La fortune de Fortuné : $b roman gai
VII
L’épicerie Lorillard descendait aux abîmes. Entièrement privée d’acheteurs réguliers, elle ne voyait plus entrer, et de loin en loin, qu’un client de passage, ignorant la chronique du quartier. Une année s’était écoulée depuis que les Brigontal avaient cédé la place à Fortuné, et tous les rêves de celui-ci, déjà, s’étaient évanouis. Il reconnaissait sa faute, à présent. Après l’affaire des vins, il aurait dû vendre le fonds, même à perte, et s’établir ailleurs avec l’argent amassé. Mais Lorillard s’était entêté dans l’espoir de remonter la mauvaise pente. Les pertes subies chaque jour diminuaient le capital. Il ne restait plus qu’à attendre, comme une mort lente, la banqueroute inévitable.
Plein de ces pensées rudes, Lorillard se promenait un jour, de long en large, dans sa boutique. Vous eussiez cru contempler un capitaine sur le pont de son navire en perdition. Angèle n’était point à la caisse. Retirée dans la cuisine elle y préparait le repas, elle-même, car elle avait congédié sa petite bonne, par économie.
C’est à ce moment que Mlle Brigontal pénétra dans le magasin. La borgne Béatrice n’avait point changé ; elle se conservait toujours maigre, toujours jaune, toujours effrayante à regarder. Mais elle portait dans ses bras un petit enfant emmailloté. Elle s’approcha de Lorillard, et, lui présentant le poupon, elle dit :
— C’est ton fils.
Elle ajouta : Il a trois mois maintenant. Compte un peu. Lorillard secoua les épaules.
— Cela ne me regarde pas, répondit-il. D’abord, rien ne prouve que ce moutard-là soit mon fils.
— Oh ! peux-tu parler comme cela ! Veux-tu donc que je dise à tout le monde ce que tu m’as fait ?
— Il n’y a pas de témoins, répliqua Lorillard tranquillement, et tu ne feras croire à personne que j’aie touché ta vilaine peau. Allons, va-t’en.
Mais Béatrice s’assit en geignant. Le mioche se mit à vagir. Alors la pauvre mère, dégrafant son corsage, en tira un sein noir, sec et ridé comme du caoutchouc hors d’usage, et elle le laissa pendre jusqu’aux lèvres du nourrisson. Tout en allaitant, elle racontait, plaintive, comment le père Brigontal l’avait chassée, en la traitant de gourgandine. Le vieillard ne voulait point croire qu’elle eût été engrossée par un hermaphrodite, et, dans tous les cas, il était trop content de se débarrasser de sa fille pour lui pardonner une faute dont il eût payé les frais. Car il savait que les enfants coûtent cher à élever, même en Auvergne, et il ne se souciait point d’augmenter sa dépense. Donc, Béatrice était venue trouver son suborneur, et elle exigeait qu’il lui servît une pension. Faute de quoi, ajoutait-elle en gémissant, elle devrait se faire courtisane, vendant son corps aux hommes, afin de vivre et d’entretenir son fils.
— C’est une idée, répartit Lorillard. Car je ne peux te donner un sou. Prends, si tu veux, une boîte de sardines, et sauve-toi vite, pour que ma femme ne t’aperçoive pas.
Béatrice accepta les sardines et se retira, promettant de revenir bientôt.
Fortuné n’avait qu’un ami, charcutier retiré des affaires, qui logeait en face de la boutique. M. Calandrap, misérable en 1914, avait fait, les années suivantes, une fortune inattendue. Il s’était pris d’amitié pour son jeune voisin au moment même où celui-ci voyait s’effondrer ses entreprises. Un soir que les Lorillard dînaient chez lui, et se repaissaient comme des parents pauvres, il dit au malheureux épicier :
— Je vous estime beaucoup, car vous êtes un adroit travailleur. La chance vous a manqué. Vous vous êtes établi trop tard, après le bon moment. Vous n’avez pas connu le temps des colis, des colis pour les soldats du front ! Ah ! les pâtés de foies gras, en farine et saindoux, les conserves de volaille où l’on ne mettait que des os et de la gélatine, et tous ces détritus que nous enfermions dans des boîtes soudées, et que nous vendions si cher ! Vous avez fait de votre mieux, mais les beaux jours étaient passés. Enfin, ne vous découragez pas. La situation politique est encore bien trouble. Peut-être aurons-nous bientôt une nouvelle guerre.
