La fortune de Fortuné : $b roman gai
XIII
Fortuné, maintenant, menait une vie pleine de loisirs. Il considérait de haut ses entreprises, laissées en bonnes mains. Ses deux ministres, Ernest et Bazenet, réglaient toutes choses pour le mieux, et ne lui demandaient même plus de signer, puisque Bazenet, digne de toute confiance, avait reçu tout pouvoir. Parfois, pourtant, Lorillard donnait un ordre, pour marquer qu’il restait bien le Patron, le Maître, l’Intelligence directrice…
Il s’applaudissait d’avoir à temps transformé ses affaires. Beaucoup de ses anciens complices étaient ruinés aujourd’hui par cette baisse dont on parlait avec tant d’épouvante, et surtout par le ralentissement de la consommation. Il se félicitait d’avoir choisi un commerce qui ne pût être sérieusement touché par cette crise. Car même le mauvais citoyen qui refuse d’acheter au poids de l’or les chaussures et les vêtements est contraint de se nourrir à tout prix, et demeure forcément sujet à l’Épicerie. Oui, Fortuné se félicitait de la trouvaille, il se l’attribuait entièrement, bien qu’elle eût Bazenet pour auteur. Mais Lorillard l’estimait belle et honorable, digne de lui, par conséquent.
Souvent il voyageait, pour son plaisir, et, selon la saison, fréquentait les plages, les villes d’eau, la Côte d’Azur. Non qu’il se plût beaucoup à voir du pays, mais il adorait les casinos, parce qu’il adorait le clinquant, les filles de luxe, la roulette, les petits chevaux et le baccara.
Un jour, donc, Fortuné revint de Deauville parfaitement décavé, mais fort satisfait des trois semaines qu’il avait vécues là-bas. Tout en regagnant l’avenue de l’Observatoire il riait de bon cœur en songeant que lui, le millionnaire n’avait peut-être pas, à cette minute, cinquante francs dans son portefeuille.
En passant devant son concierge, Fortuné remarqua que cet homme, en le considérant, prenait un air gai. Or, jamais il n’exista, depuis la création du monde, un concierge moins gai que celui-là. Aussi avait-il eu de grands malheurs. Petit commerçant jadis, il avait consacré toutes ses économies à l’acquisition de fonds russes. Réduit à la nécessité par cette erreur, il s’était fait portier. Mais, foudroyé par l’infortune, il balayait l’escalier en grommelant des sarcasmes contre l’État, et il présentait à toute heure un visage bilieux et contracté.
Donc, ce personnage funèbre, en regardant Lorillard, avait souri, et Lorillard s’en étonnait, pensant :
— Les valeurs russes, peut-être, ont remonté de quelques points…
Il monta les étages, pénétra dans son logis. Nicolas, le valet de chambre, à la vue de son maître, salua, puis disparut craintivement. Les autres domestiques, tour à tour, s’éclipsèrent de la même manière. Fortuné s’en alla jusqu’à l’office. La cuisinière y était assise ; elle se dressa, rougissante. Elle ne pouvait fuir, acculée qu’elle était dans cette pièce étroite.
Fortuné, croisant les bras, s’écria :
— Me direz-vous, Victorine, pourquoi tout le monde se sauve devant moi, sans me répondre ? Est-il arrivé quelque chose ?
Mais Victorine baissa les yeux, et prononça dans un soupir :
— Je ne parlerai pas. Monsieur saura forcément. Mais il me déplaît d’annoncer les mauvaises nouvelles.
Fortuné n’en put rien tirer d’autre. Il la laissa, traversa encore quelques pièces, arriva finalement dans le salon.
Armande y était installée près de la fenêtre, dans un fauteuil bas, à la place habituelle de Valentine. Armande ne portait plus de tablier, mais une jolie robe d’intérieur, aux tons clairs. Un livre ouvert était posé sur ses genoux. Elle avait assurément cessé d’être une simple femme de chambre…
Elle se leva, s’avança vers Fortuné, l’embrassa tendrement, lui exprima le bonheur qu’elle éprouvait à le revoir.
Comme il la questionnait, elle reprit en riant :
— Je vais t’en raconter de belles ! Valentine est partie…
Notez ici qu’Armande, même au cours des effusions les plus intimes, avait jusqu’à présent toujours parlé à Lorillard à la troisième personne, et qu’elle ne nommait jamais, devant lui, Valentine autrement que « Madame ». Mais sachez qu’Armande avait décidé, puisque la patronne désertait, de la remplacer, et rien, à son opinion, n’était plus naturel, ni plus conforme à son propre intérêt, comme aux sentiments qu’elle supposait à Fortuné.
— Elle est partie ! s’exclama Lorillard. Où donc est-elle partie ?
— Je n’en sais rien, dit Armande. En tous cas, elle s’en est allée avec son Eurysthènes. J’espère que tu ne vas pas t’en occuper. Car je suis là, moi ; et je vaux mieux qu’elle ; je ne te tromperai jamais…
— Avec Eurysthènes, répéta rageusement Fortuné, avec Eurysthènes ! Dégoûtant de prophète !
