La fortune de Fortuné : $b roman gai
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Gentillot, sans tarder, envoya Fortuné chez un de ces entrepreneurs de « Divorces en trois mois » dont la publicité concurrente occupe tant de place à la dernière page des journaux et sur les murs du métropolitain. Ce spécialiste, nommé Baston, assura que l’affaire ne souffrirait aucune difficulté, pourvu qu’on se fiât à lui, et qu’on le payât d’avance.
Ensuite, observant l’air abattu de Lorillard, il ajouta :
— Peut-être, Monsieur, divorcez-vous pour la première fois ? Ne vous tourmentez pas, ce n’est nullement désagréable. Même, dès la troisième ou quatrième instance, vous y prendrez plaisir. Je ne parle pas par intérêt. Toutes mes pratiques attitrées vous diraient la même chose.
Il se renversa dans son fauteuil et poursuivit d’un ton oratoire :
— On nous accuse souvent d’exercer une profession immorale parce que nous facilitons la séparation des époux, la suscitons parfois, et toujours en tirons profit. Ce reproche est stupide. Les épidémies n’enrichissent-elles pas les médecins ? la mort ne fait-elle point vivre les travailleurs des pompes funèbres. Cependant, à la longue, ces critiques ont blessé ma délicatesse. — « L’abondance des divorces, me suis-je avoué, brise la Famille, afflige l’État, dissout la Société. Cherchons un remède à ce mal. » — Ce remède, Monsieur, je l’ai trouvé.
M. Baston reprit haleine, et continua :
— J’ai tout simplement monté ici-même une agence matrimoniale. Je fais autant de mariages que j’en dénoue, et je tranquillise ma conscience tout en doublant mes bénéfices. Les maris et les femmes libérés deviennent presque tous candidats à de nouvelles fiançailles, et je m’efforce de les satisfaire.
Il posa la main sur un registre, le feuilleta. Sur chaque page des portraits apparaissaient.
— Ces photographies, déclara l’entrepreneur, sont celles de mes clientes. Choisissez. Une belle collection, Monsieur. Tous les genres, tous les prix. Mais laissez-moi vous recommander cette blonde si distinguée. Elle est excessivement intéressante. Elle a divorcé d’avec son conjoint parce qu’il ne lui avait pas, en trois années, rendu le moindre hommage. Le fait fut prouvé, devant le tribunal, par le rapport de trois experts. Si vous y songez un peu, l’occasion vous semblera superbe. Car vous êtes, en même temps, assuré de l’ardeur et de la virginité de cette personne. Trois experts, Monsieur !
Lorillard se leva, disant qu’il y penserait. Mais M. Baston continuait :
— Je procure aussi des appartements. Le manque de logis est un des obstacles majeurs à la fondation des ménages réguliers.
— Nous verrons cela plus tard, répondit Fortuné, s’en allant.
— Je fournis également des meubles, reprit l’autre, mobiliers neufs ou d’occasion, à compte ferme ou en location, selon votre préférence, — et des tapis, des appareils de chauffage, des œuvres d’art. Je peux vous recommander des bonnes à tout faire, des valets de chambre.
Il toucha le bras de Lorillard, et murmura :
— … des petites dames, aussi. Hé ! Hé ! je rends service à tout le monde, moi.
Plus bas encore, M. Baston prononça :
— Si vous avez des ennuis de n’importe quel genre, venez me les confier. J’arrange les pires difficultés, rien ne me prend au dépourvu. — Tenez, là, par exemple, supposez que vous ayez une maîtresse, et qu’elle devienne enceinte ; — un accident est si vite arrivé. — Eh bien, je tiens à votre disposition une avorteuse de premier ordre…
— Lorillard, se retirant, supputait avec admiration les gains que devait embourser un personnage qui étendait si loin son activité.
Angèle, le matin qui suivit le scandale, s’en était allée jusqu’à la boutique, pour se défendre avec plus de calme qu’elle n’en avait pu trouver sur le coup. Elle voulait déclarer à Lorillard que si Gentillot-le-joufflu l’avait possédée, c’était par tromperie, et qu’il faut faire une différence entre une femme adultère et une femme abusée. Mais le magasin était fermé. Elle attendit. Lorillard ne revint pas. Il ne parut point davantage le lendemain, ni le surlendemain.
