La fortune de Fortuné : $b roman gai
LA FORTUNE DE FORTUNÉ
I
Dans l’étroite, sombre, poussiéreuse gare des Invalides, il n’y a pas longtemps, j’étais venu m’asseoir, pour aller à Versailles, dans un wagon de troisième classe. Les voyageurs affluaient. Pourtant il restait encore sur la banquette, en face de moi, un espace vide, pour trois personnes.
Je venais d’arriver, quand la portière se rouvrit. Un personnage aux cheveux emmêlés se hissa péniblement jusqu’à nous. C’était un vagabond en tenue de misère. Par les déchirures de ses sandales, j’apercevais ses orteils noirs. Bien que nous fussions au fort de l’été il était revêtu d’un pardessus marron mangé des vers et constellé de taches grasses. Comme ce pardessus manquait de largeur, les boutons se reliaient aux boutonnières par des ficelles nouées. Entre ces ficelles parallèlement tendues la chemise sale apparaissait. Le pantalon, lui semblait de juste taille, et l’on ne pouvait lui reprocher que les effilochures qui terminaient chaque jambe par de longues franges.
Mais ce qui frappait en ce pauvre homme était beaucoup plus encore la senteur que l’aspect. A peine était-il entré que le compartiment s’emplit d’une odeur que je reconnus : l’odeur qui parfume ma maison quand le tonnelier mon voisin rince des futailles dans la cour.
Ivre, il oscillait en s’avançant comme s’il marchait sur la corde raide. Enfin, il se laissa tomber au milieu de la place libre, qui s’élargit encore. Les voisins, en effet, pour éviter toute possibilité de contact, se rencognèrent aux deux bouts de la banquette. Mais lui, inattentif à cette impolitesse, posa les mains sur ses genoux, renversa la tête, l’appuya contre la paroi et s’endormit aussitôt, bouche ouverte.
Il ronflait avec une force terrible et continue ; et nos murmures, le sifflet des locomotives, le fracas des portières refermées ne le réveillaient pas. Parmi tant de voyageurs qui cherchaient encore une place, aucun n’osa, jusqu’au moment du départ, s’installer à côté du dormeur. Cependant, comme le train s’ébranlait, montèrent deux gendarmes aux larges dos qui, sans crainte et sans dégoût, s’assirent, faute de mieux, l’un à droite, l’autre à gauche du vagabond.
Nous roulions, à présent, à travers la banlieue, et l’homme ronflait toujours, tellement que les gendarmes se consultèrent du coin de l’œil, en fronçant les sourcils. Ils eurent sans doute l’impression qu’un ronflement si puissant, provenant d’un homme aussi mal habillé, devait être illégal. Toujours est-il que d’un même mouvement, ils secouèrent le miséreux par les épaules.
Alors il s’éveilla, et il se vit entre deux gendarmes. Il ferma les paupières, les rouvrit. Les gendarmes étaient toujours là. C’étaient de vrais gendarmes, il n’avait pas rêvé…
Il poussa un long et faible gémissement, puis soupira cinq ou six fois. Son visage exprima l’affliction la plus douloureuse. Enfin, il osa se tourner du côté droit et dire à l’un des gendarmes :
— Pourquoi m’arrêtez-vous ? Je suis un honnête homme. Tout à l’heure, j’étais un peu saoûl. C’est fini, maintenant.
Ce gendarme se taisant, le vagabond s’en prit à l’autre :
— Je n’ai pas fait de mauvais coup. D’abord, moi, je suis un honnête homme ! Pourquoi m’emmenez-vous en prison ?
Chacun sourit de l’erreur, mais personne ne répondit. On ne répond pas à un ivrogne pauvre. Mais lui, continuant de répéter qu’il était homme de bien, ajoutait que jamais, jamais il n’avait été condamné. Il voulut toucher l’âme des gendarmes en leur montrant ses papiers. Retournant ses poches, il n’y trouva guère que sa pipe, et rougit de confusion.
En se fouillant, il avait laissé tomber sur le plancher son billet d’aller et retour, et un papier chiffonné. Je ramassai le billet et fis un signe à mes voisins. L’individu ne s’aperçut de rien. Le buste penché, il se cachait la face dans les mains et pleurait doucement. Il songeait, sans doute, qu’il ne dormirait plus dans la resserre, près des Halles, sur les voitures des marchands des quatre-saisons, à côté des lapins que l’on nourrit, sous un grillage, avec des légumes invendus. Il ne récolterait plus le tabac humide et divers des trottoirs. Sur le comptoir des estaminets, il ne boirait plus le vin rouge, puisqu’on allait le mener en prison.
Il se redressa, parut résigné. Certes, il ne s’élèverait point, faible, contre le sort, contre la loi, contre la prévôté. Il secoua la tête et prononça, d’un accent douloureux :
— Faites de moi ce que vous voudrez.
