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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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VI

Le mariage d’Angèle et de Fortuné fut célébré peu de jours après, sans grand éclat. Pourtant la nouvelle épousée tint à revêtir le costume blanc, elle se voila de mousseline, et elle s’enguirlanda tout entière de fleurs d’orangers. Le soir, on fit festin chez un restaurateur du quartier. Lorillard, malgré ses recherches n’avait point retrouvé ses parents, émigrés sans doute dans une autre région, depuis la guerre, et les seuls invités au repas de noce furent quelques amis, compatriotes d’Angèle. L’un de ces Suisses aimables se mit au piano après le dessert, et tous les convives, en chœur, chantèrent le Ranz des Vaches en l’honneur des époux.

Et dès le lendemain l’épicerie Lorillard fut ouverte au public. Elle était entièrement repeinte, et nettoyée. On n’y respirait plus l’odeur aigrelette des produits décomposés que Brigontal, naguère, conservait avec entêtement dans l’espoir de les vendre. La machine à découper le jambon brillait sur sa tablette de marbre. Et les sacs de café, les pots de confitures, les fioles de liqueurs, habilement rangées derrière les vitres, provoquaient la gourmandise des passants.

Parmi tant de modifications apportées au magasin, une seule avait été voulue par Angèle. Celle-ci, sachant bien que son mari devrait souvent travailler à la cave, avait exigé que le soupirail fût remplacé par un épais pavé de verre, translucide, à la vérité, mais qui ne permettait point de voir les jambes et les dessous des clientes.

— C’est plus convenable ainsi, disait-elle, oubliant, dans son ingratitude, les services que ce jour étroit et grillagé, qu’elle avait fait détruire, rendait à son amour, peu de mois auparavant.

Au-dessus de la porte, pour l’inauguration, une affiche encadrée promettait une prime à tout acheteur, et assurait que la Maison Lorillard ne tenait que des comestibles de premier ordre, aux prix les plus bas.

Un assez grand nombre de pratiques se présentèrent de bonne heure, attirées par le nouveau luxe de l’établissement. Fortuné s’employait comme un diable pour servir tout le monde, et célébrait avec conviction l’excellence de ses fromages et la tendre fraîcheur de ses épinards.

Mais la véritable merveille de la boutique était désormais Angèle Lorillard. Assise à la caisse, dont elle remplissait toute la largeur, elle y étalait un corsage de soie vermeille, décolleté jusqu’à la naissance de seins incomparables. La chevelure d’Angèle s’élevait comme un monument de tortillons frisés, où se plantaient des peignes d’un celluloïd multicolore. Nulle personne n’entrait dans la boutique sans que la belle épicière, inclinant le front avec condescendance, ne la saluât en souriant. Et qu’il était affable, ce sourire ! Chaque fois que Fortuné se retournait vers sa femme, il en admirait le visage joyeux et plein, si engageant pour l’acheteur, et digne d’être gravé sur les billets de banque afin d’y représenter la Déesse du Commerce.

Mais cette plaisante figure, où brillait le bonheur, tout à coup s’assombrit. Angèle, en même temps, laissa s’échapper de ses mains la monnaie à l’instant reçue. A demi-renversée, bras écartés, elle regardait, fascinée, M. Dujardin qui se dirigeait vers elle en bousculant les clients et en levant, d’un geste terrible, sa canne à bec de corbin.

Oui, il était réellement effrayant à voir, le vétérinaire en courroux. Sa tête minuscule et chevelue s’agitait sur son long corps sec comme au bout d’un bâton. Son binocle tremblait sur son nez pointu. Et, dans une expression carnassière, Edgar Dujardin avançait sa mâchoire inférieure couverte d’une barbe grise et emmêlée.

Lorillard, perché sur une échelle et cherchant un pot de cornichons sur le rayon le plus proche du plafond, ne vit point entrer l’amant dépossédé.

Celui-ci, frappant de sa trique le bois creux de la caisse, éleva la voix, s’adressant à Angèle :

— Voilà comment tu me récompenses, garce, de tout le bien que je t’ai fait ? s’écria-t-il. C’est dans ma maison que tu as tellement engraissé, que tu as amassé tant d’argent ? Et tu me quittes sans seulement me prévenir, tu me racontes que tu t’en vas passer un mois dans ton pays, chez tes parents, et tu te maries avec un propre à rien, tu t’installes ici, à dix pas de chez moi, pour me narguer, mauvaise femme !

