonnablement, semer du gazon sous les banquettes, car il y avait là bien de la terre, et pour engrais, des débris de toute sorte. Je ne trouvai, pour commencer, que plusieurs bouts de cigarettes, cinq épingles, dont une anglaise, et les ossements épars d’un poulet. Mes doigts noircis, enfin, rencontrèrent une boule de papier, que je dépliai. J’eus alors sous les yeux la propre lettre de Calandrap, qui portait, en plus de la signature de l’ancien charcutier, l’indication de la rue et de la maison où désormais logeait Angèle, veuve de Dujardin.
J’enfonçai cette lettre dans ma poche et rejoignis le désespéré Lorillard.
— Il fait plutôt frais, ce soir, lui dis-je d’un ton détaché.
— Oui, murmura-t-il, encore assez…
Je lui touchai l’épaule.
— Lorillard, lui demandais-je, regardez-moi bien en face. Bon. A présent, mon cher garçon, je lis distinctement sur votre nez l’adresse d’Angèle.
— Sur mon nez ? s’écria-t-il, assez surpris.
— Ne bougez donc pas, continuai-je, affectant d’étudier d’encore plus près le milieu de son visage. Je vois à merveille… Écoutez : 7, rue Ducis. Est-ce cela ?
Il sursauta vivement :
— Mais oui ! Je crois bien que c’est cela…
Je me mis à rire, et j’expliquai comment j’avais retrouvé le billet de Calandrap, que je rendis à Fortuné.
Mais lui, plus troublé peut-être qu’auparavant, demeurait anéanti, répétant :
— Je vais chez Angèle, oui, j’y vais tout de suite…
Pourtant il ne remuait point.
— Je vous y engage, répondis-je. Adieu, et bonne chance.
Il me retint par le bras.
— Venez avec moi, me demanda-t-il. Vous avez des trains jusqu’à minuit.
L’espérance de contempler Angèle me tentait. Lorillard, en insistant, me décida :
— Voyez-vous, m’avouait-il, tandis que nous sortions une fois de plus de la gare, quand j’ai eu perdu la lettre ce matin, je me suis dit : — Quel malheur ! Angèle m’aurait si bien reçu ! — Et maintenant que j’ai retrouvé l’adresse, j’ai peur, je pense qu’Angèle, sans doute, va me mettre à la porte.
— On ne sait jamais, répliquais-je. Essayez toujours.
Nous arrivions rue Ducis, devant le no 7. Considérant l’immeuble, Fortuné prononça :
— Cinq étages. Quinze à dix-sept mètres de façade. Et tout neuf. Cette maison-là vaut bien cent mille francs. Et elle appartient à Angèle, savez-vous !
Il se mordit la lèvre.
— Là, franchement, reprit-il, que feriez-vous à la place d’Angèle, en m’apercevant ?
— Moi ? répondis-je sans hésiter, je vous dirais : — Fiche-moi le camp d’ici, misérable crapule. Mais je ne suis pas Angèle. Allez, montez donc !
Il fallut encore que je le suivisse. Un voisin nous apprit que c’était au premier étage que logeait Mme Veuve Dujardin. Nous gravîmes les marches. Je sonnai, moi, car Fortuné n’osait.
L’huis s’ouvrit instantanément, et Angèle elle-même apparut, infiniment plus belle, plus grosse, plus majestueuse encore que je ne l’imaginais. Elle leva ses bras courts, et cria d’une voix éperdue :
— Mon Fortuné, mon Fortuné, te voilà donc enfin ! Je t’attendais…
Elle s’élança. Tous deux longuement s’embrassèrent.
Je pensais à me retirer, lorsque Lorillard, se retournant vers moi, me présenta, et conta quel service je lui avais rendu. Angèle voulut m’embrasser aussi, ce que je lui permis avec bienveillance. Tous deux me défendirent de m’en aller.
— Je vous garde, affirma Lorillard : vous dînerez avec nous.
En vérité, il se sentait dès maintenant chez lui, et ne se trompait point.
Angèle avait reçu, elle aussi, la veille, une lettre de Calandrap, qui lui exposait la misère de Fortuné, lui apprenait que celui-ci, sans doute, irait bientôt la voir. Mais, depuis des mois déjà, Angèle espérait le retour de son premier mari. Elle disposait à table, à chaque repas, le couvert de l’absent, certaine qu’il saurait la retrouver à la longue.
— Mon pauvre amour, disait-elle à Lorillard, comme tu as dû souffrir !
Elle touchait amoureusement les loques du vagabond tant aimé, baisait le visage crasseux, caressait la barbe embroussaillée.
— Viens par ici, dit-elle enfin. J’ai conservé du linge et des habits d’Edgar…
Elle l’emmena. J’attendis pendant trois quarts d’heure. Puis ils revinrent tous les deux. Fortuné était lavé, rasé, peigné, parfumé. Il portait un faux-col, une cravate, un complet fort propre, mais un peu étroit, dépouilles de feu Dujardin. Il avait l’air, ainsi d’un bourgeois assez important.
Puisque l’on m’invitait à dîner, je ne voulus pas être en reste. Je demandai permission de sortir, pour me procurer du champagne. Nous étions déjà dans la salle à manger. Fortuné servait la soupe. Il me recommanda de me dépêcher, pour ne pas la laisser refroidir.
Je ne mis guère de temps, et revins, avec une bouteille sous chaque bras. Comme j’entrais, sans prévenir, j’aperçus Angèle à genoux, mains jointes, devant Fortuné.
— Mon chéri, mon cœur, demandait-elle, m’as-tu enfin pardonnée, de t’avoir, bien malgré moi, trompé avec Gentillot ?
— Relève-toi, dit Lorillard avec bonté.
Puis il ajouta, tout en nouant sa serviette autour de son cou :
— Ne parlons plus de cela. Puisque je suis revenu, mon Angèle, c’est que je t’ai pardonnée…
Ainsi Fortuné Lorillard, qui fut millionnaire, et puis vagabond, sortit de peine en retrouvant Angèle. Croyez qu’il ne songe pas à la quitter. Car elle est bien belle et amoureuse. Et puis, feu Dujardin lui a laissé de fortes rentes. Aussi Fortuné entreprend-il d’obtenir le divorce contre Valentine disparue. Angèle redeviendra, pour toujours, Mme Lorillard.
L’un et l’autre sont grandement estimés de leurs voisins. M. Calandrap se fait une joie de venir à Versailles, pour déjeuner avec son ami. Il ne manque pas, tant que dure la saison des roses, de porter à Angèle les plus jolies de son jardin.
— Je suis tout à fait heureux, me déclarait Fortuné, l’autre jour. Mais un petit remords me taquine, de loin en loin. Je me reproche parfois mes filouteries… En vérité, dites-moi votre opinion. Suis-je un monstre ?
— Tranquillisez-vous, lui ai-je répondu. Vous n’êtes pas un monstre, puisque le monstre, par définition, est un être exceptionnel. Et qu’avez-vous donc d’exceptionnel ? Vous personnifiez assez correctement, au contraire, un type contemporain excessivement répandu : le type de l’homme que nulle infamie ne rebute, quand il s’agit de gagner de l’argent…
FIN