Quand le train fut en gare de Versailles, les gendarmes descendirent, silencieux, importants. Et le vagabond les suivit, croyant que tel était son devoir. Il les suivit d’abord, le long du quai, à deux pas, puis à trois, puis à quatre. Tout à coup, il s’arrêta, parut observer qu’on ne le regardait pas, à cette seconde, et, se décidant à profiter d’une occasion si extraordinaire, il s’enfuit en courant, plein de la formidable, de la tremblante joie de l’évasion.
A ce moment, comme il passait devant moi, je le considérai plus attentivement. C’était un homme très jeune encore, de trente ans à peine, et si ces rides paraissaient déjà nombreuses, c’est parce que la crasse les dessinait. Je remarquai aussi qu’il boitait très légèrement. D’autre part, son allure n’était point celle d’un véritable vagabond, dont la saleté de ses haillons lui donnaient pourtant l’aspect. Sa démarche avait quelque chose d’à-demi distingué, et je me rappelai que les paroles qu’il avait prononcées tout à l’heure, dans le train, étaient, sinon choisies, du moins fort correctes.
— C’est là, me dis-je, quelque nouveau pauvre.
Il était allé s’asseoir, assez loin, sur un banc et se dissimulait derrière un distributeur automatique. Je le voyais, de temps à autre, avancer la tête et regarder avec inquiétude. Les gendarmes avaient disparu. Rassuré, l’homme se leva, se mit en marche, derrière moi. Nous descendîmes presque ensemble l’escalier, parmi les derniers voyageurs. A la sortie, comme un employé lui réclamait son billet, il défit noblement les ficelles qui fermaient son pardessus et chercha dans la poche intérieure. Je me retournai et tendis le morceau de carton.
— Tenez, dis-je ; le voici, votre billet. Vous dormiez, tout à l’heure, vous l’avez laissé tomber, je l’ai ramassé pour que vous ne l’égariez pas une fois encore.
— Je vous remercie très vivement, Monsieur, me répondit-il en soulevant son chapeau percé.
Je partais, sans plus m’occuper de lui, et j’avais déjà fait quelques pas hors de la gare, lorsque quelqu’un me toucha le bras. C’était encore mon vagabond.
Très pâle, maintenant, et visiblement dégrisé, il me demanda, l’air tourmenté :
— Je vous prie de m’excuser, mais n’avez-vous pas ramassé un papier, une lettre, en même temps que mon billet ?
— Non, répondis-je. J’ai bien aperçu quelque chose comme cela, en effet, mais je l’ai laissé…
— Quel malheur ! s’écria-t-il, tragique. Quel malheur ! Et le train est reparti, à présent… C’est qu’il y avait dans cette lettre, ajouta-t-il, une adresse que je ne pourrai jamais me rappeler.
Il contemplait le pavé, en bredouillant.
— Rue de… de… de…
Sa douleur paraissait immense. Je me sentais un peu responsable. J’aurais dû, en somme, la ramasser aussi, cette lettre. J’entrepris de le consoler et lui dis :
— Ne vous désolez pas à ce point. Est-elle donc tellement importante pour vous, cette adresse ?
— Importante ! s’écria-t-il, je crois bien ! Il y va de ma vie. Car, si je la retrouve, je suis à peu près sûr de ne jamais mourir de faim.
— Eh bien, vous vous la rappellerez, repris-je. S’agit-il d’un commerçant ? Vous avez le Bottin. Et puis, en réfléchissant…
Mais il secouait la tête et se mordait les lèvres.
Il m’intéressait de plus en plus. Je discernais en lui quelque mystère. Cette lettre même, cette adresse perdue, avait quelque chose d’un peu romanesque, qui excitait ma curiosité. Et puis, bien que la visite que je venais accomplir à Versailles fût urgente, je n’éprouvais nulle hâte à m’en acquitter. J’allais rendre à mon ami Morin une somme jadis empruntée, et j’y allais par raison, par équité, mais à contre-cœur. Aussi m’accrochais-je inconsciemment à l’occasion de retard qui se présentait, et dis-je au pauvre garçon :
— Venez donc avec moi. Nous allons boire un coup ensemble. Je suis bien certain que dans cinq minutes vous vous souviendrez…
— Si vous y tenez… répondit-il en soupirant.
Je mis plus d’un quart d’heure à trouver un cabaret suffisamment modeste, où l’on pût accueillir, sans hauteur, un compagnon comme le mien. L’estaminet d’un marchand de charbon s’offrit à nous et me parut convenir très bien. L’Auvergnat qui le gouvernait nous reçut avec politesse et nous fit même, au sujet de la température, un brin de conversation. L’instant d’après, nous étions installés, dans une petite salle carrée, de chaque côté d’une table au bois rugueux.