Il est vrai qu’Angèle, craintive jusqu’à l’aberration, n’avait point osé lui dire la vérité, qui pourtant ne pouvait manquer de se faire jour, et fâcher alors davantage M. Dujardin. C’est ainsi que la peur engendre les imprudences les plus insensées.

Lorillard avait repris terre. Il observait la scène avec douleur, sans oser se permettre d’intervenir, redoutant d’aggraver le scandale et plus encore de recevoir des coups. Angèle, détournant la tête ne répondait pas, elle respirait à petits coups pénibles, comme une carpe qu’on vient de tirer hors de l’eau. M. Dujardin, de plus en plus irrité, se tourna vers les clients intéressés par l’algarade, et il les prit à témoins de l’indignité d’Angèle.

— Voilà dix ans qu’elle est ma maîtresse, hurlait-il en la montrant du doigt, dix ans que nous vivons ensemble, et que je lui donne tout ce qu’elle veut. Et maintenant, sans un mot, elle s’en va épouser cet imbécile-là !

Sa main, à présent, désignait Lorillard apeuré. Portant, injurié de la sorte, il essaya de prouver quelque courage, et balbutia :

— Vous… vous… n’êtes pas poli, Monsieur Dujardin…

Il fit un pas timide vers le bonhomme, et il reprit :

— Je vous prie de sortir de ma boutique.

— Ta boutique ? répondit l’autre, tu veux dire ma boutique. Je sais bien que c’est moi qui l’ai payée. Attends in peu !

Et, frénétique, il se mit à frapper de tous les côtés à grands coups de canne, sabrant les biscuits, brisant les bouteilles, jetant bas les piles de conserves, éparpillant sur le plancher les lentilles et les haricots secs, faisant rouler jusqu’au ruisseau les boîtes rondes des camemberts. Les assistants, effrayés, s’enfuyaient en criant, et Lorillard, à la vue du désastre qui semblait, dès ce premier jour, ruiner, son épicerie, s’échappa dans la rue en appelant à l’aide.

Un agent de police arriva bientôt, et Fortuné lui expliqua que le vétérinaire, mordu sans doute par quelqu’un de ses animaux, était devenu enragé. Le sergent de ville arracha difficilement de la boutique M. Dujardin, qui concassait à cette minute les porcelaines décorées que Lorillard avait exposées pour les offrir, comme primes, à ses premiers acheteurs.

Défaite et pleine de honte, Angèle sanglotait à la caisse. Traversant le magasin désert et ravagé, Fortuné vint consoler sa femme. Il souriait et se frottait les mains, il paraissait maintenant éprouver la satisfaction la plus intense.

Angèle, fixant sur lui ses yeux brillant de pleurs, lui demanda :

— Pourquoi ne m’as-tu pas défendue ? Pourquoi ne l’as-tu pas empêché de tout briser ?

— C’est beaucoup mieux ainsi, répondit lentement Fortuné. Ce soir même, j’enverrai à Dujardin la note de ce qu’il a détruit, et je doublerai les prix d’achat. Il paiera, s’il ne veut pas aller en correctionnelle. Nous gagnons, dès la première matinée, cent fois plus que nous ne pouvions espérer.

— Mais il a dit, devant tout le monde, que j’avais été sa maîtresse !

— C’est le meilleur, cela, déclaré Fortuné ravi. Oui, une vraie chance ! Ces quelques mots, vois-tu, vont nous rapporter davantage encore que les dégâts. Cinq mille francs, il ne s’en tirera pas à moins de cinq mille francs ! Ah ! ah ! il y a des témoins…

C’est ainsi que l’ambitieuse rapacité de Lorillard sut mettre à profit la jalousie du vétérinaire et transmuer l’injure en argent. On ricana quelque peu, dans le quartier, d’apprendre qu’Angèle, pendant dix ans, avait régalé M. Dujardin des délices de son corps énorme. On se plut à rappeler la blanche toilette des noces, et les fleurs d’oranger, symboles menteurs, dont la nouvelle épouse s’était parée avec tant de profusion. Mais Fortuné, inaccessible à la moquerie, et cupide par-dessus tout, recueillit les témoignages, fit dresser état des pertes subies et constater la diffamation. Puis il demanda huit mille francs d’indemnité, par l’entremise d’un homme d’affaires.