Au bout d’une semaine, elle commença de comprendre qu’elle avait pour toujours perdu son Fortuné. C’est même tout ce qu’elle comprit jamais à son aventure. Quand M. Baston, l’homme d’affaires, vint la voir, à l’occasion de diverses formalités, elle entreprit de le convaincre. Il en rit assez fort, parla du constat, et conclut en apprenant à Angèle qu’elle avouait une infidélité supplémentaire et indiscutable en habitant sous le toit de M. Dujardin. Elle signa tous les papiers, se rendit aux convocations, où Lorillard délégua, pour le représenter, son substitut, M. Baston.
Pendant ce temps, M. Edgar Dujardin se réjouissait, remerciant les dieux bons. Il entourait Angèle des soins les plus émus, lui servait lui-même, au lit, son petit déjeuner, et, malgré le désir qui le tourmentait, n’osait point encore lui offrir son amour. Il interrogea doucement son ancienne bonne sur ses malheurs. Mais elle ne lui en fit qu’un récit très vague, en partie chimérique, confuse qu’elle restait d’avoir innocemment prêté sa chair à Gentillot. Edgar n’insista point, par délicatesse, et redoutant surtout de blesser ce cœur qu’il espérait regagner.
Un matin, comme il apportait à Angèle son chocolat et ses tartines, et qu’il venait de les poser sur la table de nuit, il essaya de renouveler ses plaisirs d’autrefois en glissant une main sur le corps adoré. Mais Angèle, se reculant, supplia M. Dujardin de ne point la traiter comme une femme dévergondée. Car enfin, elle était encore mariée…
Le vétérinaire parut tout à fait édifié. Il s’assit et parla de la sorte :
— La pudeur et la chasteté, dit-il, sont les plus belles parures de la femme. Elles ne te manquent point. Il faut, certes, que Lorillard soit un misérable pour te chercher une querelle dont je ne veux rien savoir, mais que je devine injuste. Toujours est-il qu’il va te laisser libre. Oublie-le, rappelle-toi la passion que je n’ai point cessé de te prouver. Épouse-moi.
Angèle se sentit trop troublée pour répondre. Edgar touchait son âme par tant de constance ; il flattait son orgueil de femme calomniée ; il excitait en elle un sentiment reconnaissant.
M. Dujardin se leva de nouveau. Angèle, cette fois, ne recula point, elle soupira seulement.
On apprend dans les écoles quelle différence l’on doit établir entre le sens et l’esprit. L’importance de cette distinction est incalculable. Ainsi l’esprit d’Angèle, en ce moment, condamnait l’acte que ses sens souhaitaient. Dans une occasion semblable, il n’y a que deux issues : ou bien l’esprit triomphe, ou ce sont les sens qui l’emportent. Ce dernier cas est de beaucoup le plus fréquent. Enfin il faut noter que les sens d’Angèle, depuis un mois n’avaient pas reçu la plus petite satisfaction. Ajoutons encore que M. Dujardin se montrait pressant, ingénieux, persuasif, qu’Angèle était dans son lit, en chemise, sans défense…
Quand elle but son chocolat, il était froid. Mais M. Dujardin avait chaud. Il épongeait avec un mouchoir la sueur de son visage, et des larmes de joie. Angèle, sa tartine à la main, rougissait d’une honte sincère.
C’est pendant la même matinée, par une coïncidence remarquable, que Valentine, à l’heure du tub, et tandis qu’elle se laissait frictionner par son frère, apprit de celui-ci que l’action en divorce était régulièrement engagée, et que l’on pouvait compter sur Lorillard.
— Bien, répliqua-t-elle. Alors, dis-lui de venir, à trois heures.
Car elle avait décidé de ne pas le recevoir avant qu’il eût donné les gages de son obéissance.
Donc, après le déjeuner, Ernest se rendit à l’hôtel où Lorillard habitait maintenant. Fortuné y subsistait des allocations très décentes que Mlle Gentillot lui accordait. De plus, elle lui avait ouvert un compte chez un tailleur, ainsi que chez un chemisier.
Il faisait plaisir à voir, Fortuné, à présent qu’il portait de beaux complets, du linge fin, des chaussures à la mode, qu’il se rasait tous les jours et se polissait les ongles. Il se levait tard, déjeunait à la brasserie, passait la fin des après-midi à la terrasse des cafés.
Ce jour-là, quand Gentillot arriva, vers deux heures et demie, Lorillard, assis devant une table, penché, un stylographe neuf à la main, s’occupait très studieusement à reproduire, d’après un modèle imprimé, une page de calligraphie.
