La fortune de Fortuné : $b roman gai
XI
Le divorce fut prononcé, peu de temps après, aux torts d’Angèle. Et les mois passèrent, enrichissant Fortuné. Valentine n’avait nullement exagéré sa puissance, ni sa bonne volonté. Ernest se montrait un guide habile. Les affaires se succédaient, faciles et fructueuses, et d’une agréable diversité. Lorillard, étonné de lui-même, acquérait et revendait automobiles, stocks, cargaisons, denrées alimentaires, caoutchoucs, matières colorantes. Et toutes ces opérations se posaient et le résolvaient d’une manière abstraite. Jamais Lorillard ne posséda le plus petit entrepôt, ni ne resserra la moindre quantité de marchandises chez lui ni ailleurs. Le plus souvent, même, il ne voyait point ce qu’il achetait, puisqu’il le négociait aussitôt, avec un grand bénéfice.
Car c’était le temps béni des hausses prodigieuses, des prix bondissant chaque jour vers des nouveaux sommets. Une multitude de Lorillard et d’Ernest, accompagnés de courtiers, de « démarcheurs », soutenus de solides appuis, jouaient à la balle avec les cours. Il n’y avait que le franc qui baissât, mais sur cette baisse elle-même, Fortuné gagnait, gagnait…
Certaine licence d’importation, peu de temps après ses débuts, le rendit millionnaire d’un seul coup. Pour l’obtenir, il avait fallu corrompre des gens en place. Cela se sut, et il fut question d’arrêter Lorillard. Mais on s’en garda bien, et il conquit dans ce scandale une réputation d’homme adroit, qui le mit au premier plan, très au-dessus des petits agioteurs de Paris et de province.
Il savait bien, lorsqu’il se regardait dans une glace, qu’il y apercevait l’image d’un coquin. Mais cette pensée même lui était douce ; il s’enorgueillissait de toutes ses friponneries, où il voyait autant de victoires, et la preuve de la supériorité de son génie. Comment, du reste, eût-il été honteux, alors que chacun le saluait avec déférence, recherchait son amitié ?
Lorillard était donc devenu l’un de ces bénéficiaires des troubles et des massacres, princes du caverneux royaume des affaires, qui abondèrent davantage en notre temps que les hydres, dragons, harpies et monstres de toute nature dans l’antiquité. Rabelais, en certain endroit de son Pantagruel, parle de « Dyables négotians » ; mais c’est seulement aujourd’hui que nous connaissons la force cruelle et invincible de ces démons. Ce sont les « princes » en question, lourds de pouvoir, d’argent et de vanité, mais grossiers, comme on le sait bien, et qui se mouchent dans leurs doigts quand on ne les regarde pas.
Fortuné habitait, aux environs du parc Monceau, un hôtel particulier d’une admirable splendeur, tout brillant de dorures. On n’aurait point trouvé, dans toute la maison, un meuble qui ne fût point garanti, sur facture, du style et de l’époque Louis XV, ni aucun, non plus, qui n’eût été récemment construit dans le faubourg Saint-Antoine. Lorillard n’aimait pas trop ce mobilier, mais il le respectait en considération du prix qu’il l’avait payé. De même, il jugeait fort laides les tapisseries dont il avait fait couvrir les murailles, mais il les regardait avec complaisance, à cause de la grande valeur qu’il leur supposait. Et puis, il se rendait compte qu’un personnage tel que lui se devait de posséder des merveilles de ce genre. Les antiquaires-fabricants avaient adroitement imposé cette idée à tous les congénères de Lorillard.
C’est à la porte de cette demeure que vint un jour se présenter Béatrice Brigontal. Le concierge, revêtu d’un uniforme éclatant, se précipita vers elle avec colère, pour lui interdire l’accès. Car il avait, une fois pour toutes, reçu l’ordre de chasser les pauvres, dont la vue dégoûtait son maître. La haillonneuse Béatrice, avec son enfant sale dans les bras, pouvait bien être prise pour une mendiante, surtout en un lieu où ne se montraient jamais que des visiteurs, interlopes parfois, mais toujours richement habillés.