La colère de M. Dujardin s’était effacée. Il ne souffrait plus que dans son cœur, et pleurait de se voir abandonné par Angèle. Il pleurait surtout le matin, à quatre heures et demie. Car il avait conservé l’habitude de monter, sitôt éveillé, à cette chambre désormais inhabitée, où, tant de fois, il avait amoureusement servi sa belle servante. Il se jetait sur le lit, respirait l’odeur des draps, baisait passionnément ce traversin où la tête chérie s’était posée. Et puis il s’en allait, pliant l’échine et soupirant, purger des perroquets, sinapiser des levrettes, ausculter des chats pulmoniques. Mais, quoiqu’il fît, c’était toujours à Angèle qu’il songeait.

Il sentit bien quelle faute il avait commise en agissant avec tant de violence, et surtout en divulguant une vérité qui devait rester secrète. L’avocat qu’il alla consulter lui laissa peu d’espoir d’échapper à une condamnation, si l’on portait le litige en justice. Le vétérinaire se résigna. Il fit appeler Lorillard, le reçut seul à seul, et se permit alors de l’injurier tout à son aise, le traita de gredin, et lui versa l’argent.

Fortuné le compta, l’empocha, donna quittance, et saluant et en remerciant, dit au vétérinaire qu’il pourrait recommencer, quand bon lui semblerait, et au même prix, la cérémonie de l’autre jour.

Si la passion de l’argent fit ainsi commettre à Fortuné une telle bassesse, l’amour, d’autre part, conduisit M. Dujardin à une conduite indigne de lui. On le vit bientôt s’humilier à un tel point qu’il venait lui-même acheter sa nourriture à l’épicerie. Il réclamait seulement pour faveur, en raison de l’importance de ses acquisitions, que ce fut Angèle elle-même qui le servît de ses belles mains.

Cependant Lorillard ne parvenait point à donner à son commerce l’ampleur rêvée. La vente s’élevait à peine au-dessus de ce qu’elle était sous les Brigontal, elle restait excessivement modeste. Et Fortuné comprit bien vite qu’il devait chercher le succès dans de nouvelles améliorations. Il résolut de s’aider des huit mille francs soutirés au vétérinaire pour porter au grandiose son effort mercantile.

Des affiches et des prospectus apprirent à la population que l’épicerie Lorillard, à la demande générale, ouvrait deux nouveaux rayons, l’un de vins fins, provenant des meilleurs vignobles de France, l’autre de viande de boucherie, de premier choix et presque à prix coûtant.

Deux angles de la boutique, en effet, furent dorénavant occupés par ces nouvelles marchandises. Un garçon boucher s’occupait, le matin, de débiter les bifsteacks et les entrecôtes, que Lorillard acquérait à fort bon compte.

On sait que les veaux, vaches, bœufs et moutons, bien que menant à la campagne une vie plus saine que celle de la plupart des hommes, sont pourtant, tout comme ces derniers, attaqués par un assez grand nombre de maladies, dont plusieurs leur sont spéciales, telles que la fièvre aphteuse et beaucoup d’autres. Ces affections rendent leur chair dangereuse pour l’alimentation, si bien qu’il est interdit d’en vendre. Mais d’habiles négociants, installés presque tous aux portes de Paris, ont établi des abattoirs clandestins où périssent discrètement les moutons tuberculeux, les cochons trichinés, et les chevaux morveux dont il est fait chaque jour des hectomètres de saucisson. C’est dans un de ces abattoirs irréguliers, mais cependant prospères, que Lorillard achetait la carne dont il repaissait sa clientèle, avec un bénéfice dont il demeurait enchanté.

Pour le vin, il s’était avisé que, vraiment, il fallait être sot pour le faire venir de bien loin, payer le vigneron, les transports, et tant et tant d’intermédiaires, alors qu’il n’est point malaisé, en s’y prenait avec soin, de le fabriquer soi-même. Manquant de lumière sur cette partie de la science chimique, il se procura l’un de ces traités que des hommes de bien ont rédigés pour dévoiler les fraudes, et qui servent principalement à instruire les fraudeurs.

Lorillard, ainsi renseigné, fit de sa cave un laboratoire. Il s’y environnait de substances délétères, telles que la litharge, qui est un dangereux oxyde de plomb, le tartrate de potasse, et aussi d’une infinie variété de bois de teinture, de sirops de mûres et de framboises, et même diverses sortes de gros vins d’Espagne, dont il mettait un peu dans son mélange. Il ajoutait à cela plus ou moins d’alcool, et quelquefois du sucre. Certains sels de houille donnaient le bouquet, sauf pour le « vieux Bordeaux » que l’on imite mieux en employant l’iris de Florence.

