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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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IV

Après cette conversation, Lorillard regagna son logis chez l’épicier. Car M. Dujardin, à ce moment, malgré les soins qu’il donnait à sa santé, souffrait fortement de ses rhumatismes, gardait le lit et obligeait Angèle à s’occuper de lui à toute heure.

Fortuné, traversant la boutique, la contemplait avec une orgueilleuse satisfaction, car il se sentait sur le point de la posséder. Posant sur la caisse la bougie dont il s’éclairait, il songeait :

— Je masquerai cette colonne de fonte, trop mince et salie, par un revêtement de boîtes de conserves, aux étiquettes illustrées. Elle en acquerra l’aspect le plus riche. J’achèterai l’une de ces machines compliquées qui servent à découper le jambon, et je l’installerai ici, à gauche du comptoir. Là, il faudra dresser une étagère, où l’on disposera des plats remplis de charcuteries, environnées d’une tremblante gélatine. Les fruits, les légumes et les volailles s’entasseront en un étalage magnifique. Je rangerai derrière les vitrines les bouteilles de liqueurs et de vins de grand luxe. Et moi-même, assis près de la porte, je torréfierai le café.

Ainsi Fortuné, dans l’exaltation de la victoire, jetait vers les lendemains un regard assuré. Il projetait les transformations les plus grandioses, et il escomptait déjà le jour où, acquérant les boutiques voisines, il étendrait son commerce jusqu’à la rue Condorcet, tuant toute rivalité, gagnant des millions et, Bonaparte de l’épicerie, surpassant Félix Potin, Damoy et tous les autres, il posséderait dans Paris vingt succursales florissantes…

Et il alla se coucher dans l’infecte et noire resserre où son lit-cage était dressé. Des denrées alimentaires s’y entassaient de toutes parts, dans des sacs et dans des caisses. Les biscuits verdissants y attiraient les rats. Mais le patron ne voulait point se défaire de ces produits dépréciés ; il disait qu’il y avait encore là-dedans quelque peu de choses sinon bonnes à consommer, du moins propres à être vendues. Et chaque fois qu’une marchandise commençait à se gâter, on l’enfermait là, dans la chambre de Lorillard. Aussi rappelait-elle à celui-ci la cabane où il était né, la maison paternelle. Il n’en détestait que davantage ce cabinet puant, où il ne pouvait seulement pas cacher les médiocres larcins si difficilement accomplis. Car la borgne et méfiante Béatrice le surveillait sans cesse. Qu’aurait dit l’avare créature, si elle avait su que Fortuné, ayant creusé un trou dans le sol de la cave, y conservait, comme un trésor, trois bouteilles de vieux cognac et dix terrines de foies gras ?

Cette nuit fut douce à Lorillard ; il la passa, tantôt en de beaux rêves de réussite, et tantôt, s’éveillant, à échafauder des projets, et à préparer les phrases qu’il prononcerait, le lendemain, quand il discuterait l’achat de la boutique, avec M. Brigontal. Il s’efforcerait d’obtenir un peu de rabais. Cela serait toujours autant de gagné, que l’on pourrait consacrer aux embellissements de la maison.

Or, le matin venu, Fortuné ne descendit pas à la cave, comme à l’habitude, dès sept heures, mais il attendit M. Brigontal dans le magasin. Le patron, arrivant, commença d’ôter les volets et ouvrit la porte. Puis il se tourna vers Lorillard et lui dit d’un ton sévère :

— Eh bien ! Croyez-vous que votre ouvrage va se faire tout seul ?

Non, Fortuné n’attendait point un miracle semblable. Mais, bouleversé par l’importance de la conjoncture, il demeurait muet, et fixait sur le dallage un regard éperdu.

Le vieil épicier, observant le commis, s’aperçut de son embarras et s’avançant vers lui, il lui demanda ce qu’il avait.

— Je voudrais vous parler, dit Lorillard.

Brigontal secouant la tête, déclara, d’une voix acerbe :

— C’est inutile, mon garçon, c’est tout à fait inutile…

Il porta les mains à sa tête chauve, bossuée.

— Tous les mêmes, ces êtres-là ! s’écria-t-il en colère. Au bout de quelques semaines, il leur faut une augmentation ! Enfin, je ne suis pas mécontent de vous. Vous aurez dix francs de plus par mois. Par exemple, n’y revenez pas, hein !

