La fortune de Fortuné : $b roman gai
V
Le soir même, Fortuné, remontant la rue Rodier pour rejoindre Angèle, se demandait de quelle manière il pourrait surmonter les difficultés incroyables de sa situation, lorsqu’il aperçut sa bien-aimée qui venait à son avance d’un pas pressé. Il observa que la figure de sa belle n’exprimait pas cette bienveillance ardente qu’Angèle lui donnait instinctivement du plus loin qu’elle découvrait l’amant. La fureur, au contraire, semblait habiter aujourd’hui cette créature paisible, et qui n’avait encore montré de violence que dans les doux orages de la volupté.
Angèle, en effet, creusait d’un rictus amer sa face ronde, et fixait sur Lorillard étonné des yeux qui fulguraient. Il s’avança pourtant, lui prit les mains avec tendresse. Mais elle se dégagea, d’un mouvement rude, et elle dit :
— Monstre ! tu es un monstre, un enjôleur !
— Moi ! s’écria Lorillard. Et pourquoi donc ?
Elle ne répondit rien, car elle sanglotait.
Il n’est rien de si terrible à voir que la douleur d’une grosse femme. Les larmes qui coulent sur un visage rebondi sont les plus émouvantes, car elles expriment fortement que le corps le plus robuste peut être vaincu par le désastre de l’âme. C’est un spectacle à faire pitié, et dont l’homme le plus dur ne saurait rire. Aussi Fortuné s’émut-il. Mais en vain, trois fois, il répéta sa question. Angèle pleurait toujours. Enfin, relevant vers Lorillard sa figure ruisselante et cramoisie, elle demanda d’une voix déchirante :
— Mon amour, pourquoi m’abandonnes-tu ?
Et comme Fortuné protestait, elle reprit :
— Si, si, je sais. Tu veux épouser Béatrice Brigontal. Elle-même me l’a dit. Comment peux-tu aimer cette horreur de fille, qui n’a qu’un œil…
— Mais je ne l’aime pas du tout, je te le jure !
— C’est un vilain paquet d’os, poursuivit Angèle, et qui sent mauvais. Me quitter pour un coucou semblable !
Angèle, en parlant ainsi, bombait la poitrine, et elle avançait vers Lorillard ses larges et tremblantes mamelles, dont les bouts pointaient sous la camisole rose. Elle semblait les prendre à témoin de l’extravagante injustice que Fortuné lui faisait, en préférant à la rare plénitude de tels appas la peau noire d’une femme maigre.
— Béatrice est folle, déclara Fortuné. Tu as eu tort de l’écouter. Je n’aime que toi.
Et, quoiqu’il ne fît point très sombre encore, il embrassa longuement Angèle. Elle ne pleurait plus. L’espoir la réchauffait. Pourtant elle ne voulait pas s’y abandonner. Si Béatrice se vantait ainsi, c’est qu’elle avait un motif…
Lorillard prit le bras de l’affligée. Tous deux gagnèrent lentement l’avenue Trudaine. Angèle écoutait son fiancé, qu’elle avait cru infidèle, et qui se disculpait aisément. Il expliquait comment Brigontal lui avait fait l’atroce proposition, et comment Béatrice l’avait tourmenté tout le jour, à la cave comme à la boutique, par une poursuite opiniâtre.
Angèle s’épanouissait. Elle regrettait de s’être laissée si vite entraîner à une jalousie violente et injuste. Baisant le cher visage de son Fortuné, elle demandait pardon du soupçon qu’elle avait conçu, dans son égarement. Mais Lorillard demeurait songeur, et il répétait :
— Je ne sais pas comment m’arranger, à présent. Brigontal ne cédera son fonds qu’à son futur gendre…
— Mon amour, répondit Angèle, il ne manque pas de fonds d’épicerie à vendre dans Paris. Il serait préférable, même, que nous nous établissions dans un autre quartier que celui-ci. Car mon patron sera très fâché de mon départ, et plus furieux encore s’il nous voit vivre ensemble, tous les deux, à trois pas de sa porte. Il en aurait beaucoup de peine.