Armande appuya ses mains sur les épaules de Lorillard, et murmura :
— Ne te fâche pas. Il te rend service, puisqu’il te délivre d’une mauvaise femme et que tu en trouves une bien mignonne à la place, n’est-ce pas, beau chéri ? Tu avais raison de ne pas vouloir te tourmenter, l’autre jour, quand je t’ai averti…
— Laisse-moi tranquille ! s’écria Fortuné. Tu ne comprends donc pas qu’ils ont sûrement emporté l’argent !
Lorillard, on s’en est aperçu, préférait l’argent à toute autre chose. Quelqu’un, à son cercle, l’en avait une fois accusé. Mais il avait répondu qu’il venait de donner cent francs à une femme, et beaucoup davantage aux contributions, prouvant ainsi qu’il aimait, plus que l’argent, les femmes et l’État. Croyez pourtant qu’il restait fort cupide.
— Armande, cependant, lui décrivait le départ de Valentine. Il ne ressemblait point à une fuite, mais plutôt à une retraite stratégiquement combinée. Mme Lorillard avait fait ses malles avec soin. Puis des camionneurs du chemin de fer de l’Est étaient venus les chercher. Elle-même, l’avant-veille, réunissant sa domesticité, avait distribué des gratifications, ajoutant que, pour les gages, on eût à s’adresser au misérable mari qu’elle se voyait obligée de quitter. Enfin, après avoir remis à la jeune Armande une lettre pour Fortuné, elle était montée dans une automobile, avec Eurysthènes. Celui-ci, depuis déjà quelques jours, avait changé d’allure et de costume. Il avait jeté la chlamyde aux orties, et il ne portait plus que des complets-jaquette. Même il avait laissé, comme un monument de son apostolat terminé, une paire de sandales dans la chambre de Valentine.
— La lettre ! dit Lorillard ; donne-moi la lettre.
Armande la lui remit. Il décacheta l’enveloppe, et lut :
« Je pars, Fortuné, lasse de tous les affronts, de toutes les indignités que tu as fait subir à ma délicatesse de femme. Au cours d’un passé qui n’est point sans erreurs, bien excusables du reste, j’ai connu des hommes ignobles et méchants, des créatures monstrueuses. Tu es plus bas et plus infâme qu’eux tous. Comme le dit si bien mon cher Eurysthènes, tu es véritablement un vase d’immondices. Eurysthènes, lui, est un être de bonté, d’amour, de sagesse. Je t’exècre et je l’adore. Je lui consacre, à partir de ce jour, toute ma vie.
« Ne prends pas la peine de fouiller mes armoires, ni de te renseigner au Crédit Lyonnais. J’ai emporté mes bijoux et mes valeurs. Mon compte en banque est régulièrement liquidé. C’était mon droit, puisque nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens.
« Adieu pour toujours,
« Valentine. »
— J’en étais sûr, s’écria Lorillard. Ils ont emporté le magot…
— Mais tu es bien assez riche, gros chou, dit Armande. Nous serons très heureux, avec tous les millions qui t’appartiennent.
— Va-t’en donc te promener, répliqua Fortuné, et ne m’énerve plus.
Armande se retira, surprise, mais ne voulant point croire encore à son échec. Le soir même, elle alla se coucher dans le lit de « Madame », et elle y attendit son maître, afin d’être consacrée comme remplaçante en titre. Elle en avait averti Fortuné, sans qu’il répondît ; mais elle l’espérait avec confiance, parce qu’elle est de ces femmes qui ont toujours confiance dans leurs charmes et dans leurs combinaisons.
Et cependant il ne vint point. Il la traita même si mal, le lendemain, en présence des domestiques, que ceux-ci, rudoyés depuis deux jours par l’imaginative et ambitieuse Armande, s’en moquèrent avec tant de cruauté qu’elle quitta, furieuse, cette maison où elle avait cru régner. Ne la plaignez point, car elle se fit, onze mois plus tard, épouser par un ambassadeur.
Dès le premier matin qui suivit son arrivée, Lorillard se rendit au Palais de l’Alimentation. Les clients y affluaient, comme toujours. Réconforté par ce spectacle, Fortuné monta un étage, pénétra dans le bureau du directeur.
Bazenet, assis dans un fauteuil, devant la table, fumait sa pipe et lisait les journaux. Un rayon de soleil caressait son visage, avivait les rougeurs de son nez énorme.
— Hé ! bonjour, Monsieur Lorillard, dit Bazenet avec bonne humeur. Vous voici revenu ? Vous êtes-vous bien amusé, à Deauville ?
— Très bien, répondit le « patron », s’asseyant, oui, très bien, sauf que j’ai beaucoup joué, et beaucoup perdu.
— Comme c’est curieux, murmura Bazenet, comme c’est curieux… Figurez-vous que je suis dans le même cas. On n’a pas toujours la chance pour soi. Il faut en prendre son parti… A propos, avez-vous vu votre beau-frère ?