Ce qui coûtait le plus cher à Fortuné, en somme, c’était la verrerie, les capsules d’étain colorié, les étiquettes de toutes les sortes. Mais, dans l’ensemble, la dépense restait faible, Et quel plaisir pour le jeune commerçant, lorsque, la journée terminée, prêt à quitter sa cave empuantie, il contemplait toutes ces bouteilles de Bourgogne, de Sauternes, de Château-Laffitte, rangées autour de lui, et dont il pouvait dire, tout bas, qu’il en était à la fois le père et le parrain.

C’est avec raison que l’on répète que le travail reçoit toujours sa récompense. Lorillard eut la joie de voir les clients affluer vers les chairs maladives qu’il leur offrait, et se gorger des bons crus qu’il composait pour eux. Il connut ces heures de glorieuse angoisse où l’étal était vide, et vide le porte-bouteilles, tout, absolument tout étant vendu. Alors, il s’en allait vers sa douce Angèle, et lui annonçait d’une voix triste :

— Je manque des ventes ! Il n’y a plus de veau, plus de bœuf, plus de mouton. Tout le saucisson est parti. Et je n’ai pas fait hier assez de Médoc.

Elle le consolait en lui représentant quelles recettes ils encaissaient ces temps-ci, grâce à ses combinaisons admirables et hardies.

Certes, il eût suffi aux Lorillard de continuer aussi heureusement leurs affaires pour devenir riches en moins de deux ans. Mais des difficultés cruelles survinrent au bout de peu de mois. Certaines furent les âpres fruits d’un hasard ennemi. La jalousie, la malignité des hommes engendrèrent les autres.

Jamais, peut-être, la boutique n’avait été à ce point bourrée de clients, jamais encore, sans doute, la majestueuse Angèle n’avait entassé dans son tiroir autant de billets de banque, que ce matin que la mauvaise fortune avait cependant choisi pour abaisser mon ami Lorillard. Ce dernier, l’âme contente, s’empressait auprès des pratiques, en servait trois en même temps, et savait dire à chacune le mot de politesse qui détourne de regarder la balance, pour s’assurer que l’on n’est pas volé sur le poids. Il remplissait avec promptitude le filet des ménagères, et criait vers la caisse, s’adressant à Angèle, l’énoncé des sommes à percevoir. De temps à autre, il observait Victor, le jeune garçon boucher. Car Fortuné n’ignorait pas qu’il faut étroitement surveiller les subalternes, capables, comme lui-même l’avait été, de tromper le patron et de trafiquer à son détriment.

Comme Lorillard, donc, regardait Victor, il vit celui-ci enfoncer son couteau dans un foie de veau tout entier, dont plusieurs personnes, chacune s’efforçant de passer la première, sollicitaient instamment des tranches. Mais à peine la lame pénétrait-elle dans la masse sombre et luisante du viscère, qu’un accident réellement horrible se produisit. Un long jet verdâtre sortit du foie, couvrit la face rouge de Victor, et retomba sur le plancher en éclaboussant de gouttes gluantes les spectateurs les plus proches.

Lorillard, à ce coup, manqua de sang-froid. L’effet qu’un si affreux spectacle produisait visiblement sur l’assistance irrita tant le cher garçon qu’il s’élança vers Victor et lui reprocha durement sa maladresse.

C’était une injustice. Le jeune boucher y fut sensible. Pourquoi s’en prenait-on à lui, si le veau était cancéreux ? Aussi, tout en s’essuyant le front avec les doigts, Victor répondit, d’une voix élevée :

— Ah ! pardon ! Ce n’est pas ma faute, à moi, si vous vendez la viande des bêtes crevées, hein ? et crevées de sales maladies !

— Taisez-vous, Victor, vous mentez ! s’écria Lorillard, palissant.

Mais Victor, dénouant les cordons de son tablier maculé, le jetait droit devant lui, signifiant, par ce geste décisif, sa volonté de quitter la place.

— C’est une abomination ! crièrent les gens, — un assassinat ! — Nous faire manger cela ! Allez chercher la police, qu’on arrête ce dégoûtant…

Heureusement pour Lorillard, elle arriva, la police.

Elle l’eût trouvé déchiré par le peuple, si elle avait tardé. Soucieux avant tout de rétablir l’ordre, les agents n’écoutèrent point les protestations des furieux, et firent évacuer la boutique. Fortuné, grâce à eux, ne reçut que quelques coups de pied, de poing, et de parapluie.