Gentillot prit la feuille, se mit à rire, et demanda :
— Qu’est-ce que tu fais donc ?
— C’est un exercice, répondit Fortuné. Je veux pouvoir écrire proprement mes lettres d’affaires.
Ernest, amusé, répliqua :
— Mais tu auras un secrétaire, mon vieux, qui te copiera tes lettres à la machine à écrire. Va, ne te fatigue pas.
— Tiens, oui, je n’y pensais pas…
Fortuné se retourna vers son camarade, l’observa, puis avec impatience, questionna :
— Dis donc, cette commande, pour quand est-ce ?
— Viens la chercher, prononça Gentillot, prenant une mine sérieuse.
La torpédo de Valentine les attendait devant l’hôtel. Durant le trajet, Lorillard rêvait, enfoncé dans les coussins. Il se voyait emporté vers les fabuleuses régions où l’on récolte à pleines mains les billets de banque. Le fils du chiffonnier ne doutait plus de la Fortune, il se sentait sur le point de devenir un roi.
Gentillot poussa Fortuné dans un boudoir, et se retira, en fermant la porte.
Lorillard demeura d’abord tellement stupéfait qu’il oublia même la commande. Comme c’était riche, ici ! Cet air chargé de parfums, tout ce luxe, ces étoffes…
La pièce était petite. Sur les murs, et au plafond, des glaces miroitaient. On marchait sur une superposition de tapis. Et, sur un divan noir et or, Valentine était allongée. Sa tête se posait sur des coussins ronds, bleu foncé, où ses cheveux cuivrés brillaient comme une ciselure.
Son peignoir incarnat, à longues manches évasées, s’étalait presque jusqu’aux pieds chaussés de babouches, et il s’écartait sur la poitrine pour montrer, parmi des dentelles, un peu de chair lumineuse et gonflée.
Valentine se soulevant à demi, regarda Lorillard, et elle lui sourit silencieusement. Puis, comme il se taisait, elle murmura :
— Assieds-toi là, près de moi.
Il obéit ; alors, elle posa la joue sur l’épaule de Fortuné, puis demanda :
— Tu ne m’embrasses pas ?
Il inclina la tête, appuya la bouche sur la bouche écarlate.
— Prends-moi dans tes bras, dit Valentine. Oui, ainsi. Parle-moi. Comme je suis heureuse ! Fortuné, mon Fortuné, te rappelles-tu ? Je ne t’ai jamais oublié, moi. Non, jamais !
Elle se faisait de plus en plus amoureusement tendre. Lorillard, enhardi, lui rendait ses caresses. Mais lorsqu’il voulut aller plus loin, elle se refusa.
— Non, déclara-t-elle d’un ton mystérieux, non, pas maintenant, pas ici. Un tout petit peu de patience… Ne te fâche pas, chéri, c’est un caprice, un joli caprice ! Tu verras, ce soir…
Valentine se redressa, sonna. Une soubrette parut, reçut un ordre, et revint, apportant, sur un plateau, des bouteilles de liqueurs et des verres ventrus. Elle le posa sur un guéridon, et se retira. Valentine poussa devant Lorillard une boîte de cigarettes, et, grave, prononça :
— J’avais, jusqu’à ce jour, interdit à Ernest de te tenir au courant de tout ce que je préparais pour toi. Ne lui fais aucun reproche. S’il t’avait renseigné, je l’aurais chassé.
— Mais, demanda Lorillard, la commande existe vraiment, ce fut pas une histoire ?
— Elle existe vraiment, reprit Valentine, remplissant de vieille chartreuse la coupe de Fortuné. Elle existe, mais c’est bien peu de chose. A peine vingt mille francs de boni, cela ne t’engraissera pas beaucoup. Non, j’ai mieux. Ah ! par exemple, mon chéri, je me suis donné du mal, tu ne peux pas en avoir idée. Nous étions peut-être cent sur cette affaire-là. Tout le monde la voulait. Une vraie bataille, petit. Je l’ai gagnée.
Elle but une gorgée, en regardant le mur ; elle revoyait, sans doute, tous les corps à corps de cette longue bataille.
— Régions dévastées, articula-t-elle avec simplicité. C’est une vraie mine d’or pour nous, les régions dévastées. Mais quelle concurrence ! Enfin, tout, est arrangé, l’adjudication m’est promise, je la tiens.
Elle ajouta quelques détails.