— Sortez ! cria le portier. Monsieur donne au bureau de bienfaisance. Monsieur ne veut pas être tourmenté chez lui par tous les indigents de Paris. Fichez-moi le camp !
Mais Béatrice, pleine de ténacité, posant à terre son marmot (lequel à présent marchait assez bien) ne répondit point au domestique. Elle se pencha vers l’enfant, et prononça, bas :
— Appelle papa, mon mignon, et tu auras un bonbon.
Sur cette promesse, l’enfant se mit à crier, d’une voix perçante : Papa ! Papa ! Papa !
Mlle Brigontal, se tournant enfin vers le serviteur furieux, expliqua :
— Son père, c’est votre patron, larbin ! Votre patron qui m’a violentée, entendez-vous ?
Elle frappait sa poitrine concave.
— Il me servira une pension, poursuivit Béatrice, ou bien il ira en cour d’assises !
— Allez-vous-en dehors, en attendant, répliqua le concierge, qui la poussait par les épaules. Et n’oubliez pas d’emmener votre produit.
Elle résistait, ne cessant de répéter, d’un ton aigre et puissant, qu’il y avait, Dieu merci, des lois en France, et qu’elles ne permettaient point, ces lois, que l’on labourât une femme sans son autorisation, que l’on engrossât de force une jeune fille pure, et qu’après l’avoir contrainte pendant neuf mois à porter un faix illégitime, on se désintéressât et de l’arbre et du fruit.
Lorillard, de son cabinet de travail, entendit le vacarme dont le rez-de-chaussée retentissait. Il envoya son secrétaire s’informer, puis continua de lire son courrier.
Le secrétaire revint, hilare.
— C’est, dit-il, une pauvre folle, avec un petit garçon. Elle est borgne, et elle assure que vous l’avez violentée.
Fortuné se mit à rire, et répondit, jovial.
— Très drôle, mon ami, très drôle. Pourvu qu’elle n’aille pas prétendre que c’est moi qui l’ai éborgnée.
Comprenant qu’il s’agissait de Béatrice, il plaisantait ainsi pour masquer son trouble, et pour empêcher que ses gens soupçonnassent qu’il avait caressé une femme tellement pauvre et laide.
— Elle affirme qu’elle ne partira pas d’ici, continua le secrétaire. Faut-il téléphoner au commissariat ?
— Nullement, dit Lorillard. Faites-la monter ; elle m’amusera. Mais qu’elle laisse le mioche en bas.
Peu de secondes après, Béatrice pénétra dans le bureau fastueux. Fortuné congédia le secrétaire.
— Me reconnais-tu ? demanda la fille de Brigontal. Ah ! je t’ai retrouvé, à la fin.
Elle jeta un regard autour d’elle.
— Il paraît que tes affaires vont bien. Mais je meurs de misère, moi, pendant ce temps-là, avec le pauvre petit ange que tu m’as fait, dégoûtant !
— Si je suis dégoûtant, répondit Lorillard avec froideur, je n’ai pas pu te faire un petit ange. D’un autre côté, quoique j’aie autrefois eu quelque bonté pour toi, je ne vois pas que tu aies droit à une pension. C’est moi, bien plutôt, qui devrais t’en demander une. N’essaie point de me menacer. Tu perdrais ton temps et ne tarderais pas à loger à Charenton, avec les autres folles.
Béatrice recommençait de crier. Fortuné l’interrompit.
— Je désire te venir en aide, déclara-t-il, parce que j’ai pitié de toi.
Il réfléchit un petit moment. Il tenait à se débarrasser à jamais de cette relation peu reluisante ; mais il s’affligeait de lui verser de l’argent.
— Veux-tu, dit-il, que je te donne l’ancienne épicerie de ton père ? Elle est toujours fermée, et m’appartient encore.
— Oh oui ! s’écria Béatrice. Comme tu es gentil…
— Tu auras le fonds et le matériel, avec une petite somme pour commencer. Laisse-moi ton adresse. Je t’enverrai moi-même tes papiers, dès ce soir. Mais tu ne m’ennuieras plus, hein ?
