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La fortune de Fortuné : $b roman gai

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XII

Valentine, quand elle s’éveillait le matin, avait coutume de réfléchir. Car c’est une femme pensive et qui prit toujours grand soin de tirer au clair ses idées et ses sentiments. Du reste, il n’est pas d’endroit où l’on soit mieux, pour méditer, que dans un lit, alors que l’on est déjà reposé, mais que l’on ne sent point encore l’envie de se lever. On y est si bien, même, que l’on prolonge volontiers des cogitations souvent inutiles, simplement pour se donner un prétexte de demeurer étendu.

Ses réflexions, à la longue, lui semblèrent assez intéressantes pour mériter d’être couchées par écrit, en un Journal. C’est ce qui permit à Fortuné de les connaître peu après, comme on le saura. Il faut dire aussi que Valentine se sentait une vocation littéraire et projetait de composer un roman où elle attribuerait à une héroïne imaginaire ses propres actions, en les embellissant un peu. Elle supposait, avec raison sans doute, que ces notes prises sincèrement sur elle-même l’aideraient beaucoup dans son œuvre.

Le « Journal » de Valentine, donc, commençait ainsi :

« Je n’aime plus Fortuné. Pourquoi ? Voilà plusieurs mois, il est vrai, que nous vivons ensemble. Je ne fus jamais habituée à faire constamment le même dîner. Autrefois, alors que je changeais chaque jour de cuisinier, c’étaient sans cesse de nouvelles sauces, tellement que je m’en écœurais. Me voici tombée dans l’excès contraire, qui ne vaut pas mieux. Je me dégoûte de Fortuné parce que je l’ai tous les soirs, comme je me dégoûterais du civet de lapin si l’on m’en servait à tous les repas.

....... .......... ...

« Non ; mon raisonnement ne tient pas debout. On ne peut guère comparer la cuisine et l’amour, si l’on y songe bien. Il existe une infinité de plats de toutes sortes, et l’amour ne se fait réellement que selon une seule recette. Cela est si vrai que, lorsqu’on se trouve à l’étranger, on y mange des mets sans ressemblance avec les nôtres, et l’on s’aperçoit en même temps que les gens s’embrassent de la même manière que sous les autres latitudes. Au point de vue objectif, les hommes sont partout semblables. Il n’y a entre eux que des différences physiques. C’est une question de plus ou de moins. »

Ici venaient plusieurs lignes raturées, signes d’incertitude. Puis Valentine continuait :

« J’ai mal posé la question. La cuisine et l’amour sont parfaitement comparables. C’est par l’accommodement que l’on introduit la diversité dans l’un et l’autre. Dans les deux cas, les viandes ne varient presque pas, mais l’assaisonnement les distingue. Tout réside donc dans l’assaisonnement.

« Ce point étant acquis, par qui donc, à présent, pourrais-je me faire assaisonner ? Le baron ne me plaît point, et, d’autre part, Lucienne m’arracherait les yeux. Le petit N*** ? Non…

« J’ai aperçu récemment près d’ici, à trois reprises, un homme très beau[1], mais dont l’accoutrement est fort singulier. Ses cheveux, longs et frisés, retombent plus bas que ses épaules. Il est vêtu d’une sorte de chemise assez courte, en grosse toile, serrée à la ceinture, semblable, paraît-il, à l’habit des anciens grecs, nommée chlamyde. Les bras de ce personnage, ses cuisses et ses jambes sont nus, et il pose dans la boue, avec sérénité, ses pieds chaussés de sandales. On m’a dit que c’est un prophète, et qu’il danse selon les rythmes sacrés. Il s’appelle Eurysthènes. En le voyant, je suis demeurée surprise, presque vexée. Car je pensais bien avoir connu des hommes de toutes les catégories. Cependant, je ne veux point mentir. Jamais, jamais je n’offris mon corps à un prophète.

[1] Nous affirmons solennellement qu’il ne s’agit pas ici de M. Raymond Duncan, mais de l’un de ses imitateurs, peu connu, du reste.

« Plus j’y songe, et plus ce prophète, qui danse, me séduit. Je l’aime. Son aspect, que je me représente, trouble si profondément ma chair et mon esprit que je suis obligée de m’interrompre… »

Peu d’heures, sans doute, après avoir rédigé ce texte (que nous citons de mémoire), Valentine se rendit chez le prophète Eurysthènes.