Mais ce fut en vain qu’il installa lui-même, le lendemain, son étalage de boucherie. Les mouches seules s’en approchèrent. Au bout de quelques jours, il ferma ce rayon discrédité, se demandant même s’il ne faudrait pas bientôt fermer le magasin tout entier, car presque personne ne s’y montrant plus, fût-ce pour acheter du sel. Pourtant, comme certains consommateurs, plus simples que le gibier des champs, perdent facilement la mémoire des maux endurés, on en vit quelques-uns revenir à la boutique. Lorillard, du reste, cherchant à surmonter la malchance, se plaignait partout de la calomnie qui le ruinait, et il assurait que l’accident dont on avait tant fait de bruit était des plus naturels, et se produisait journellement dans les meilleures boucheries.

— Que voulez-vous, répétait-il, je n’y étais pas, moi, dans ce veau ! Et Victor, un fainéant qui savait que j’allais le mettre à la porte, s’est vengé en essayant de me porter préjudice…

A la prière d’Angèle, M. Dujardin déclara publiquement, à diverses reprises, que les viandes qu’il avait achetées chez Lorillard étaient irréprochables. Le vétérinaire mentait. Mais, dominé par l’amour, il ne pouvait refuser ce sacrifice à celle qu’il continuait d’adorer, humblement. Et quoique l’on doive réprouver le mensonge, il faut convenir que celui-là provenait d’une grande âme, capable d’oublier, non seulement la trahison, mais encore, ce qui est beaucoup plus grave aux yeux de la plupart des hommes, l’extorsion d’une somme de huit mille francs. Ainsi sont les cœurs vraiment tendres, ils ne peuvent garder que quelques minutes à peine une rancune à l’objet de leur passion.

Comme M. Dujardin possédait le diplôme de l’École d’Alfort, et que sa science vétérinaire était donc garantie par l’État, la déclaration du brave homme influença le public. Et les gens du quartier, qui avaient excommunié Lorillard, revinrent sur leur jugement. Le scandale du foie de veau s’apaisait, la boutique de la rue Rodier reprenait son animation, et si Fortuné ne rouvrait pas son « rayon » de boucherie, c’était uniquement parce que les bouchers voisins avaient déclaré qu’ils dénonceraient leur concurrent, à la première occasion. Notez pourtant qu’eux-mêmes se fournissaient volontiers aux abattoirs officieux.

Fortuné, voyant ses progrès arrêtés dans cette direction, résolut de donner plus d’importance encore à sa manufacture de vins. De ce côté, les affaires marchaient à souhait, et la réputation de l’épicerie Lorillard dépassait les limites de l’arrondissement, atteignait jusqu’aux bords de la Seine. Il fallut embaucher deux garçons, qui s’en allaient, avec des paniers sur le dos, livrer des bouteilles tout le jour.

Lorillard, paresseux de sa nature, mais stimulé par l’appétit du gain, sut déployer une activité formidable pour suffire aux commandes. Il passait la journée dans son laboratoire, et souvent même la soirée, à mélanger, combiner, transvaser ses liquides. Et quand il remontait à la surface du sol, en clignant des yeux à la lumière, il croisait ses bras nus, rougis comme ceux d’un teinturier, et il disait à Angèle :

— J’ai fait aujourd’hui trois baquets de Moulin-à-Vent, et un seau de Chablis.

On a bien raison de dire que, pour le vulgaire, le faux est plus agréable que le vrai, puisque les pratiques de Lorillard se gargarisaient béatement de ses sophistications redoutables, tandis qu’un pauvre petit benêt de négociant en vins, établi depuis peu dans la même rue Rodier, n’arrivait point à vendre ses marchandises, loyales cependant, mais offertes sans astuce.

Le succès qu’obtenaient ses productions porta l’insatiable Lorillard à fabriquer en trop grandes quantités, trop rapidement, sans prendre un soin exact des doses chimiques. Aussi arriva-t-il qu’un plein cuvier de « vieux Chinon » mis en bouteilles et réparti entre de nombreux acquéreurs, empoisonna quatre-vingt-sept personnes, le « vieux Chinon », par malheur, contenant une excessive proportion de litharge. Fortuné, cette fois, s’était trompé. Qui donc ne s’est jamais trompé ? Nul ne mourut, mais les quatre-vingt-sept buveurs innocents furent tourmentés d’une colique si violente, de vomissements si cruels, de brûlures d’estomac tellement ardentes, qu’elles en vinrent à penser, quoique avec peine, que le vin de Lorillard n’était pas purement naturel. Plusieurs osèrent interroger le commerçant à ce sujet. Mais lui, ferme comme un rocher, expliqua que la vigne, lorsqu’elle devient la proie de certains microbes, peut produire un raisin, beau d’apparence, mais dont on tire un vin dangereux pour ceux qui en boivent un peu trop. Ces arguments, tout à fait imaginaires, convainquirent les questionneurs. Car Lorillard, en cette occasion, citait beaucoup de termes techniques, et l’on ne croit vraiment que ce que l’on ne comprend pas.