— Cela me ferait plaisir, reprenait Fortuné. Qu’il se contente donc, à son âge, de soigner ses chats et ses chiens, et surtout de museler ses ouistitis. Et puis, c’est la boutique de Brigontal qu’il me faut, pas une autre. Je ne trouverai jamais mieux. Depuis hier, j’ai réfléchi aux procédés que j’emploierai pour remonter la maison. Tu verras !
— A ton idée, chéri…
— Mais il y a la fille ! s’écriait alors Fortuné. Comment veux-tu que je m’en débarrasse ?
— Comment ? répéta finalement Angèle. Cela ne doit pas être aussi difficile que tu te l’imagine. Attends un peu, que j’y pense… Il me vient déjà une idée.
Mais ce ne fut qu’un peu plus tard, et dans sa chambre, qu’Angèle donna son conseil :
— Le père Brigontal, dit-elle, tient à se retirer bientôt dans son Auvergne. Il céderait sur la question du mariage, j’en suis certaine. Mais je puis me tromper, et le mieux est de couper court à la combinaison. Tu as un moyen très simple pour fermer la bouche au vieux et à Béatrice.
Elle laissa Fortuné seul, et revint bientôt, apportant un gros livre, propriété du vétérinaire. C’était ma foi, un ouvrage scientifique assez curieux.
Dans la matinée du lendemain, Fortuné prit Brigontal à part, et lui dit qu’il avait à l’entretenir de choses sérieuses.
Le bonhomme trouva naturel que son successeur eût à lui parler, et ils passèrent ensemble dans la salle à manger. Les deux verres et la bouteille d’Armagnac reparurent sur la table. Puis le vieil épicier, d’un ton encourageant, pria Fortuné de causer tout à son aise, comme en famille.
Lorillard, avant de commencer, se répéta mentalement la leçon qu’Angèle lui avait donnée, à l’aide du livre médical aux illustrations bizarres. Enfin il prononça, triste et grave :
— Monsieur Brigontal, je suis obligé de vous faire un aveu des plus pénibles. Car je suis trop honnête homme pour vous tromper, vous et votre fille.
Brigontal, entendant ces mots, devint jaune comme la fleur du souci, et il balbutia :
— Me tromper ? Ah ! Ah ! Je parie que vous m’avez raconté des histoires… Vous ne possédez pas l’argent, hein ?
Mais Fortuné secoua la tête.
— Si bien, dit-il, je l’ai. Ce n’est pas cela qui me manque…
— Si ce n’est pas cela, repartit Brigontal rassuré, alors ce n’est rien du tout.
— Vous en parlez à votre aise, reprit l’autre en soupirant, mais je voudrais vous voir à ma place. Je donnerais volontiers tout mon bien pour ne pas être hermaphrodite. Car je suis hermaphrodite, Monsieur Brigontal.
— Comment dites-vous cela ? demanda le vieillard, très inquiet, regardant fixement Lorillard.
— Hermaphrodite, articula celui-ci, d’une voix pleine d’affliction.
— C’est une maladie ? Vous avez attrapé cela avec les femmes, bien sûr. Mais ne peut-on vous guérir ?
— Ce n’est pas une maladie, déclara lentement le candidat épicier, c’est une conformation naturelle. Je suis né ainsi, pour mon malheur.
— Allez, mon bon ami, ne vous tourmentez pas. Chacun a ses infirmités. Tenez, moi, j’ai une hernie depuis quarante ans, et je n’en suis pas moins solide. Et Béatrice, voyez Béatrice ! Elle est borgne, on ne peut pas dire le contraire. Hé bien ! cela ne l’empêche tout de même pas d’être une belle fille.
— Vous dites la vérité, Monsieur Brigontal, mais il est bien préférable d’avoir une hernie et d’être borgne en même temps, que d’être hermaphrodite comme moi.
— Hermaphrodite, répéta le maigre négociant, que signifie ce mot-là ? Comment diable êtes-vous donc bâti ?
— A peu près comme vous, dit Lorillard, mais j’ai quelque chose de plus et quelque chose de moins. C’est assez difficile à expliquer. Enfin, voici : je suis homme et femme en même temps, et pas tout à fait, si bien que je ne suis réellement ni l’un ni l’autre. Vous saisissez ?
— Je ne saisis rien du tout, déclara le vieux, éberlué.