— Ah oui ! dit Lorillard en soupirant. Si cela pouvait revenir !
— C’est très possible, reprit M. Calandrap. Dans ce cas, nous nous entendrions peut-être tous les deux. Vous avez de l’étoffe, et je m’associerais volontiers avec vous…
Depuis lors, ce fut avec fièvre que Fortuné lut les journaux. Chaque incident diplomatique lui donnait une espérance. Mais les mois s’écoulaient, et le sanglant Mars, qui se nourrit de la chair des hommes et exalte les négociants bien plus que les militaires, le sanglant Mars ne consentait point à broyer de nouveau les nations. Et le gouffre était en vue, où devait s’engloutir l’épicerie Lorillard.
Un matin de ces jours d’épreuve, Fortuné, assis à la porte de sa boutique décriée, regardait en face de lui, avec un haineux découragement, ces maisons dont les locataires ne lui achetaient plus rien. Il éprouvait l’envie de se procurer, avec le reste de son argent, assez de mélinite pour faire sauter tout ce quartier barbare. Comme il s’abandonnait à ces imaginations désespérées, il vit un passant s’arrêter devant le magasin et en considérer l’enseigne avec un étonnement prolongé.
C’était un gros jeune homme à la face rasée. Tous ses doigts se chargeaient de fortes bagues d’or.
Un riche pardessus, à col de fourrure, s’arrondissait sur son échine. Et plus Fortuné observait l’inconnu, plus il croyait en reconnaître les petits yeux enfoncés, noirs et brillants comme ceux des rats. Mais Lorillard n’osait interpeller un personnage de si bel aspect.
Lui, au contraire, regardant soudain l’épicier, s’écria, joyeux :
— Hé ! c’est bien toi, mon vieux Fortuné ! Tu te souviens de moi, n’est-ce pas ? Gentillot, Ernest Gentillot…
— Si je me souviens ! répondit Lorillard, se levant avec déférence. Comme tu as changé ! Est-ce que tes parents sont toujours dans la chiffaille ?
Mais Gentillot, de la main, lui fit signe de se taire, et murmura, souriant :
— Chut ! on pourrait t’entendre.
Il accepta d’entrer dans la boutique et de s’y asseoir un instant. Une bouteille de véritable Malaga fut tirée de la cave, et des biscuits assez frais présentés sans parcimonie. Car il fallait fêter cet ami si flambant, qui peut-être rendrait service.
Ernest parlait avec affabilité, il trinquait à chaque verre nouvellement rempli, et il rappelait sans honte les années déjà lointaines, où, sur la zone militaire, parmi les décharges publiques, il avait grandi, comme son ami Lorillard, dans la cité des chiffonniers. Tous deux évoquaient les cabanes de leurs pères, les récoltes puantes entassées, et tout le familier spectacle de leur enfance commune.
— Ah oui ! reprenait Fortuné, quelles bonnes parties nous avons faites, nous et les autres, sur les tas de gadoue, avec ta sœur Valentine, qui était déjà si vicieuse…
Tous deux s’attendrissaient. Ernest s’aperçut qu’il allait se trouver en retard à un rendez-vous. Tendant la main à Fortuné, il lui demanda :
— Dis donc, il ne vient pas grand monde, chez toi, à ce qu’il me paraît. Les affaires ne marchent donc pas ?