Le prophète Eurysthènes tenait boutique au coin de la rue de l’Odéon et de la rue Monsieur-le-Prince. Il y fabriquait des tissus selon les procédés antiques, et il les vendait un bon prix, selon l’habitude moderne.

Valentine le trouva, environné de ses disciples vêtus de chlamydes comme lui-même. Elle lui acheta, deux cents francs, un péplum en toile à sac ; et elle invita le prophète aux réceptions qu’elle donnait le lundi. Mais il répondit, d’un accent américain, qu’il ne se transportait chez les amateurs que moyennant un « cachet » assez élevé, pour prêcher ou danser. Valentine ne marchanda point. Et, dès le premier lundi qui suivit, elle put montrer à ses invités le prophète de son cœur.

Dès ce moment, Fortuné, quoique distrait, observa que le prophète dînait chaque soir entre Valentine et lui, et que Valentine, désormais, sous prétexte de migraines, laissait fermée à clef, toutes les nuits, la porte de sa chambre.

Ces deux indices, et plusieurs autres, firent supposer au mari qu’Eurysthènes prophétisait coupablement avec Valentine. Il ne s’effaroucha point de cette idée, mais voulut savoir si elle était juste. Un jour, Valentine était absente, Lorillard pénétra chez elle, chercha des pièces à conviction, telles que lettres ou photographies. Il trouva beaucoup mieux que cela, c’est-à-dire le propre « Journal » de Valentine.

Il s’assit, en lut le début déjà reproduit, puis la suite, que nous résumons ici :

« … Non, je n’ai pas été déçue ! Celles qui ne connaissent pas les prophètes ne connaissent rien. Eurysthènes, à ce qu’il assure pratique l’amour selon les règles de Pythagore. C’est vraiment extraordinaire ! Quel homme que ce Pythagore, et quel homme aussi, cet Eurysthènes ! J’en restais éblouie. Mais il m’a dit, mon prophète :

«  — Ignorez-vous donc, enfant, la puissance des nombres ? »

— Je n’aurais pas cru cela de lui, remarqua Fortuné. Mais si Valentine l’affirme, ce doit être vrai.

Il remit le papier en place, et s’en alla, songeant :

— Elle a raison, cette petite, de prendre un amant. Cela me donnera la liberté. Vive le prophète ! j’aurai des maîtresses.

Et Fortuné eut des maîtresses, un peu pour se venger, beaucoup pour le plaisir, mais surtout par vanité, pour montrer son opulence. Il en eut de tous les genres, de tous les tailles, des plates et des rebondies, des blondes, des rousses et des brunes. Il exigeait seulement qu’elles fussent élégantes. Mais, en réalité, il n’en apprécia qu’une seule, la moins élégante de toutes.

Elle se nommait Flora, et jouait régulièrement au Théâtre des Folies-Suggestives, à Montmartre. C’était une fille énorme, aux cheveux éclatants. Elle ne se plaignait point de Fortuné, qui se montrait généreux. Mais elle ne pouvait comprendre que dans les moments d’extrême abandon il s’écriât :

— Oh ! Angèle… Angèle… Angèle !

De fait, elle lui ressemblait un peu, à Angèle…

Ainsi se consolait Lorillard. Il supportait allègrement que Valentine s’abandonnât au prophète. Toutefois, il regrettait qu’elle eût fait un pareil choix. Car Eurysthènes, par la singularité de ses manières et de son costume, excitait les rires des voisins et le mépris du concierge, rires et mépris qui retombaient, pour une part, sur Valentine et sur son mari.

Mais Fortuné, peu sensible aux on-dit, se félicitait de sa supériorité. Il se plaisait à répéter à ses intimes :

— J’ai eu quinze maîtresses, et ma femme n’a qu’un seul amant !

Il en riait. Il en aurait dû trembler, le malheureux…


Ernest Gentillot, au moment du mariage de sa sœur, s’était créé une situation indépendante. Il avait fondé la « Banque de l’Épargne Démocratique » et se livrait à des opérations assez obscures, mais d’un bon rendement. Lorillard n’avait pu moins faire que de lui confier des sommes importantes. Du reste, il ne s’en repentait point. Gentillot lui versait de gros intérêts.

Un jour, comme Lorillard entrait dans le bureau d’Ernest, il trouva ce dernier qui conversait avec un inconnu de belle apparence, rasé, vêtu de gris, et dont le visage montrait un nez rouge d’une dimension prodigieuse. Gentillot présenta son beau-frère. Le personnage au nez immense déclara que le nom de Fortuné Lorillard lui était familier, et qu’il se réjouissait, lui Bazenet, de faire la connaissance d’un homme aussi réputé.

