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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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III

Angèle et Lorillard se retrouvèrent, le lendemain, au même endroit, et passèrent le temps de la même manière. Ce n’est point que le lieu où ils se possédaient avec tant de violence fût commode, quoique infréquenté. Mais l’amour se plaît aux satisfactions furtives. Aussi la grosse fille ne songeait-elle point à se plaindre de ce que les poils du paillasson lui chatouillassent rudement le corps, ni de ce que le courant d’air, par instants, lui relevât les jupes par-dessus la tête.

Cette fois, tandis qu’elle parvenait au paroxysme de la volupté, Angèle perdit si bien conscience de l’endroit où elle se trouvait qu’elle fit éclater son bonheur par des cris, des gémissements et des paroles très significatives. La concierge les entendit, et cette femme sans entrailles, qui avait depuis longtemps passé l’âge des jeux de Vénus, surgit presque aussitôt de sa loge, un seau à la main. Et elle le vida d’un seul coup sur les amoureux étendus, qu’elle apercevait dans l’ombre.

Ils se relevèrent ruisselants et humiliés, et, dans la crainte de rester prisonniers, ils se hâtèrent vers la porte. Lorillard remontait son pantalon, Angèle crachait l’eau sale qu’elle venait d’avaler, et Bobby, le caniche, poussait des aboiements plaintifs en secouant son pelage imbibé. La concierge les poursuivait d’invectives. Cependant, l’honneur demeura sauf : grâce à la nuit ils ne furent pas reconnus.

Cet événement désagréable, et qui aurait pu compromettre leur réputation, les obligea de réfléchir et de chercher un lieu plus sûr. Angèle invita son amant à l’accompagner dans la chambre qu’elle occupait chez le vétérinaire. C’était là une action hardie et qu’elle n’avait pas encore osé envisager. Elle ne s’y décida qu’avec beaucoup de craintes, que Fortuné ne comprit entièrement qu’un peu plus tard.

Ils se glissèrent donc dans la maison de M. Dujardin et accédèrent très facilement à la pièce qu’habitait Angèle. Le vétérinaire dormait sans doute, et l’on n’entendait d’autre bruit, dans l’établissement, que le miaulement des chats malades, enfermés dans leurs cages, et que l’insomnie tourmentait.

Angèle tourna le commutateur, et la lumière la plus vive éclaira la chambre.

Elle était grande, point mansardée, bien meublée, et ne ressemblait nullement à celles que l’on affecte d’habitude aux bonnes. Lorillard eut à peine le temps de s’en étonner, car, fixant les yeux sur sa compagne, il vit qu’elle était déjà complètement nue. Il est vrai que, peut-être, elle avait eu hâte d’ôter ses vêtements trempés. Mais elle ne songeait point à en revêtir d’autres. Lorillard la contemplait avec une admiration stupéfaite, et il observait qu’Angèle, dévêtue, paraissait encore plus énormément plantureuse que lorsqu’elle était habillée.

Mais cette créature passionnée réfléchissait, pour l’instant, avec inquiétude. Elle ouvrit le battant d’un vaste placard, et avertit Fortuné de se cacher immédiatement là, s’il entendait le moindre bruit. Puis elle remonta le réveil, afin qu’il sonnât à quatre heures du matin. C’est à ce moment, assurait-elle avec gêne, que Lorillard devait partir, s’il ne voulait pas la mettre dans l’embarras le plus terrible. Il trouva bien quelque bizarrerie dans ces recommandations, mais n’y songea presque point, tant il avait hâte de goûter, avec sa superbe conquête, les longs délices d’une nuit d’amour.

Quand le réveil sonna, Fortuné Lorillard, docile aux ordres mystérieux, se leva très doucement, n’éveilla point Angèle, et sortit sans encombre. Pourtant, comme il parvenait au bas de l’escalier, un hurlement inhumain le fit sursauter. Mais il se rappela qu’il était chez un vétérinaire, et pensa que ce cri ne pouvait être que celui de quelque animal agonisant, et qui saluait le jour pour la dernière fois.