Une minute, j’observai à loisir mon voisin, silencieux. Court, large d’épaules, il donnait l’impression de la force physique. Il avait de gros yeux de myope, et la barbe, les cheveux longs, d’un châtain roussâtre. Mais ce qui me parut plus particulier à son visage était l’expression légèrement simiesque qui provenait de la rare dimension de la mâchoire inférieure, proéminente au point que les joues, un peu ballonnées, se situaient dans un plan oblique en avant.
Comme mon invité demeurait excessivement sombre, je voulus le distraire et commençai ainsi :
— Vous nous avez bien fait rire dans le train, lui dis-je. Les gendarmes étaient là par hasard, ils ne pensaient pas à vous arrêter…
— Oui, répondit-il, j’étais ivre. Cela n’est point trop mon habitude. Mais il me fallait du courage pour la démarche que je venais tenter ici. Alors, pour une fois, j’ai bu.
Il appuya les mains sur la table, et, se penchant vers moi, il poursuivit :
— Et puis, ma conscience n’est pas tranquille. Entre nous soit dit, je devrais être au bagne.
Ce propos m’inquiétait. Avais-je donc affaire à un criminel ? — Il comprit ma pensée, et reprit en souriant :
— Oh ! n’ayez crainte. Des milliers de gens ont commis ces mêmes coquineries que j’ai commises, pour devenir riche. Tant que je l’ai été, je n’ai point éprouvé de remords, et je savais bien, d’autre part, que personne ne m’inquiéterait. Au contraire, tombé dans la misère, aujourd’hui, je me repens. Je crois bien que je ne suis pas assez puni, et que je devrais tresser, en prison, des chaussons de lisière.
Alors, tout frémissant, l’étrange individu se dressa. Et, secouant son pardessus troué, aux ficelles pendantes, et tous les oripeaux de son immense misère, il cria d’une voix éclatante :
— Vous voyez en moi, Monsieur, ce qu’on appelle un profiteur !
— Sans critiquer votre toilette, répondis-je poliment, laissez-moi vous dire que les mercantis de ma connaissance sont mieux habillés que vous.
Mais il ne m’écoutait point, et de nouveau cherchait dans ses poches la lettre perdue, bien qu’il fût assuré de l’avoir laissée dans le wagon. En plus de sa pipe, cette fois, il trouva une carte de visite, qu’il me tendit.
Elle était extrêmement sale, cassée aux coins, pliée en plusieurs endroits. Mais elle portait, en grandes lettres gravées :
Fortuné Lorillard
Alimentation en gros
Paris, 33, avenue de l’Observatoire
Et comme je lui demandais à qui cette carte avait appartenu, il répondit, avec une nuance de fierté :
— Fortuné Lorillard, c’est moi-même, Monsieur.
Alors, je me mis en colère, je lui affirmai qu’il agissait mal, et qu’il me prenait pour un autre. A qui ferait-il croire, en effet, lui, si marmiteux, qu’il était un gros commerçant, alors que ma fruitière, qui n’est qu’une revendeuse ; s’en allait au bal en robe de soie, avec des fourrures d’impératrice ?
Il s’efforça de me calmer, car c’est un homme conciliant, et commença de me raconter son histoire. C’était là tout ce que je désirais.
Son récit dura jusqu’au soir. Nous dûmes donc déjeuner chez notre marchand de charbon. Je renonçai lâchement à visiter mon ami Morin, et remis à plus tard le paiement de ma dette. J’eus peut-être tort en cela, puisque, depuis ce jour, je n’ai plus trouvé l’occasion de m’en acquitter. Mais, en revanche, j’ai entendu l’instructive confession de ce vagabond, qui fut, pendant un temps, l’un des spéculateurs les plus puissants de France. La soif du gain le porta jusqu’au pinacle de la Fortune, par tous les brigandages que nous avons vu tolérer, en ces temps barbares. Désormais j’aperçois en lui l’un des types principaux de notre époque, et l’on admettra facilement que ses aventures, que je vais rapporter d’après lui, pourraient être facilement prêtées à tel ou tel de ces affameurs qui nous oppriment encore si rudement.
Ce n’est point mot à mot que je puis répéter les paroles de Lorillard, car il les prononça sans beaucoup d’ordre, et revint souvent en arrière pour préciser tel ou tel point. D’autre part, j’ai eu, depuis cette première entrevue, de nombreuses occasions de rencontrer et d’interroger mon nouvel ami. On trouvera donc ici, non pas le récit incomplet qu’il me fit le premier jour, mais son histoire tout entière, rapportée avec un soin exact, d’après lui-même, et avec toutes les indications qu’il voulut bien me fournir, à diverses reprises.