— Non, répliqua lugubrement Lorillard, non, les affaires ne marchent pas.
Ernest parut attristé, réfléchit un moment, et reprit :
— Je suis trop pressé pour causer plus longtemps aujourd’hui. Mais viens me voir, nous tâcherons de trouver quelque chose pour toi.
Il partit, laissant sa carte à Lorillard, qui dès le lendemain se présenta chez l’ami retrouvé.
Gentillot habitait à Passy un appartement confortable et magnifique. Fortuné s’assit avec vénération sur un canapé Louis XVI, posa craintivement les pieds sur un tapis de haute laine. Et il parla. Il raconta toute sa vie, depuis le temps où il avait quitté la cité des chiffonniers, décrit ses débuts, ses succès, et puis enfin le désastre sans recours.
— Je suis perdu, dit-il en terminant, je ne pourrai pas me relever, à moins que nous n’ayons une nouvelle guerre.
— Es-tu fou ? s’écria Gentillot. Et il éclata de rire. — Est-ce que tu ne sais pas que l’après-guerre est bien meilleure pour les affaires ? D’où sors-tu donc, mon pauvre vieux ? Nous autres, c’est surtout depuis 1918 que nous avons gagné…
— Nous autres ? répéta Lorillard, qui ne comprenait pas ce pluriel.
Mais Ernest poursuit avec enthousiasme :
— Jamais, jamais on n’a connu cela ! On brasse aujourd’hui de l’argent par tonnes, par wagons ! Songe donc, les stocks américains, les licences d’importation, et les changes, et le reste ! Un monde, mon vieux, un monde… Le tout, c’est d’être renseigné, et d’avoir des relations…
— Mais comment, demanda Fortuné, as-tu noué ces relations ?
Comme il parlait, une jeune femme entra. Elle portait un déshabillé bleu qui lui serrait la taille et découvrait sa gorge. Très belle, de la double beauté de la créature bien faite et de l’idole peinte avec art, elle avait le teint blanc, la bouche écarlate, les yeux agrandis par le kohl, les cheveux d’un blond éclatant et artificiel.
— Reconnais-tu Valentine ? prononça Gentillot.
Non, Fortuné ne la reconnaissait pas. Quel rapport pouvait-il établir entre cette élégante superbe et la fillette de jadis, aux jupes crottées, aux cuisses crasseuses, qui l’avait, lui Lorillard, déniaisé à treize ans ?
Elle s’assit près de lui et parut le revoir avec émotion. Toutes les femmes ont du cœur. On ne le dit pas assez. Valentine, si âpre dans sa carrière, comme on le saura, fut touchée de retrouver l’un de ses premiers amants. Elle lui parla d’un ton affectueux et ne se retira que lorsqu’il eut promis de revenir de temps à autre chez elle.
Car elle était chez elle, ici, Ernest l’expliqua. Il servait, en somme, d’intendant à sa sœur. Il faisait les courses, exécutait les ordres, s’acquittait des transactions. Oh ! il ne se plaignait pas, le métier en valait la peine…
Il racontait franchement, et même avec un peu d’orgueil, comment Valentine et lui, non sans peine, étaient parvenus si haut. Ernest se flattait d’y avoir utilement concouru, en dirigeant bien sa cadette. Sans lui, elle serait encore la petite pierreuse de rien du tout, qui, à dix-sept ans, arpentait déjà les trottoirs suburbains, pour un profit médiocre. Il n’avait jamais souffert que sa sœur eût d’autre soutien et conseiller que lui. Il la contraignit à faire des économies jusqu’au moment où elle put se nipper avec assez d’éclat pour fréquenter les maisons de rendez-vous les plus huppées. Ce n’était pas mauvais, surtout en 1918, avec les Américains. Mais la fortune ne vint qu’après l’armistice, quand Valentine se lança dans les milieux d’affaires et même de politique. Elle dédaigna, dès lors, de vendre ses nuits à prix fixe. Elle les donna, mais en choisissant supérieurement ses bénéficiaires. Au lit, avant l’étreinte, elle exigeait, selon les cas, un bon avis : — Pouvait-on compter, par exemple, sur la baisse du franc, et râfler des livres, des dollars ? Ou bien elle se faisait donner la préférence pour des achats de stocks avantageux, des promesses d’adjudications pour les régions dévastées. Ernest ensuite, s’occupait des dollars, rétrocédait les stocks sans les avoir vus, repassait les commandes moyennant commission.
