← Retour

La fortune de Fortuné : $b roman gai

16px
100%

II

Les parents de Lorillard, vers le temps de sa naissance, habitaient une cabane de fer blanc et de carton bitumé, sur la zone militaire, près de la porte de Vincennes. Le père de mon ami était un chiffonnier de mérite, qui savait trouver encore de fort jolies choses au fond des poubelles méprisées par ses confrères. C’est ainsi que le jour même où sa femme accoucha d’un fils, il revint chez lui, tout glorieux d’avoir ramassé, parmi les détritus, un vieux robinet de cuivre qui valait bien trente-cinq sous. Et comme l’espoir exalte l’imagination des hommes, et les porte à prêter à l’avenir les couleurs les plus brillantes, M. Lorillard père ne douta pas que la chance qui l’avait servi au moment même où naissait son enfant, ne fût pour celui-ci le présage d’une riante existence. Aussi le nomma-t-il Fortuné.

Il prit soin de son éducation, et dès que le jeune garçon eut sept ans, il l’envoya quelquefois à l’école, et, plus souvent, l’emmena dans ses expéditions matinales, lui apprit à amadouer l’orgueil des concierges, et lui démontra comment l’on peut, en trois minutes, explorer de fond en comble la boîte à ordures la plus monumentale et la plus pleine.

Cependant Fortuné Lorillard ne mordit point au métier, et sitôt qu’il commença de raisonner, ce fut pour déclarer à son père que ce travail-là lui déplaisait, comme trop fatigant.

— Et cela ne rapporte rien, ajouta-t-il. Depuis que je vois clair, je n’ai pas encore aperçu cent sous ensemble à la maison.

Il donna un grand coup de pied dans son sac, et demeura trois mois sans revenir chez ses parents.

Quand il reparut chez eux, ils ne songèrent point à le réprimander, tant il les éblouit. Car il portait une casquette de drap, à carreaux, un complet neuf, et ses chaussures étincelaient, dans la nouveauté de leur cuir.

— Ça va toujours, les vieux ? demanda-t-il en entrant. Et il tendit à son père une pièce de vingt francs.

Il se montra très réservé sur l’origine de sa splendeur, se contenta d’affirmer qu’il faisait « des affaires », et s’en alla.

En réalité, mon ami Lorillard, qui atteignait alors sa seizième année, avait lié connaissance avec plusieurs jeunes gens qui employaient leur temps à se promener par les rues, et à observer avec beaucoup d’attention ce qui s’y passait. Leur curiosité s’éveillait particulièrement au spectacle d’un étalage non surveillé, et plus encore à la vue d’une bicyclette laissée à elle-même, la pédale contre le trottoir. Ils s’emparaient ainsi d’un assez grand nombre d’objets, qu’ils pouvaient céder, sans surfaire leurs prix, à divers recéleurs des environs.

Il ne faudrait cependant pas croire que Fortuné fût déjà dépravé. Lui-même se rendait compte de l’indignité de sa conduite. Mais il y persévérait, mû par le violent désir de posséder le plus d’argent possible, et aussi par son propre génie, qui lui faisait réussir aisément les larcins les plus délicats. De même, il se tirait très bien des mauvais pas. Lorsque la plupart de ses camarades furent arrêtés, il sut ne point l’être, et gagna la province.

Il végéta, durant quatre ans à peu près, en divers pays, et il essaya, voulant mater son naturel, de travailler honnêtement. C’est ainsi qu’à Marseille il se fit engager comme boueux. Mais son instinct, plus fort que toute raison, le contraignit à vendre les humbles instruments de son labeur, une pelle et une pioche, qui appartenaient à la municipalité. Il en fut blâmé sévèrement, et perdit sa place. Plus tard, il se fit homme-sandwich, pour le compte d’une agence de publicité. Presque aussitôt, il disparut, emportant l’uniforme bleu qu’on lui avait confié, et même le panneau de bois, tapissé d’affiches, qui chargeait ses épaules. Non, Fortuné n’était point né pour être probe.

Cependant, l’arrivée au régiment sembla marquer, pour Lorillard, une ère de régénération. Il se fit estimer de tous. Ce n’est point qu’il eût entièrement renoncé à chaparder un peu. Mais c’est la loi de la caserne, et il n’exagérait point. Comme il se montrait docile, adroit aux exercices, tenait son équipement en bon état, et au complet, on le nomma caporal, et on l’affecta aux cuisines.