Béatrice, heureuse d’un succès si grandiose, ne crut point faire assez en exaltant, à haute voix, la générosité, la noblesse de Lorillard. Elle affecta d’en être émue au point que ses jambes pliaient, et elle se renversa sur un canapé de cuir. Là, fixant son œil affreux, mais brillant de gratitude, sur Fortuné, elle murmura :
— Je ne suis pas une ingrate, tu sais. Si tu veux ta petite récompense…
— Non, vraiment, répliqua l’autre. Je te remercie, je suis trop occupé, ce matin.
Elle insista, par gentillesse. Puis, voyant que Lorillard ne se décidait pas à profiter d’une occasion si agréable, Béatrice s’assit, et, croisant les jambes avec une pudique dignité, elle reprit, sur le ton de la conversation :
— M. Dujardin va épouser Angèle… Cela lui fera une grosse bête dans sa petite ménagerie… Les hommes ont des goûts extraordinaires… Je ne désire pas t’humilier, mais quand je pense que tu m’as préféré ce tas de graisse ! Tu savais pourtant que je suis belle de corps…
Fortuné réussit difficilement à renvoyer Béatrice. Il tint parole. Elle, de son côté, ne revint plus l’importuner.
C’est vers ce temps que Valentine quitta les affaires, et dit un éternel adieu aux fatigues de sa profession. Elle se retira, comblée de biens, satisfaite d’avoir jusqu’au bout mené ses entreprises, et devinant, prudente, que des temps plus durs approchaient. Très jeune encore, elle avait royalement tissé sa toile. Il ne restait donc plus qu’à faire peau neuve, à s’installer dans la respectabilité.
Ce n’était pas seulement par sagesse que Valentine Gentillot se réjouissait de l’avenir. Elle chérissait Lorillard, et elle s’extasiait en songeant que désormais nul autre homme que lui ne la toucherait. On ne doit pas s’étonner que Valentine s’illusionnât sur elle-même de si étrange façon. Chacun conçoit le Paradis comme un endroit où l’on se repose. A tout le moins désire-t-on, en général, de faire exactement le contraire de ce qu’on fait actuellement. Qui se promène songe à rentrer à la maison, le prisonnier voudrait courir les champs, le fonctionnaire souhaite la retraite, le savetier attend le jour où il ne ressemellera plus les chaussures, la jeune fille s’irrite de rester en friche, et la plus grande volupté des courtisanes est peut-être de coucher seules.
Mlle Gentillot n’allait point absolument jusque-là. Mais elle appréciait surtout Fortuné à cause des souvenirs qu’il vivifiait en elle. Dans ses bras, elle oubliait tous les travaux accomplis, elle redevenait la petite fille de jadis, et cette impression l’émouvait autant que la romance la plus sentimentale.
Elle loua un appartement, avenue de l’Observatoire, et l’aménagea selon ses nouvelles idées, qui n’avaient plus que la décence pour objet. Valentine ne voulut point conserver quoique ce fût de son ancienne installation, rien qui pût lui rappeler l’état qu’elle quittait. Plus de tableaux ni de gravures, à moins qu’ils ne représentassent des personnes convenablement vêtues, ou des paysages. Elle refusa d’acheter, à un marchand qui l’en sollicitait, le groupe en marbre des Trois Grâces, qu’elle trouvait obscène. Même, elle refusa de faire entrer chez elle aucun de ces tabourets carrés que l’on recouvre de tapisserie, parce qu’elle se rappelait très bien avoir rencontré, dans ses voyages, des tabourets du même aspect, mais adroitement machinés, et qui recélaient sous le velours l’une de ces cuvettes d’émail ou de porcelaine qui ont à peu près la forme d’un violon.
Ce fut enfin une rage de pudeur, d’austérité. Fortuné s’en inquiéta quelque peu. Car il avait pris le goût des parfums violents, des coussins profonds, de toute la splendeur spéciale dont Valentine s’était jusqu’alors entourée. Mais il n’y pensa guère. D’autres soucis l’occupaient.