— Monsieur Brigontal, prononça péniblement Lorillard, je ne désire pas une augmentation… Il s’arrêta, regarda le bout de ses souliers, et dit, comme s’adressant à eux :

— Votre fonds, Monsieur Brigontal, je vous l’achète, si nous pouvons nous entendre.

M. Brigontal pencha le buste, comme s’il eût reçu un coup de poing dans le creux de l’estomac, et il répliqua, vexé :

— Mon ami, je ne plaisante jamais avec mes employés !

— Onze mille francs, cria Lorillard à tue-tête, je vous offre onze mille francs. Cela va-t-il ?

L’épicier considéra silencieusement son commis. Puis, le saisissant par le bras, il articula, fronçant les sourcils :

— Venez.

Il l’emmena dans la salle à manger, lui dit de s’asseoir, et, sans le quitter de l’œil, demanda si véritablement Fortuné parlait avec sérieux. Et comme l’autre l’affirmait, à plusieurs reprises et très fermement, M. Brigontal ouvrit un placard. Il y prit deux verres et une fiole d’Armagnac, et prononça :

— Monsieur Lorillard, j’ignore si vous aviez, en arrivant ici, onze mille francs ou davantage, dans vos poches ; mais vos souliers étaient percés, votre pantalon manquait de fond, et vous auriez facilement trouvé des jobards pour vous faire la charité. Dans ces conditions, vous admettrez que je m’étonne.

— Oui, dit Lorillard. Mais je viens d’hériter d’un oncle…

— Un héritage ! Ah ! ah ! je comprends… Un peu d’Armagnac, Monsieur Lorillard ? Et vous tenez beaucoup à ma boutique ? Vous avez raison, elle est excellente. Aussi, vous ne l’aurez pas à moins de douze mille comptant, et autant en trois ans.

— Onze mille comptant, déclara Fortuné, plus autant en quatre ans, voilà ma proposition.

Elle dépassait assez toutes celles que l’on avait jusqu’à ce jour offertes à Brigontal. Il s’en trouvait donc satisfait, d’autant plus qu’il avait hâte de se reposer. Mais, comme l’homme est naturellement insatiable, et particulièrement celui qui se livre au commerce, le vieil individu se persuada qu’il devait faire coup double, et il prononça :

— Vous n’ignorez certainement pas que je ne puis céder mon fonds qu’à mon gendre. Je vous donne ma fille, ma chère Béatrice. Pour tenir une maison, vous ne rencontrerez personne qui vaille Béatrice. Vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance. En voilà une qui aimera son mari ! Ce n’est pas une fille comme on en voit tant, coquettes, effrontées, dépensières…

Lorillard ouvrit la bouche pour affirmer qu’il préférerait acquérir la boutique deux mille francs de plus, et qu’on ne lui parlât jamais de Béatrice, mais il n’osa. Et, se levant, il balbutia qu’il réfléchirait.

Il commit ainsi une faiblesse, dont il eut à se repentir bientôt. S’il avait refusé sur l’instant la main de la difforme et borgne Béatrice, il se serait épargné les terribles moments qui suivirent. Il le comprit bientôt. Car il était à peine descendu dans la cave, et s’agenouillait devant sa cuve, lorsqu’il entendit des pas dans l’escalier de pierre. Levant les yeux, il aperçut Béatrice, qui s’avançait vers lui en souriant.

— Bonjour ! Monsieur Fortuné, dit-elle d’une voix flûtée. Je viens vous voir, j’ai tant de plaisir à être avec vous !

Certes, le père avait déjà parlé, et la pauvre créature se voyait déjà mariée. Elle tournait autour du baquet en minaudant, et lançait, de son œil unique, d’effrayantes œillades à Lorillard.

Approchant un tabouret, elle s’y assit, devant son prétendu supposé. Et comme elle croisait les jambes, il aperçut, au-dessous de la jupe un peu relevée, des jambes d’une horrible, d’une squelettique maigreur, habillées de bas noirs mal tirés, dont les plis imitaient le filet d’un pas-de-vis. Et, se penchant vers Lorillard, qui aimait mieux regarder le fond du cuvier et qui rinçait opiniâtrement les bouteilles, Béatrice roucoulait, s’efforçant à d’atroces sourires.

— Ne travaillez donc pas tant, disait-elle. Vous pouvez bien vous arrêter un peu, pendant que nous sommes ensemble !