C’est un beau sort, que d’être caporal d’ordinaire. Fortuné ne mangea plus, dès lors, que des bifsteaks saignants et des fritures craquantes. Et cependant son ambition, naissante encore, n’était pas satisfaite. Il voyait que l’on pouvait gagner davantage dans sa fonction, et les fournisseurs le lui firent bien comprendre. Chaque fois qu’il allait, pour le compte de la compagnie, prendre livraison de quelque denrée, il en laissait une part chez le marchand, recevait pourboire, et partageait avec le fourrier. Malheureusement celui-ci, timide, n’osait se lancer dans des opérations d’envergure. Il tolérait bien que l’on mît de l’eau dans le vin des hommes, et que l’on vendît au cantinier les meilleures portions de viande, mais il ne voulait presque rien entendre au delà.

Cependant les soldats, qui s’apercevaient trop bien des malversations de Lorillard, murmurèrent contre le régime frugal auquel il les soumettait. Leurs plaintes ne furent point écoutées. Alors quelques-uns d’entre eux, au fort de cette colère que suscite l’estomac offensé, attendirent le caporal d’ordinaire, un soir, dans un endroit peu éclairé où il avait coutume de passer. Ils menacèrent de le frapper. Mais lui, sans nulle bravoure, et jetant de grands cris, s’enfuit si vite et si inconsidérément qu’il se jeta dans un profond fossé, où il se cassa la jambe gauche. Il en garda une claudication presque imperceptible, mais qui le servit, car il fut versé dans le service auxiliaire, et, peu de temps après, la guerre éclata.

Tant qu’elle dura, Fortuné Lorillard vécut dans divers dépôts régimentaires, se débrouilla de son mieux, et ne fit rien de notable. C’est, somme toute, après sa libération, que commence la partie vraiment mémorable de son existence.


Redevenu civil, Fortuné dépensa très vite ses économies, et comme il ne voulut point d’abord se résoudre à travailler, que d’autre part les occasions profitables lui manquèrent, il se vit bientôt dans la situation la plus misérable. Pendant un mois il vendit des journaux, le soir, mais gagna surtout à ce métier une extinction de voix qui le tourmenta longtemps. Il résolut de chercher un état plus tranquille et s’en fut, de porte en porte, demander un emploi qui n’exigeât pas de connaissances techniques.

Par malheur, mon ami Lorillard, vêtu de loques, la barbe longue et les joues creuses, effrayait par son seul aspect les commerçants qu’il venait solliciter. Il allait renoncer à trouver une place, lorsqu’il se présenta, par hasard et sans espérance, chez un épicier de la rue Rodier.

La boutique ressemblait à celles que l’on rencontre dans les très petites villes. Sa devanture presque vide, noircie par la poussière, constellée de gouttes de boue sèche, montrait à peine quelques fioles, cinq à six boîtes de macaronis, et des bonbons de chocolat moisissant dans des bocaux fêlés.

Lorillard entra, s’avança jusqu’à la caisse. La jeune femme qui y siégeait leva la tête et le regarda. Elle ne le regarda que d’un œil, car elle était borgne. Un faible espace écarlate dessinait, à droite, l’intervalle des paupières. Jamais encore Lorillard n’avait considéré une créature tellement disgracieuse. Ses cheveux châtains, raides et gras, tirés sur le crâne, se réunissaient en arrière en un chignon gros comme le poing. La courbe de son nez imitait celle de l’S majuscule. Ses lèvres tortueuses découvraient des gencives pâles et des dents noires. Les muscles noueux de son cou ressemblaient à des cordes, et son corsage tombait verticalement sur sa poitrine indigente.