— Je suis un phénomène, cria douloureusement Fortuné, un malheureux phénomène. Sauf le respect que je vous dois, je porte, à leur place, les organes de l’homme et ceux de la femme. Encore, si je les possédais complets, utilisables ! Mais ils en sont bien loin, Monsieur Brigontal et je ne suis bon à rien, d’aucune des deux manières.
— Par exemple ! Et vous voulez épouser ma fille ?
— Je n’y songe pas. C’est vous qui avez eu la bonté de me l’offrir. Je me serais trouvé très heureux de l’accepter. Mais c’est impossible, vous comprenez bien que c’est impossible !
Le vieillard réfléchit avec tristesse. Il avait cru caser sa Béatrice, et tout s’effondrait. Ce n’était point l’affection paternelle qui lui inspirait, en ce moment, un indicible chagrin, mais sa prodigieuse avarice. Un rêve, sublime pour lui, s’anéantissait : le rêve de marier sa fille sans dot, et de n’avoir plus jamais, jamais, un sou à dépenser pour elle. Il ne voulut point encore abandonner une espérance si délicieuse, et il prononça :
— Après tout, cela m’est égal, à moi, que vous soyez fait si drôlement. Mais j’ai peur que la chose ne plaise pas beaucoup à ma chère enfant. Enfin, je lui en parlerai, je la raisonnerai, j’obtiendrai peut-être qu’elle passe par là-dessus.
A l’heure du déjeuner, Lorillard observa un changement total dans l’attitude de Béatrice. Tantôt la malheureuse jeune fille, interdite, regardait son assiette d’un œil désespéré, et tantôt, relevant son front jaune, elle tournait vers Fortuné une figure méprisante. Avant le dessert, elle se dressa, larmoyante, énervée, et s’en alla gémir dans la boutique sur ses espérances si vite éteintes.
L’étrange subterfuge conseillé par Angèle réussit donc parfaitement. Les Brigontal renoncèrent avec douleur au mariage tant espéré, et qui se révélait soudain impraticable. Béatrice, dès cette heure, ne put supporter la vue de ce Fortuné qu’elle avait si passionnément chéri. On ne doit point s’en étonner, ni blâmer cette personne cruellement frustrée. Toute autre, à sa place, eût éprouvé la même rancune. Vous pouvez en faire l’expérience. Touchez d’amour le cœur de la jeune fille la plus éthérée, aux sentiments platoniques, cœur confit par les romans chastes comme un abricot par le sucre, une de ces jeunes filles, enfin, qui ne lèvent les yeux que pour regarder les étoiles. Et puis allez lui dire, à cette vierge si touchante, que votre organe le plus secret et le plus noble a été, par accident, pris dans un engrenage qui l’a broyé. Vous verrez instantanément fuir la chère âme, qui jamais en ce monde ne vous reparlera.
La colère même de Mlle Brigontal avança les affaires de Fortuné, car elle obligea le vieil épicier à conclure rapidement la vente, afin que Béatrice ne fût pas trop longtemps à supporter la présence d’un être exécré. Bien que le bonhomme fût peu sensible de sa nature, il souffrait pourtant des larmes de sa fille, qui en répandait davantage, avec son œil unique, qu’Argus lui-même n’en aurait pu sécréter sous ses deux cents paupières.
Du reste, Angèle avait raison, M. Brigontal tenait à quitter le commerce. Il se contenta de tirer de Fortuné le plus d’argent possible, sous prétexte de lui céder les denrées en magasin.
Cet argent-là, comme celui qui payait le fonds, ce fut naturellement Angèle qui le fournit à son amant. Elle l’aimait, elle avait confiance en lui. La date de leur mariage était déjà arrêtée entre eux. Elle coïncidait avec le temps où les Brigontal devaient abandonner la maison.
Ce jour vint bientôt. Une voiture de déménagements emporta les meubles et les hardes du père et de la fille, minable bric-à-brac où vivaient des nations entières de punaises et de cloportes. M. Brigontal quitta son épicerie, avec la sereine gravité d’un empereur qui abdique de sa propre volonté. Il prit cordialement congé de Fortuné, lui promit de lui rendre visite avant de partir pour le Cantal. Quant à Béatrice, elle sortit sans prononcer un mot, en jetant un regard de serpent sur le soi-disant hermaphrodite.