— Non, pas encore.
Bazenet soupira, puis reprit :
— Il court de mauvais bruits sur son compte. La Banque de l’Épargne Démocratique est dans une situation excessivement difficile. Je crois qu’elle va faire la culbute…
— Hein ? cria Lorillard. Vous avez retiré mes fonds, j’espère ? — Vous aviez tout pouvoir.
Avec un calme grandiose, Bazenet répliqua :
— J’ai essayé, hier encore mais je n’ai pas réussi. Entre nous soit dit, je suppose que la caisse était vide.
— Mais c’est épouvantable ! Et qu’est-ce que vous faites-là, dans votre bureau ? Vous devriez être chez Gentillot, en ce moment, pour l’obliger à rendre gorge !
Bazenet prit un air froissé.
— J’ai agi de mon mieux, déclara-t-il.
— Avez-vous du moins déposé une plainte contre Ernest ?
— Une plainte contre votre propre beau-frère ? Oh ! Monsieur Lorillard ! Je ne me serais jamais permis une incorrection semblable… Du reste, à quoi bon ? Il y a déjà environ quinze cents ou deux mille plaintes.
— Mais où en est-il, à cette heure, le savez-vous ?
— Attendez, dit Bazenet.
Il posa sa pipe sur la table, puis, se penchant vers l’appareil téléphonique, il demanda la Banque de l’Épargne Démocratique.
— On ne répond pas, articula-t-il, sans étonnement, quelques minutes après. Je vais m’adresser à notre agent de change.
On répondit, cette fois. Et Bazenet, raccrochant le récepteur, regarda Lorillard, et prononça, d’une voix très douce :
— Paiements suspendus. Gentillot en fuite.
Fortuné, pâle et trépidant, voulait courir aussitôt à la Banque, prendre des mesures, activer les recherches de la justice.
Bazenet haussa les épaules, et, rallumant sa pipe, il assura :
— C’est bien inutile. Vous pensez bien que les gendarmes sont à ses trousses. Ils le rattraperont peut-être, mais point votre argent, à ce que je crains. Gentillot a certainement pris ses précautions.
Il caressa du doigt ses narines charnues, puis il ajouta, sans aucune tristesse :
— Hé ! Hé ! Savez-vous que nous allons sauter aussi, nous autres ?
Lorillard, les mains en avant, s’élança vers Bazenet, comme pour l’étrangler.
— Comment ! Qu’est-ce que vous racontez ? Avec les affaires que nous faisons ici ? Impossible ! Vous vous moquez de moi…
— Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure, reprit Bazenet avec une sérénité presque sublime, que moi aussi j’avais joué, et que j’avais perdu ?
Le Palais de l’Alimentation était hypothéqué depuis le sous-sol jusqu’au toit, sans oublier les marchandises. Bazenet avait stocké trop vigoureusement, et bien d’autres denrées encore que des comestibles. La baisse, prétendait-il, continuait. Pour tenir le coup il avait fallu emprunter plusieurs millions, qui venaient à échéance. Et puisque l’on ne pouvait plus compter sur l’argent en banque, on était perdu, mais oui…
— Voleur ! Voleur ! criait Fortuné, vous êtes d’accord avec Gentillot, avec ma femme, avec Eurysthènes. Oh ! je comprends ! Je vais vous faire arrêter, bandit !
— Permettez, Monsieur, répliqua Bazenet en se levant. Vous m’avez, par écrit, confié tout pouvoir, laissé toute liberté d’action. Je n’ai pas eu de chance, tant pis pour vous.
Il gardait ce maintien digne et fier que peut donner une bonne conscience, mais qu’il devait, plutôt, à la certitude réconfortante d’avoir assuré, de connivence avec Gentillot, l’opulence de son avenir.
Et le Palais de l’Alimentation sombra, comme un vaisseau de haut bord dans la tempête. Avec lui s’engloutit la fortune de Lorillard. Car le pauvre homme, pris de court, n’eut point le temps de faire une bonne faillite, une faillite frauduleuse. Ce fut, dans les milieux d’affaires, un éclat de rire, une explosion de mépris, quand on sut que tous les biens de Fortuné avaient été versés à l’actif, et qu’il était réellement, complètement ruiné.
C’était sa faute, aussi. Il s’était endormi, tranquille, tandis que Valentine se préparait à fuir, que Gentillot et Bazenet le trahissaient. Lorillard se reprochait avec fureur sa stupidité, s’accusait en pleurant de s’être pour une fois conduit sans méfiance, comme un honnête homme.
Il devint la proie des huissiers et des syndics. Le Palais de l’Alimentation appartenait dès maintenant aux créanciers. On vendit l’hôtel du parc Monceau, le château historique de Touraine, les automobiles, et jusqu’aux meubles de l’appartement, avenue de l’Observatoire.
Quelques mois après le désastre, Lorillard se vit sans le sou. Il lui restait encore, pour consolation, à peu près neuf cent mille francs de dettes…