Cette femelle affreuse dévisagea l’intrus avec hauteur et lui demanda ce qu’il voulait. Lorsqu’il l’eut dit, elle se mit à crier : « Papa ! Papa ! »

Aussitôt parut un vieil homme, très petit, aussi maigre que sa fille. Sa calvitie s’encadrait d’une étroite couronne de cheveux gris. Son long nez et son menton pointu, qui paraissaient désirer de se joindre, lui donnaient ce qu’on appelle un profil en casse-noisette. Ses yeux ronds, bleu-clair, fixèrent sur Fortuné un regard soupçonneux, malveillant. Mais M. Brigontal — ainsi se nommait ce négociant — écouta la proposition et répondit qu’il accepterait, par bonté d’âme d’employer Lorillard, à condition que celui-ci ne craignît pas le travail et qu’il n’exigeât pas plus de cent francs par mois, somme déjà exorbitante. De plus, il le nourrirait. Et comme le malheureux objectait qu’à ce prix il ne pourrait pas même se loger, M. Brigontal lui offrit de le coucher dans un cabinet attenant à la boutique, petit à la vérité, et sans fenêtre, mais où l’on pouvait dresser un lit-cage.

C’est ainsi que Fortuné Lorillard débuta dans le commerce, à des conditions médiocres, que sa bonne étoile et son savoir-faire lui permirent bientôt d’améliorer.

M. Brigontal, malgré le peu d’apparence de son établissement, vendait beaucoup de vin, et Fortuné, dès qu’il entra en fonctions, dut passer chaque matinée à rincer des bouteilles, dans la cave, à genoux sur la terre, et les bras dans un vieux baquet tout gras, qui puait le vinaigre et la moisissure. Il n’y avait là, comme éclairage, qu’un tout petit bec papillon, qui sifflait, et, au plafond, un jour carré, avec des barreaux de fer, qui s’ouvrait juste au milieu du plancher de la boutique.

C’était le ciel de Fortuné, et celui-ci l’apprécia sans tarder, car il voyait, grâce à lui, les clientes par en dessous.

Il n’apercevait, le plus souvent, pas grand’chose : le rond de la jupe, les mollets, un peu de linge. Mais les femmes qui venaient de bonne heure, en léger saut-de-lit, réservaient à Fortuné un spectacle qui le transportait. Pour en jouir de plus près, il montait sur un escabeau, et il demeurait ainsi, les yeux levés, la bouche ouverte, en de longues contemplations, car c’est un homme de tempérament très amoureux.

Les philosophes enseignent que si l’on veut concevoir une juste idée des choses, on doit s’appliquer à en considérer tous les aspects, toutes les faces. D’autre part, les personnes expérimentées savent combien il faut se méfier de l’apparence que les femmes se donnent. Cette apparence est trompeuse. Elle résulte trop souvent des artifices des teintures, du fard, de la mode et de l’orthopédie. La vérité féminine habite sous la jupe, et c’est par en dessous seulement que vous risquez, sans prévenir, d’en apercevoir le centre naturel. Essayez, vous en serez satisfait. Et ne rougissez nullement, car l’idée n’est pas d’un polisson. Elle est fondée sur les Écritures. Lorsque le roi Salomon, dont la sagesse était presque divine, rencontra la reine de Saba, il ne manqua point d’être ému par la beauté de cette souveraine. Mais, avant de se déclarer, il tint d’abord à la regarder par en dessous, sans qu’elle s’en doutât. Il fit en sorte qu’elle fût obligée d’enjamber, devant lui, un ruisseau fort tranquille, où il l’observa comme dans un miroir. On dit même, — mais l’histoire, ici, semble trop fabuleuse, — on dit que le prince discerna dans ce reflet que Balkis était vierge. Salomon était un peu magicien.

Tous les matins, à dix heures juste, Mlle Angèle, la grosse bonne du vétérinaire arrivait, et elle attendait son tour sur la grille du soupirail. Elle avait des jambes énormes, avec des bas jaunes. C’est elle, entre toutes, qui donnait la fièvre à Lorillard.

Un matin, M. Brigontal, par extraordinaire, se trouvant obligé de s’absenter, pria Fortuné de le remplacer à la boutique, pour servir les clients. Mlle Béatrice, fille et régente de la maison, aiderait le garçon en lui indiquant la place de chaque chose.

Enchanté de passer quelques heures à la lumière du jour, Lorillard mit tous ses soins à contenter la clientèle. Mais il ne lui fut pas possible de favoriser personne sur le poids ; car Béatrice, observant de son œil unique les plateaux de la balance, commençait déjà de crier quand ils s’équilibraient.