— M. Bazenet, que voici, reprit Ernest, a été industriel en Amérique. Il a l’habitude des grandes affaires. De retour en France, il cherche des capitaux pour réaliser une entreprise colossale.

Lorillard objecta que le moment, peut-être, était défavorable. Tous les prix de gros restaient stationnaires. On parlait de baisse, même…

— La baisse va venir, s’écria Bazenet ; elle s’annonce déjà. C’est justement sur elle que je base mon projet, qui tient en cette phrase, Monsieur ! — Pousser à la baisse sur les prix de gros et maintenir jusqu’à la mort les prix de détail.

Lorillard écoutait avec attention. L’industriel au nez enflammé poursuivit :

— Je veux monter une épicerie formidable, une épicerie comme il n’en existe encore aucune, une épicerie enfin, qui aurait la même importance que les plus grands magasins de nouveautés !

— Une épicerie ? dit Lorillard, séduit. Oh ! mais voilà qui m’intéresse…

— Je l’appellerai, reprit Bazenet avec enthousiasme, le Palais de l’Alimentation. Il faudrait trouver des locaux bien situés et les aménager dès maintenant, en attendant cette baisse dont nous parlions, et dont je profiterai en stockant les denrées aux prix les plus bas pour les revendre, comme je le disais, aux plus hauts prix de détail pratiqués actuellement.

Il développa son plan. Lorillard charmé, subjugué, proposa de financer l’affaire. Il fallait des sommes immenses. Pour se les procurer, Fortuné devrait liquider rapidement toutes ses entreprises. Tant mieux. Il était temps, certes de changer son fusil d’épaule…

Avec condescendance, Bazenet accepta d’être, sous Lorillard, le directeur du futur Palais de l’Alimentation. Il se chargea de tout. Qu’on lui remît les millions nécessaires, et l’on verrait !

Bazenet se mit à l’œuvre. Il acquit des immeubles, place X***, fit marché avec un célèbre architecte, des entrepreneurs, ne marchandant pas sur les devis, n’exigeant qu’une chose : le Palais de l’Alimentation devait être prêt dans trois mois.

Et le Palais de l’Alimentation, au bout d’un trimestre, fut prêt. Jamais encore les Parisiens n’avaient contemplé une épicerie si grandiose, si magnifique. Elle ressemblait à un temple. Le sol en était revêtu d’une imitation de mosaïque ; des colonnes de stuc imitaient le porphyre le plus précieux, et sur de longues tables, qui imitaient le marbre, s’étalaient des imitations de tous les produits.

Il faut ajouter, pour être juste, que l’on y voyait aussi les comestibles les plus excellents, des nourritures loyales, des vins authentiques. Mais ces denrées parfaites, présentées avec avantage, étaient étiquetées, sans fausse modestie, nu triple de leur valeur.

Bazenet, qui puisait sans cesse aux coffres de Lorillard, avait dépensé, en un mois, pour deux cent mille francs de publicité. Au jour de l’ouverture, la foule envahit l’immense magasin, le submergea, s’en disputa toutes les marchandises. L’architecte, qui assistait à l’inauguration, se hâta de quitter l’édifice, dans la crainte qu’il ne s’effondrât. Car il l’avait construit de matériaux peu résistants, assemblés avec une rapidité fiévreuse, et de manière économique. Le Palais de l’Alimentation était éclatant, somptueux, royal ; mais il n’était guère solide. Cependant il ne s’écroula point.

Bazenet émerveillait Fortuné. Le directeur de l’énorme épicerie déployait une audacieuse, une fantastique activité. La baisse escomptée s’était produite sur la plupart des marchés, elle semblait atteindre son point extrême. C’était donc le moment de stocker. Et Bazenet stockait, stockait toujours. Il entassait les légumes secs et les pâtés de foies gras, les harengs saurs, l’huile, le chocolat, le vinaigre, les confitures, bien d’autres choses encore. Et, fidèle à sa doctrine, il ne diminuait pas d’un centime les prix de vente. Il eût d’ailleurs été, dans le cas contraire, considéré comme un original, puisque les autres détaillants agissaient de même…