Il était riche, très riche. Mais il sentait qu’il ne saurait être heureux à moins de ramasser encore infiniment d’argent. Il était possédé par la folie du lucre, la soif infinie et toujours croissante du gain. Quelques affaires, malgré tout, lui échappaient, ou donnaient peu de chose. Il entrait alors en fureur, plus mécontent d’un petit insuccès qu’il n’était satisfait d’une belle réussite.
Valentine l’exhortait à montrer autant de prudence qu’elle-même, à réaliser sa fortune et à se contenter des grosses rentes qu’il en tirerait. Il ne pouvait se résoudre à suivre ce conseil, et répondait :
— Encore quelques semaines, quelques mois, et puis je m’arrêterai. C’est impossible en ce moment ; les affaires marchent encore trop bien.
Lorillard avait acheté, en Touraine, un très beau château historique. C’est là qu’eut lieu le mariage de Valentine et de Fortuné. Puis le couple revint habiter à Paris l’appartement aménagé par Valentine, avec tant de soin.
Pendant la première semaine qui suivit les noces, la nouvelle Mme Lorillard vécut dans une joie immense. Elle était mariée, mariée ! Ce mot-là sonnait à ses oreilles comme un titre de noblesse, d’honorabilité. Elle se regardait dans les glaces, et elle murmurait :
— Je suis mariée !
Pendant la deuxième semaine, elle se blasa. Elle estima même que, pour un mari tiré de si bas et porté par elle si haut, un mari acheté, en somme, comme à la foire, Fortuné ne s’occupait point assez d’elle. Elle n’en dit rien, mais commença de se trouver à plaindre.
Et puis, elle en vint à s’ennuyer. Cette vie tranquille, elle aurait de la peine à s’y faire… Valentine ne voyait personne, était complètement privée de relations, puisqu’elle avait rompu avec tous les amis de naguère.
Elle en était là, lorsqu’un matin, en traversant le Luxembourg, elle aperçut une jolie femme qu’elle crut reconnaître.
— Mais c’est Lucienne ! se dit Valentine, approchant.
Lucienne, assise, lisait. Sa mise était élégante, mais sérieuse. Son parfum, faible, était un parfum d’honnête femme. Enfin, elle se tenait avec correction, et ne regardait les hommes que lorsqu’ils l’avaient déjà dépassée.
Mise en confiance, Valentine s’installa près de Lucienne, qui d’abord se montra gênée. Elles s’embrassèrent pourtant, puis se questionnèrent.
— Je suis mariée, annonça orgueilleusement Valentine. Mon mari est dans les affaires…
— Mes compliments, répliqua Lucienne. Mais je suis baronne, moi !
Elle ajouta :
— J’attends le baron ; reste un moment, je te présenterai. Comment t’appelles-tu, maintenant ?
Valentine la renseigna. Puis, en souriant, elles évoquèrent leurs souvenirs. Elles s’étaient connues chez Mme Flairon, rue Tronchet… Une personne entendue, cette Mme Flairon, et commerçante ! C’est dans son établissement que Lucienne avait eu la chance de rencontrer le baron…
— Tu ne t’ennuies pas ? demanda Valentine.
— Non, je suis très heureuse ; nous recevons beaucoup. Mon mari s’occupe d’économie politique. Il a énormément de relations.
Valentine avoua qu’elle se sentait désœuvrée. Sa vie avait été si active, jusqu’à présent, si remplie…
— Il te faut une occupation, ma chère, répondit Lucienne. Tu devrais tenir un salon, vois-tu ! un salon littéraire. C’est tout à fait intéressant. Je t’aiderai, si tu veux.
Grâce à Lucienne, au baron, à leurs amis, le salon littéraire de Valentine s’ouvrit bientôt, non sans gloire. On y recevait tous les lundis une demi-douzaine d’écrivains, plusieurs poétesses, des artistes, des gens du monde. On y buvait des sirops et l’on y lisait des vers. Même, on y monta une tragédie du baron, œuvre dramatique dont l’action se déroulait parmi les Étrusques. Fortuné Lorillard y tint le rôle du roi Porsenna, aux acclamations d’un public bienveillant et choisi.