A dix heures, Mlle Angèle entra dans la boutique, et, pour la première fois, Fortuné Lorillard la vit tout entière. C’était une femme de trente ans à peu près, et prodigieusement obèse. Ses seins colossaux ballotaient à chacun de ses pas. La largeur de ses hanches lui permettait à peine l’accès de la boutique. Et son visage était semblable à celui de la pleine lune, sauf que des yeux bleus très vifs y brillaient, et qu’une chevelure rousse, habilement frisée, le surmontait. Elle s’avança vers Lorillard, et d’une voix douce, elle lui demanda du tapioca. En même temps, elle considérait d’un regard brûlant cet homme qu’elle n’avait pas encore vu. Elle le trouvait beau, certes. C’était en effet un garçon plaisant, bien musclé, prometteur par son seul aspect, et depuis qu’il avait trouvé un emploi stable, il se lavait et portait un vêtement décent.

— Vous êtes nouveau, ici ? lui demanda-t-elle avec feu.

— Moi, répondit-il assez bas, en souriant, je vous connais bien. Je vous vois tous les matins, par dessous vos jupes, quand vous passez là, sur la grille du soupirail.

Elle fit semblant de ne pas avoir entendu, et prit aimablement congé de Fortuné.

Vingt-quatre heures après, comme il nettoyait les litres, dans le sous-sol, Lorillard leva le nez. Et il éprouva une stupéfaction si intense qu’il faillit choir dans son baquet. Là-haut, les pieds posés sur les minces barreaux de fer, Mlle Angèle, la colossale bonne du vétérinaire, dévoilait ses charmes les plus secrets. Enflammé par un tel spectacle, d’une si incroyable et majestueuse ampleur, Fortuné s’élança sur l’escabeau. L’amour y acheva de lui percer le cœur, tandis qu’il observait de si près cette chair abondante que la lumière caressait.

Mais Mlle Angèle, que le patron servait, quitta la place, et Lorillard demeura, seul et anéanti, dans l’ombre de la cave. Il eût voulu monter à la boutique, pour parler à la grosse fille, et se déclarer. Il sentit que c’était impossible, combattit son ardeur, réfléchit à la conduite qu’il devait tenir. Car il ne pouvait douter qu’Angèle ne lui eût volontairement fait une avance des plus marquées.

Il attendit le soir, dans les tourments de la passion. Et quand la nuit vint, il prétexta qu’il allait se promener, remonta la rue Rodier, et patienta longuement devant la maison où l’aimée demeurait. C’était une vieille construction à deux étages, et l’on y apercevait, au-dessus de la porte, l’affiche qui représentait un chien blanc, avec un collier rouge, et plus bas, ces mots :

Edgar Dujardin
Vétérinaire diplômé
Traite tous les petits animaux.

Il aperçut enfin Angèle qui s’avançait dans la demi-obscurité, tenant en laisse un caniche. Elle et Fortuné, également émus, se trouvèrent face à face, d’abord sans voix.

— Tiens ! Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle, après ce silence.

— Heu… rien… Et vous ?

— Vous voyez, je promène Bobby…

— Ah !

Alors Lorillard s’enhardit. Il essaya de prendre la taille d’Angèle. Mais son bras se trouva beaucoup trop court pour étreindre une circonférence si vaste. Et il dit, d’une voix caressante :

— J’ai vu vos fesses, ce matin.

Elle se mit à rire, heureuse, et elle exclama :

— Petit cochon, va !

Puis elle se laissa tomber sur la poitrine de Lorillard. C’est, on l’a dit, un garçon robuste. Il soutint ce poids terrible pendant plusieurs secondes, en s’arc-boutant sur ses jambes écartées. Mais il fléchissait déjà, et il allait certainement succomber, lorsqu’Angèle, d’elle-même, se redressa. Alors, ils s’embrassèrent plusieurs fois, avec de longs élans, tandis qu’elle serrait Fortuné sur sa gorge formidable et molle.

Et bientôt tous deux s’égarèrent dans l’allée d’une maison, dont l’huis était entrebâillé. Il y faisait très sombre, on n’entendait point de bruit et les deux amoureux se sentirent là comme chez eux. Ils butèrent contre une marche de pierre, que revêtait un large paillasson. Angèle s’y renversa gentiment. Lorillard, penché sur elle, s’aperçut qu’elle relevait ses jupes, et il monta vigoureusement à l’assaut.

Pendant ce temps, le caniche, debout, lui reniflait les jarrets. Car Angèle, domestique prudente et fidèle, n’avait point, en s’abandonnant, lâché la laisse.

Chargement de la publicité...