Lorillard avait si généreusement abusé de ses forces qu’il s’endormit en rinçant les bouteilles. Et comme, à midi, il ne venait point à table, pour déjeuner, Béatrice descendit à la cave ; elle poussa des clameurs qui tirèrent Fortuné de son sommeil. Puis, comme M. Brigontal père, à ce bruit, était survenu, tous deux accusèrent le commis de s’être enivré avec leur vin. Il se défendit victorieusement, puis, à son tour, les accusa : ils le nourrissaient mal, l’obligeaient à travailler beaucoup, et c’est pour cela, prétendit-il qu’il était, tout à l’heure, tombé en faiblesse. Même il avait eu bien de la chance de ne pas se noyer dans son baquet. Le père et la fille, excessivement avares, sentirent leur tort et s’excusèrent de leur soupçon. Béatrice eut soin, en servant Lorillard, de lui donner des portions suffisantes, et lui offrit même, au dessert, un grand verre de vin, en supplément, pour le remettre.

Angèle, le soir même, put juger qu’il était tout à fait remis, car il ne plaignit pas sa peine, et il égala, pour le moins, ses prouesses de la veille. Puis ils s’assoupirent, dans les bras l’un de l’autre, gorgés d’amour, et tout rompus d’une nouvelle lassitude. Aussi ce fut en vain que le réveil, à quatre heures du matin, se mit en branle. Ils ne l’entendirent point, et, toujours enlacés, continuèrent leur somme.

Cependant M. Dujardin commençait de s’éveiller, et, peu après, passait sa robe de chambre. Car telle était son habitude : il se couchait très tôt et se levait avant le jour, allait visiter ses pensionnaires, chats, singes, chiens et perroquets, qui logeaient dans des cages superposées de chaque côté de la cour. Il ne trouva, ce matin-là, rien d’anormal chez ses malades. Alors il remonta l’escalier, jusqu’au deuxième étage, et se dirigea, comme de coutume, vers la chambre d’Angèle.

Car M. Dujardin, célibataire qui avait passé la cinquantaine, agrémentait sa solitude depuis bien des années, en faisant d’Angèle sa concubine. Comme c’était un homme à manies et qui ménageait pieusement sa santé, il ne s’accordait les plaisirs de la chair que de grand matin. Il avait lu dans de bons auteurs, disait-il, et aussi observé par lui-même, que le plaisir que l’on prend avec les femmes est moins pernicieux après le repos de la nuit que dans l’énervement de la soirée, après les fatigues du jour. Il s’accordait cette distraction vers quatre heures et demie, une fois ou deux par semaine, tout au plus. Mais il n’en rendait pas moins visite à Angèle à chaque aube, régulièrement, ne fût-ce que pour l’embrasser et badiner quelque peu avec elle.

Il poussa donc la porte et se trouva dans la chambre. L’obscurité y régnait encore, faiblement combattue par le peu de lumière qui filtrait déjà au travers des rideaux. Il ôta son lorgnon, qu’il posa sur la cheminée, puis sa robe de chambre, et enfin sa calotte de drap. Il se trouva donc en chemise, et s’avança vers le lit, à tâtons. Car M. Dujardin, très myope, et privé de son binocle, n’y voyait presque point, dans ces ténèbres encore assez épaisses.

Il toucha cependant le drap, le releva, et il éprouva dès lors que le désir lui travaillait l’âme et le corps. Allongeant la main, il frôla le tissu tiède d’une chemise. Lorsqu’il sentit la chair, M. Dujardin, embrasé, se pencha, et il y colla ses lèvres, ardemment, par dix fois.

Il en éprouvait du bonheur, mais il ne le devait qu’à son imagination. Ce n’étaient point, en effet, les reins charnus d’Angèle qu’il baisait avec tant de passion, mais ceux de mon ami, Fortuné Lorillard. Celui-ci, ouvrant les yeux et se voyant dans les bras d’Angèle toujours endormie, se demanda, presque avec effroi, d’où venaient ces baisers qui s’appliquaient à son derrière. Mais il les supporta sans bouger, estimant prudent de faire le mort, et devinant vaguement de quoi il s’agissait. Il ne craignit qu’une chose, c’est que l’inconnu, précisant son attaque, s’aperçût alors et forcément de son erreur. C’était déjà beaucoup qu’il pût confondre les énormes appas d’Angèle avec ceux, maigres et musculeux, de Lorillard. Mais M. Dujardin était tellement persuadé qu’il embrassait sa bonne qu’il ne s’aperçut pas de la différence. Puis il se hissa dans le lit, péniblement, car il souffrait de rhumatismes.