Un pharmacien du voisinage, homme sévère, et qui ne buvait que de l’eau, eut à remédier aux maux d’entrailles de nombreux clients, leur conseillant gratuitement des médicaments onéreux. Bien qu’il eût beaucoup profité de cet accident, le pharmacien, par curiosité, se procura un vieux reste de ce Chinon vénéneux, demeuré au fond d’une bouteille. Et, l’ayant analysé, il découvrit que c’était miracle si les quatre-vingt-sept personnes n’avaient point péri dans les convulsions. Il fit alors acheter chez Lorillard quelques autres échantillons, qu’il étudia de la même manière. Ayant enfin transcrit sur une double feuille de papier le résultat de ses travaux, il crut bien faire en le portant à la Préfecture de police. Peut-être espérait-il une récompense, des félicitations. En ce cas, il fut déçu. Car l’honorable fonctionnaire de la Répression des Fraudes, levant doucement les épaules, lui montra du doigt des montagnes de dossiers, et lui dit avec tristesse :

— Chacune de ces feuilles, dont vous voyez ici un immense amoncellement, dénonce une tromperie, une sophistication, souvent dangereuse, toujours criminelle. Nous avons mis tous nos soins à rechercher les coupables, dont un nombre énorme nous est connu. Mais nous sommes las, Monsieur, de l’inutilité de notre travail, et de voir que chacune des affaires que nous mettons en train amène aussitôt un ordre de ne pas la poursuivre. Si réellement votre épicier est un escroc, soyez sûr qu’il trouvera des appuis, et que ni vous ni moi nous ne pourrons rien contre lui.

Et ce sage, en souriant, reconduisit l’apothicaire indigné.

Il arriva pourtant que les fabrications de Lorillard, à la longue, ulcérèrent de plus en plus le tube digestif des clients. On dut, dans la même semaine, porter plusieurs de ces derniers à l’hôpital. Et la terrible vérité, que le pharmacien aidait, se répandit tout à coup. L’émeute se déchaîna contre le magasin de Fortuné, que la police, cette fois encore, réussit à protéger. Tant de plaintes furent portées qu’il fallut promettre une enquête. Mais, quand elle eut lieu, Lorillard avait depuis bien des jours anéanti son matériel, et jeté dans l’égout, en pleurant, ses Bourgogne, ses Saumur, ses Bordeaux et ses substances chimiques. Ainsi, par un sacrifice pénible, il écarta de lui la menace d’un procès.

Mais ce coup parut être pour son établissement le coup de la mort. Amputée des deux rayons qui faisaient sa puissance, et discréditée devant la clientèle, l’épicerie Lorillard ressembla dès lors à un lieu de malédiction où personne ne s’aventurait plus. Angèle maigrissait, assise devant la caisse inutile. Et Fortuné, quand il sortait le matin pour installer un étalage méprisé, trouvait sur les volets de fer, sur les panneaux de bois et jusque sur le trottoir, des inscriptions tracées à la craie qui le traitaient d’empoisonneur et de brigand. Il ne s’en fût aucunement froissé, s’il eût continué de gagner de l’argent. Au contraire, il en perdait. Aussi s’aigrissait-il de jour en jour. Il le montra, lorsqu’un enfant sans éducation, faisant de ses mains un porte-voix, lui cria du milieu de la rue :

— Hé ! dis donc, Borgia, quand feras-tu faillite ?

Plusieurs passants s’arrêtaient, ricanaient. Durement blessé, Lorillard, debout sur le seuil et levant les bras, exclama dans un élan de fureur et de désespoir :

— Est-ce qu’il y a un gouvernement, oui ou non ? Et s’il y a un gouvernement, pourquoi ne protège-t-il pas le Commerce ?

Et il ajouta, en se frappant coléreusement la poitrine :

— Je paye ma patente, hein ! Qu’est-ce qu’on veut de plus ?

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