Lorillard, enfin, se trouvait presque au comble de ses désirs. Il passait toutes ses matinées au Palais de l’Alimentation, admirant la réussite de l’entreprise, et contemplant les clients soumis, respectueusement rangés entre les barres de cuivre, et attendant leur tour pour obtenir, à prix très fort, du vermicelle ou du café. Des garçons altiers parquaient le troupeau, avec rudesse. Et Fortuné considérant tous ces braves acheteurs qui lui apportaient si humblement leur pécune, se frottait les mains et ricanait, songeant :

— Quelles bonnes pâtes ! On en fait ce qu’on veut. On les battrait, qu’ils reviendraient tout de même ! J’ai envie d’acheter un fouet, pour essayer…

Car jamais l’orgueil de Lorillard ne s’éleva plus haut. Fortuné, parvenu à ce magique sommet, était réellement l’un des maîtres de l’Empire du Comestible, le plus riche de tous les empires. Dans l’histoire du monde un seul homme, pensait Fortuné, pouvait lui être comparé : Napoléon.

Cependant le grand épicier n’était point heureux dans son ménage. Non seulement Valentine le trompait avec un baladin vêtu d’oripeaux, mais encore elle devenait violente et querelleuse. Le temps était passé où elle surveillait son langage, et n’exprimait que des pensées choisies en des termes décents. Tout le vocabulaire de son passé lui revenait invinciblement à la bouche, et il n’était point d’ordures orales dont Fortuné ne fût quotidiennement blasonné par Valentine. Les domestiques y prenaient plaisir. Il leur était agréable, il leur paraissait comique d’entendre leurs maîtres, en public, se dire « vous », s’appeler « mon ami », « ma chère », — et puis, dans la minute suivante, lorsque par malheur ils se trouvaient seul à seul, faire vibrer les cloisons par leurs éclats de voix, et se jeter à la figure leur mutuelle ignominie.

— Tu n’es qu’un voleur, un misérable, un être ignoble ! criait Valentine.

— Tais-toi, Fleur-de-Gadoue, répondait Fortuné. Si l’on mobilisait tous les hommes qui te sont passés sur le corps, on en ferait la plus grande armée du monde…

On se doute que les insultes ne s’arrêtaient pas là. On en devine facilement les termes, justes quoique violents, mais d’un répertoire que l’on ne peut reproduire. Cependant les domestiques, à l’initiation de « Monsieur » n’appelaient jamais « Madame », entre eux, autrement que « Fleur-de-Gadoue ». Quant au patron lui-même, ils le nommaient, à l’office, « Fortuné-la-Chiffaille », depuis qu’ils connaissaient son origine. Lorillard, pourtant, était mieux considéré que sa femme, car il se montrait volontiers galant avec les bonnes, et, de temps à autre, en mettait une dans ses meubles.

Un matin Fortuné, qui avait quelque chose à dire à Valentine, pénétra dans la chambre de celle-ci. Il ne l’y trouva pas. Mais Armande, la jeune femme de chambre de Mme Lorillard, s’occupait de faire le lit. Peu d’hommes restent insensibles à la vue d’une jolie fille qui fait un lit. Bien qu’elle eût entendu que son maître entrât, et qu’elle l’aperçût en même temps dans une glace, Armande, penchée, continuait de disposer les draps avec application. Se sentant subitement troussée, elle poussa un cri, pour marquer une surprise et un effroi qu’elle n’éprouvait point. Elle se défendit avec une aimable vivacité, prenant soin d’augmenter, par cette lutte piquante, les désirs de son assaillant. Mais enfin, lorsque Fortuné eut promis de la récompenser, elle ne résista plus, et lui livra les charmes de son adolescence déjà savante.

— Quand je pense, dit ensuite Armande, que Madame trompe Monsieur, qui est si mignon, avec un va-nu-pieds !

Fortuné se mit à rire et répondit qu’il ne s’en souciait pas.

— Monsieur a tort, reprit Armande ; il devrait se méfier du prophète. Madame en est très amoureuse. Elle lui donne beaucoup.

Lorillard, avec indifférence, leva les épaules. Armande poursuivit :

— Monsieur s’en repentira. Cet individu est un intrigant. Je suis sûre que Madame et lui combinent des choses… je ne sais quoi…

— Hé oui, dit Fortuné, plaisantant, des danses rythmiques.

Armande secoua la tête, et déclara :

— Si Monsieur ne met pas le prophète à la porte, il arrivera bientôt du vilain. Car cet être-là est capable de tout. Dire que, depuis le temps qu’il vient ici, il ne m’a pas encore fait le moindre petit cadeau !

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