Fortuné mit ce temps à profit et se glissa derrière Angèle, qui enfin se réveilla, et se trouva presque aussitôt corps contre corps avec son patron.

Cet homme déjà sur l’âge montra la valeur du régime auquel il se soumettait, et il entreprit sur-le-champ sa grosse maîtresse. Lorillard, rencogné au bord du lit, assista donc, plein d’une âcre colère, au début du combat. Il en ressentit une jalousie si vive qu’il perdit toute prudence, et pinça fortement le flanc ému d’Angèle. Elle poussa un cri si strident, que Fortuné, comprenant sa faute, s’enfonça tout entier sous les draps.

M. Dujardin, s’arrêtant dans son labeur, exprima son étonnement.

— C’est, dit alors Angèle, que tu ne m’avais jamais encore rendue si heureuse !

Et le vétérinaire fut au comble de l’orgueil.

Fortuné Lorillard put s’échapper du lit, en se traçant lentement un chemin sous les couvertures. Il rassembla ses vêtements, sortit, et s’habilla dans l’escalier. Tant qu’il fut dans la maison, il trembla, dans la crainte d’être surpris. Mais lorsqu’il se trouva dehors, échappé au danger, la colère se ralluma dans son cœur ulcéré. Il s’accusa de lâcheté, et s’affirma qu’il aurait dû, tout à l’heure, étrangler cette femme trompeuse qui, sous ses yeux, s’abandonnait à autrui. Il se jura de la battre si soigneusement, le soir même, sans écouter ses raisons, qu’elle ne pût montrer aucune partie de son vaste corps qui ne fût bleuie ou écorchée. Il se consola quelque peu par ces pensées cruelles, mais non point tout à fait. Il était encore si furieux, à dix heures du matin, que lorsqu’Angèle vint à la boutique, et stationna sur le soupirail, elle entendit s’élever sous sa robe une voix souterraine, à peine étouffée, qui la traitait de garce et de bien d’autres noms. Lorillard, debout sur le faîte de l’escabeau, commençait sa vengeance en injuriant Angèle.

Ils se retrouvèrent le soir, au coin de la rue Rodier et de l’avenue Trudaine. Lorillard, en venant, avait affûté son courroux, préparé des phrases violentes et venimeuses. Mais Angèle parla la première et elle se plaignit doucement.

— Étais-tu fou, ce matin ? demanda-t-elle. Me pincer si fort juste au moment que… C’est étonnant que M. Dujardin ne se soit pas aperçu… Il en aurait fait, une histoire ! Il a tellement confiance en moi !

Fortuné, démonté dès ce premier coup, voulut pourtant répondre.

— Par exemple ! dit-il. Tu as l’audace de me tromper, sous mes yeux, et je…

Mais Angèle, secouant la tête, interrompit le discours.

— Non, répliqua-t-elle d’un ton souverain, je ne t’ai pas trompé avec mon patron. J’ai trompé mon patron avec toi. Cela ne se ressemble pas.

— Alors, murmura Lorillard calmé, tu aurais dû me prévenir.

Mais il sentait bien qu’il était dans son tort. Il ne pouvait pas se fâcher, puisqu’il tenait le beau rôle, celui d’amant choisi. De toute évidence, le vétérinaire était cocu. Tant il est vrai qu’en amour même tout n’est que convention.

On reconnaît le cocu à ce signe qu’il est censé ignorer son cocuage. Il ne doit pas le connaître ; sinon, malheur à lui. Car, ou bien il se montrera violent, et il se verra classé parmi les cocus dangereux et sanguinaires, en horreur aux honnêtes gens, ou bien il restera tranquille, prudent, insensible, et il passera pour infâme. Évitez à l’égal du feu cette situation pleine d’embûches où le vétérinaire était promu, et dites-vous bien, si vous êtes homme d’honneur, qu’il vaut mieux tromper sept fois votre voisin que d’être une seule fois trompé par lui.

Aussi Fortuné, comprenant son avantage, sourit-il d’une orgueilleuse satisfaction, certain à présent que, loin d’avoir été outragé, il avait au contraire outragé lui-même le bon M. Dujardin.