— Mais je ne peux pas entreprendre cela, s’écria Lorillard effrayé.
Valentine éclata de rire.
— Que tu es bête, mon chou ! Bien sûr que tu ne vas pas t’amuser à reconstruire des villages. Dès que l’on saura que c’est toi qui a emporté le morceau, n’aie pas peur, les propositions ne te manqueront pas. Que de gens vont venir tirer la sonnette de M. Fortuné Lorillard ! Tu les écouteras très gentiment, tu attendras, et tu repasseras le marché au plus offrant. De même pour la commande de conserves, il faut vendre tout de suite. Après nous aurons autre chose.
Lorillard l’écoutait, buvant de temps à autre un peu de chartreuse, et secoué par l’impatience de posséder, aussi vite que possible, tout cet argent qu’on lui promettait.
— Les bénéfices seront entièrement pour toi, reprit Valentine. Surtout, ne te laisse pas extorquer de commissions par Ernest. Méfie-toi de lui, il est malin.
Elle regarda sa montre, et se leva.
— Je dois m’habiller et sortir, dit-elle, on m’attend. Ernest est à son bureau, il te donnera tous les renseignements, t’expliquera comment on opère.
Elle embrassa Fortuné, longuement, et comme il partait, elle ajouta, souriante :
— Nous dînerons ensemble ici, ce soir. Et puis après, après, tu sauras ce que c’est que mon petit caprice.
Lorillard, intrigué, la regardait. Elle ajouta, en l’accompagnant jusqu’à la porte :
— Non, non, je ne veux pas que tu saches, c’est une surprise…
Au souper, Valentine, en toilette de soirée, se montra fiévreuse, énervée. Son frère paraissait mécontent, mais avec timidité, et se bornait à marmotter, toutes les cinq minutes, en secouant la tête :
— Quelle drôle d’idée…
Sitôt le dessert avalé, Valentine se dressa.
— Qu’est-ce que tu attends ? dit-elle à Ernest.
Ernest disparut. Fortuné aida Valentine à mettre son manteau ; puis ils descendirent à leur tour.
La nuit était complète. Devant la porte, l’automobile stationnait. Ernest se tenait au volant.
— Tiens, exclama Fortuné, c’est toi qui conduis ?
Ernest haussa les épaules, et, comme Valentine s’installait, il se courba vers Lorillard, en murmurant :
— C’est trop romanesque, les femmes ! Nous emmener là-bas, dans un endroit rempli de rôdeurs, à cette heure-ci !
Il grommelait encore, comme un chauffeur de profession, que déjà Lorillard était assis près de l’amoureuse.
Ils traversèrent entièrement Paris. Fortuné se demandait où pouvait mener une course déjà si longue, lorsque la limousine s’arrêta. En mettant pied à terre il reconnut, malgré l’obscurité, l’endroit où il se trouvait : la porte de Vincennes.
Laissant la voiture à la garde d’un gabelou, ils passèrent à pied la barrière. Valentine marchait en tête. Un sentier en pente les conduisit dans le fossé des fortifications.
La lune venait de se lever. Elle éclairait le site lépreux, dessinait le haut du mur d’enceinte, et ses rondeurs gazonnées. De l’autre côté, l’on distinguait des palissades, quelques cabanes, des tas d’ordures. Sur le ciel, d’un violet sombre, couraient de grands nuages bas, éclairés, comme par un incendie, des lumières rousses de la Ville.
Après quelques pas, Valentine dit à son frère :
— Reste là, et fais attention.
Ernest tâta son revolver dans sa poche, et répondit :
— N’allez pas trop loin et ne soyez pas trop longtemps…
Les deux autres s’écartèrent encore, enlacés. Ils trébuchaient à chaque instant parmi les détritus. Valentine s’appuyait de plus en plus contre Lorillard. Narines dilatées, elle respirait profondément, voluptueusement.
— Oh ! dit-elle, la sens-tu, hein, cette odeur ? Qu’elle me fait de bien ! Elle me rajeunit et elle m’excite…
Alors, enivrée, elle s’étendit dans l’herbe sale. Les plis de sa robe de soie verte y brillèrent, aux rayons de la lune, comme un emmêlement de lucioles.
Valentine tendit les bras vers Fortuné, qui déjà se penchait, et elle s’écria, d’une voix hystérique :
— Viens ! viens ! prends-moi ! C’est ici, comprends-tu, que je voulais te retrouver !