Lorillard haletait d’envie en écoutant ces choses. Gentillot s’en aperçut, et dit avec cordialité :
— Écoute, mon vieux, j’essaierai de te procurer une affaire. Valentine te rendra volontiers service…
Il dévisagea Fortuné, cligna des yeux, et ajouta :
— J’ai bien remarqué qu’elle était très heureuse de te revoir. Hé ! les femmes se souviennent toujours de leurs premiers amis… Mais je suis gentil, hein ? et il ne faudra pas m’oublier.
Ernest, en même temps, frottait son pouce sur son index, comme pour compter des billets de banque.
— Naturellement, exclama Fortuné, tu aurais ta part !
— Alors, déclara Gentillot, je vais m’occuper de toi tout de suite. Voyons… des fournitures pour les troupes d’occupation en Syrie ? Qu’est-ce que tu en dis ? Valentine a un ami très bien placé pour nous obtenir cela.
— Parfait ! surtout s’il s’agit de conserves, répondit Lorillard, qui déjà songeait à s’appuyer sur la science du bienveillant Calandrap.
— Mais il te faudra des fonds ?
— J’en aurai, répliqua Lorillard, certain que le même Calandrap lui en prêterait.
— Du reste, prononça gravement Ernest, on trouve toujours à emprunter, sur les commandes de l’État. Ainsi, c’est entendu. Je vais parler à Valentine, et dès qu’il y aura du nouveau, tu me verras arriver chez toi. Mais surtout, ne jase pas, c’est trop sérieux.
Fortuné, plein d’une exaltation frénétique, regagna son épicerie. Angèle y était assise. Elle croisait les mains sur son ventre pareil à une citrouille revêtue de drap. Elle méditait. Son front, habituellement uni, se creusait de ces rides horizontales qui dénotent la concentration de la pensée. Elle se leva, baisa les joues de son Fortuné, puis elle lui dit, insinuante et sérieuse :
— Mon amour, veux-tu m’écouter ? Je viens de réfléchir, je crois que j’ai trouvé ce que nous avons de mieux à faire. Abandonnons cette boutique, et, avec le peu de bien qui nous reste, allons nous installer à la campagne. Nous y louerons une petite ferme, où nous élèverons des volailles et des bêtes à cornes. Je sais traire les vaches et fabriquer plusieurs sortes de fromages.
Lorillard se mit à rire, convulsivement. Et il répliqua, d’un ton dédaigneux :
— Qui donc a jamais fait une grande fortune dans une petite ferme ? Qui donc, même, a jamais fait fortune en travaillant de ses propres mains, fût-ce à traire des vaches et à fabriquer des fromages ? Pauvre chère Angèle, laisse-moi diriger notre barque. Je suis sur le point d’entreprendre des affaires énormes, entends-tu ?
— Je n’insiste pas, reprit Angèle. Mais j’ai peur. Il a l’occasion de se casser les reins, celui qui essaye de monter trop haut. Tandis que dans notre petite ferme nous vivrions si tranquillement heureux !
Mais Lorillard offensé, les poings sur les hanches, regarda sa femme de haut en bas, et il lui dit, d’une voix orgueilleuse :
— T’imagines-tu donc qu’un homme de ma valeur va se mettre à labourer les champs ? Comprendras-tu, à la fin, que dans six mois, grâce à mes capacités, je peux devenir millionnaire ?