Du reste, Angèle expliquait combien excellente était pour elle sa situation chez le médecin des bêtes. Elle dirigeait la maison, réglait les dépenses sans contrôle, et mettait, chaque mois, bien de l’argent de côté. Comment, dès lors, refuser à un maître si obligeant le plaisir qu’il demandait ? — Fortuné lui-même, ajoutait-elle, avait tout intérêt à ce que les choses continuassent d’aller ainsi, et qu’Angèle pût accroître son pécule.

Ces dernières paroles rendirent Lorillard plus doux que sucre. Il y apercevait une promesse, qu’il n’osait encore faire préciser. Mais Angèle, évidemment, parlait de partager avec lui ses bénéfices accumulés. Il fut touché d’une si bonne intention, s’excusa longuement d’avoir attristé Angèle, en lui parlant si mal, le matin même, à travers le soupirail. La force de son amour, la jalousie, affirmait-il, lui avaient inspiré une action aussi laide. Angèle pardonna, et elle accueillit encore Fortuné dans sa chambre ce soir-là. Mais le réveil fut placé dans une soucoupe, avec une poignée de gros sous, et tout cet appareil fit, à l’heure voulue, un vacarme qu’il fallut bien entendre.

Ainsi, durant deux mois, Angèle et Fortuné réussirent à passer secrètement presque toutes les nuits ensemble. Lorillard possédait une clef de la maison, et ne rencontrait nulle difficulté pour s’en ailler. Mais comme il arrive trop souvent, ils se montrèrent moins circonspects, étant moins inquiets. Lorillard, un matin, osa, tout chaussé, descendre l’escalier, au lieu de tenir ses souliers à la main, ainsi qu’il faisait d’habitude, en partant.

Or, M. Dujardin venait de s’éveiller, et son oreille perçut le bruit des pas sur les marcher. Il prit son revolver, sa lampe électrique et sortit. Comme Fortuné parvenait au bas de l’étage, il entendit que l’on marchait derrière lui, et il vit le rayon lumineux de la petite lampe fouiller l’ombre. Il ne crut pas avoir le temps de courir jusqu’à la porte et de l’ouvrir sans être aperçu. Donc, il se jeta dans la cour, et chercha là quelque cachette provisoire. Il choisit pour cela une cage assez vaste, placée dans un recoin ; il y entra, puis referma sur lui le grillage. Accroupi depuis un instant dans l’obscurité, les genoux et les mains enfoncés dans une paille fétide, il sentit tout à coup que l’on lui tirait violemment les cheveux. Portant les doigts à sa tête, il palpa l’échine et le poil lisse d’un animal qui s’y accrochait. Et celui-ci, dès que Fortuné voulut l’arracher de son crâne douloureux, poussa de terribles cris. C’était un ouistiti de faible taille, mais d’une méchanceté prodigieuse. Il décimait de ses quatre mains la chevelure de Lorillard ; il lui fienta sur sur le dos et jusque dans ses poches. La victime, à la fin, regimba et, s’étant débarrassé du singe en le repoussant dans un angle de la cage, essaya, en lui serrant les mâchoires de l’empêcher de hurler. Mais le ouistiti mordit alors si férocement le poignet de Lorillard, que ce dernier, préférant encore être pris par un homme que torturé par une bête si cruelle, quitta cet abri détestable. Il eut la chance de trouver la cour déserte et la sortie libre.

— Mais, songea-t-il ensuite, ce singe est peut-être enragé ?

Cette crainte puérile le tourmenta pendant toute la matinée. A table, même, il crut sentir l’envie de se jeter sur Béatrice, la fille borgne de l’épicier, pour la mordre. Ce n’était là qu’une suggestion de la terreur, et Angèle lui apprit, dès le soir, que la guenon avec laquelle il avait si malheureusement cohabité s’appelait Nathalie et ne souffrait que d’une fluxion de poitrine. Quant à M. Dujardin, il avait bien cru entendre quelque bruit, mais il pensait s’être trompé, puisqu’il n’avait trouvé personne, ni rien d’insolite, dans la maison.

Fortuné n’en déclara pas moins à Angèle que les rendez-vous chez le vétérinaire lui semblaient maintenant dangereux, qu’il serait bon de s’arranger autrement, faute de quoi Angèle et lui finiraient par être surpris.

Angèle en convint, et elle ajouta, baissant les yeux, qu’elle voyait un moyen très facile pour vivre tous deux ensemble, continuellement, sans que personne eût rien à dire.