Après le départ des Brigontal, la boutique fut fermée, pour quelques jours, et les ouvriers commencèrent de la remettre à neuf, d’y apporter les changements décidés par Fortuné. Une bande de calicot, clouée à l’extérieur, annonçait la réouverture prochaine et le nom du nouveau propriétaire.
Vers le milieu de la première journée, et comme Lorillard achevait son déjeuner, il vit entrer dans le magasin Béatrice Brigontal. Elle paraissait à cette heure, en son roide maintien, plus furieuse que jamais. S’avançant d’un pas saccadé vers le jeune patron, elle dit aigrement qu’elle venait chercher un objet oublié la veille dans son ancienne chambre. Sans attendre la réponse, elle gagna l’escalier, disparut. Mais elle se montra peu de secondes après, et se plaignit que sa pendule, sa belle petite pendule en bronze, eût disparu.
— Je l’ai rangée moi-même, répliqua Lorillard, je vais vous la remettre.
Il monta, suivi par Béatrice grognonnante, jusqu’à l’appartement du premier étage, au-dessus de la boutique. Ils pénétrèrent dans la pièce où jusqu’alors avait logé la fille de Brigontal. Fortuné ouvrit un placard, y prit la pendule, et se retourna.
Mais Béatrice avait omis volontairement d’emporter cette horloge afin de se réserver un prétexte pour revenir, et pour accabler Lorillard, seule avec lui, de la scène vengeresse longuement méditée. Fortuné, se retournant donc vers elle, s’effraya de la voir, toute rouge et secouée d’une rage immense, lui tendre les poings et lui montrer les dents. Les mèches de ses cheveux gras volaient autour de sa tête, son œil s’exorbitait, et, de sa bouche torse, ces paroles injurieuses sortirent avec une violence terrible :
— Misérable et dégoûtant, pourquoi m’avez-vous compromise ? Comment osez-vous parler à une femme, étant châtré comme vous l’êtes ? Quand je pense que vous avez eu la méchanceté de m’embrasser, dans la cave, de me dire que vous m’aimiez !
— Non, dit Lorillard, c’est vous qui m’avez embrassé ; je ne vous demandais rien. Pour le reste, ce n’est pas ma faute…
Et comme en parlant il souriait, la fureur de Béatrice s’accrut encore, et s’exprima par d’affreuses invectives, des comparaisons infamantes, qui toutes reprochaient à Lorillard son abominable impuissance.
Il essaya de calmer cet orage, et le vit au contraire augmenter de force. A la fin, outré de tant d’insultes, et las de supporter un affront désormais inutile, il se jeta sur Béatrice, la renversa sur le parquet poussiéreux où traînaient encore les brins de paille, traces du déménagement. Et il lui montra, par une attaque soudaine, à quel point il était viril. Il est impossible de dire que Fortuné abusa de Béatrice, car elle ne se défendit qu’avec mollesse, et seulement par bienséance. L’entreprise ne rencontra pas même la difficulté qu’on aurait dû attendre. Car l’horrible borgnesse n’était plus intacte, elle avait déjà, comme on dit honnêtement, déchiré sa robe d’innocence. Cela surprit assez Lorillard, et il murmura, tout en accomplissant sa tâche avec dégoût :
— Qui donc a pu avoir autant de courage que moi ?
(Ceci, notez-le bien, doit servir de leçon à ces jaloux qui épousent des femmes laides pour éviter de devenir cocus).
Béatrice, heureuse, se releva, et secouant sa robe poudreuse et fripée, elle s’exclama :
— Alors, ce n’était pas vrai ! Tu vas m’épouser…
Lorillard se baissa, saisit l’horloge et la remit silencieusement à Béatrice anxieuse. Puis il ouvrit la porte, et, revenant vers Mlle Brigontal, il la poussa hors de la pièce, puis de marche en marche et jusque dans la rue, avec la pendule dans les bras. Et la déplorable héritière de l’épicier cessa ses cris en voyant s’attrouper autour d’elle, devant la boutique, les commères qui se moquaient, et lui demandaient pourquoi son beau fiancé la chassait de la sorte.