Alors Lorillard, se redressant, osa regarder encore Béatrice, et il frémit. Elle était affreuse comme la mort, et plus dégoûtante à voir que de coutume. Un maintien revêche sied à la laideur, et l’infortunée créature donnait ordinairement à son visage l’expression de la sévérité la plus hargneuse. Mais aujourd’hui qu’elle cherchait à plaire, elle tentait d’imprimer un charme bénin à sa figure terrifiante, et elle ployait son corps sec en des poses abandonnées, bien faites, pensait-elle, pour toucher le cœur des jeunes hommes. Elle ajoutait ainsi à sa disgrâce naturelle une nouvelle et plus sensible imperfection.

Et comme Lorillard, qui voyait dans l’énorme Angèle l’idéal même de la femme, demeurait effrayé devant une personne si desséchée, privée de seins et presque de croupe, Béatrice jugea qu’une amoureuse émotion le rendait ainsi silencieux et immobile.

— Que vous êtes timide ! lui dit-elle.

Lorillard, incertain, se dressa. L’idée lui vint de quitter la place, de laisser Béatrice seule à la cave. Mais à peine était-il debout que Mlle Brigontal s’élança vers lui, noua autour du cou de Fortuné ses longs bras osseux, et, appuyant la tête sur la poitrine du commis, prononça dans un soupir :

— J’ai bien vu que vous m’aimiez, allez ! Moi aussi, je vous aime, mon Fortuné !

Il ne bougeait pas, n’osait se plaindre. Elle poursuivit :

— Je vous permets de m’embrasser…

Et, sans attendre, elle appliqua par deux fois ses lèvres tordues sur la bouche de Lorillard. Puis, rompant vivement le contact, comme si elle eût craint d’être retenue, elle courut jusqu’à la première marche de l’escalier. Là, se retournant, et fixant son plus doucereux regard sur Fortuné, elle lui envoya, du bout des doigts, un baiser, et elle murmura :

— A bientôt, mon amour !

Le reste de la journée vit croître encore l’ardeur de la jeune fille borgne. Électrisée par l’idée de trouver enfin un époux, et croyant trop vite que Fortuné demandait officieusement sa main, Béatrice laissait voir clairement sa joie, et même l’appétit de ses sens, en agitant, durant tout le déjeuner, ses pieds plats sur ceux de Lorillard. Elle inventa mille prétextes pour le rejoindre et lui parler, au cours de l’après-midi. Et Fortuné, qui craignait, en repoussant la fille, de s’aliéner le père, subit avec douceur ces marques d’une tendresse désolante.

Quant à M. Brigontal, il prit, un moment, Fortuné à part, et lui posa plusieurs questions au sujet de son héritage. Lorillard y répondit de son mieux, selon son inspiration, parla d’un vieil oncle mort au Maroc, où il cultivait depuis longtemps des végétaux d’un bon rapport. Tous ces détails satisfirent l’épicier, qui, se félicitant d’avoir trouvé pour Béatrice un époux si cossu, qui achetait sa boutique et ne parlait pas de dot, déclara que Monsieur Lorillard ne laverait plus les bouteilles, mais passerait dorénavant son temps au magasin, pour se mettre au courant de la vente, et lier connaissance avec la clientèle.

Pendant ce temps, Béatrice exultante annonçait son mariage, sous une forme romanesque, à toutes les commères d’alentour. Elle contait de quelle façon le beau, le charmant Lorillard, le plus aimable de tous les hommes, issu de riche famille, était devenu amoureux d’elle, en la voyant passer un jour, par hasard, dans la rue. Aussi, pour la connaître mieux et vivre près d’elle, s’était-il déguisé en pauvre et introduit dans la maison pour y remplir le plus humble des emplois. Enfin il venait de se déclarer, et elle ne pouvait pas, en conscience, refuser un joli garçon si incroyablement épris d’elle.

Les voisines, écoutant ce récit, se regardaient silencieusement. Mais une d’elles, qui se faisait vieille fille, outrée de voir cette guenon trouver un mari, se mit à ricaner, et prononça jalouse :

— Hé ! Hé ! Vous ferez une jolie mariée !

Béatrice sentit la pointe, et pensa bien que l’on raillait son infirmité. Aussi répondit-elle, redressant la tête avec fierté :

— Mon fiancé est assez riche pour m’acheter un œil de verre !

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