Fortuné fit semblant de ne pas comprendre. Il hésitait à se marier, surtout sans savoir quelle dot lui apporterait Angèle. Car l’amour de l’argent passa toujours chez lui avant tout autre sentiment.

Les choses en restaient là, lorsque Lorillard aperçut sur le front de M. Brigontal, son patron, les marques d’un pesant souci. Cet homme cupide cherchait à vendre son fonds, et il ne trouvait pas d’acquéreur. A table, il s’entretenait de ses déboires avec sa fille, et il éclata de fureur, un jour, en présence de son commis Fortuné, parce que l’on ne lui offrait, de sa boutique, que huit mille francs comptant, alors qu’il en voulait douze, et autant en trois années. L’établissement, du reste, les valait à peine, car il avait assez peu de clients, M. Brigontal s’entendant fort mal au commerce et se montrant incapable de lutter avec la concurrence, extrêmement active, des confrères voisins.

— Douze mille… Douze mille… Est-ce qu’Angèle les aurait, par hasard ? se répétait Fortuné Lorillard, plein d’un âpre espoir. Et il entrevoyait ce qu’il pourrait faire, lui, de l’épicerie Brigontal, s’il en devenait le maître. Il vendrait de tout, absolument. Il aurait un étalage magnifique, irait aux Halles le matin, ferait, devant la boutique, l’article aux ménagères, s’arrangerait avec les restaurateurs… Oui, il saurait relever la maison, lui, et gagner, gagner de l’or !

Angèle possédait-elle les douze mille francs ? Il n’osa pas l’interroger nettement à ce sujet, mais, pendant plusieurs jours, redoubla de visible passion, prodigua les paroles les plus tendres, et, finalement, parla de mariage. Tout aussitôt il annonça que l’épicerie Brigontal était à vendre, et à quel prix. Puis, attendant la réponse à la double question, il se leva les yeux vers Angèle, qui rayonnait d’un bonheur extatique. Tous deux s’assirent sur un banc de l’avenue Trudaine. La grosse fille posa sa tête sentimentale sur l’épaule de Fortuné et répondit simplement :

— Je t’adore…

— Moi aussi, je t’adore, prononça Lorillard. Mon rêve est de te rendre heureuse, de passer toute ma vie avec toi.

Il fixa ses regards sur l’asphalte du trottoir et poursuivit, d’une voix rêveuse :

— Douze mille francs, il nous faudrait douze mille francs pour nous établir. L’épicerie du patron, pour l’heure, n’est qu’une mauvaise boutique, mais je me chargerais d’en faire une grosse maison, moi ! Le père Brigontal n’entend rien au commerce et sa fille épouvante la clientèle. Tandis que toi ! Je te vois d’ici assise à la caisse, avec une belle robe… On viendrait acheter chez nous rien que pour le plaisir de te regarder.

— Tout ce que tu voudras, dit-elle doucement.

— Oui, reprit Fortuné, qui s’impatientait un peu, faute d’obtenir des précisions sur les disponibilités d’Angèle, mais il faudrait acheter l’épicerie…

— A ton idée. Du moment que cela te fait plaisir…

— Cela me ferait plaisir, réellement, et si j’avais l’argent…

Elle l’avait, et même un peu plus. Depuis dix ans, elle entassait de fortes économies. Même, au début de la guerre, elle les avait placées dans son pays, en Suisse, et cette part de son bien, grâce au change et aux intérêts, avait triplé de valeur. Tout compté, elle possédait environ vingt mille francs, dont Lorillard pourrait disposer, puisqu’il épousait Angèle.

— Tout de suite, s’écria Lorillard, il faut nous marier tout de suite, ma chérie. Pourquoi retarder notre bonheur ? Je t’aime de plus en plus…

Et Fortuné, tout en parlant, apercevait, avec les yeux de son âme ambitieuse, l’épicerie Brigontal. Elle lui apparaissait repeinte d’un bleu vif, avec des vitres scintillantes, des bocaux neufs, une exposition de comestibles affriolants, et la foule des clients se pressant dans le magasin. Et il croyait lire déjà, sur la bande de calicot suspendue au store :

Changement de propriétaire
Maison Fortuné LORILLARD

Il embrassa très amoureusement sa belle fiancée et lui dit :

— C’est une affaire entendue. Je m’arrangerai demain avec le père Brigontal.

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