Le rêve de Suzy
VIII
— Suzy, as-tu encore quelque chose à mettre dans ta malle ?… Peut-on la fermer ? demandèrent en même temps les deux jumelles, montrant leurs visages menus dans l’entre-bâillement de la porte.
— Oui, elle est toute prête !… Voici les clefs.
Les petites disparurent, et Suzy continua fiévreusement d’emplir son sac de voyage. Elle était très courageuse et demeurait sans larmes ; mais c’était au prix d’une incessante activité qui l’étourdissait et lui ôtait le temps de penser que, dans quelques heures, elle allait être en route pour Cannes.
Un coup de sonnette dans l’antichambre la fit tressaillir. Elle savait qu’André Vilbert devait venir. Depuis leur entretien, elle ne l’avait pas revu, et elle appréhendait fort leur première rencontre. Était-ce donc lui ? Elle écouta, un léger frémissement secouant ses nerfs.
Au bout d’une seconde, la porte de la chambre s’entr’ouvrit de nouveau, et l’une des jumelles, Alice, reparut, envoyée en ambassadrice.
— Suzy, c’est tante Arnay et Germaine qui viennent te faire leurs adieux. Elles t’attendent avec impatience, m’a dit tante Arnay.
Suzy eut un soupir de soulagement.
— Bien, chérie, je vais les recevoir tout de suite !
Dans le salon, en effet, se tenaient Mme Arnay souriante, très belle dans ses fourrures, — et n’en doutant pas ! — puis Germaine qui chauffait frileusement à la flamme du foyer, ses pieds bien cambrés.
— Ainsi donc, Suzy, voici le grand jour arrivé ! dit Mme Arnay, de ce ton d’exquise amabilité qui faisait partie de sa toilette de visite comme ses gants et son chapeau. Ta mère est-elle ici ?
— Non, tante, elle est allée faire quelques dernières courses pour moi et elle n’est pas encore rentrée.
— Ah !… Tu voudras bien lui dire mille choses de ma part… Mon enfant, nous venons t’apporter tous nos souhaits de bon voyage. Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui, car la période des visites recommence déjà ; mais Germaine a tenu absolument à t’embrasser une dernière fois avant ton départ.
— C’est bien aimable à elle ! fit Suzy en envoyant un regard de reconnaissance à sa cousine.
Toute marque d’affection lui était précieuse en ce moment.
Mme Arnay n’entendit même pas la réponse de Suzy. Elle enveloppait sa fille d’un regard de complaisance.
— N’est-ce pas, Suzy, que le costume de Germaine lui va d’une façon admirable ? Ce Roucet fait des merveilles avec le drap. Il saisit dans la perfection le modelé de la taille ! Lève-toi, Germaine, que je voie un peu l’effet du corsage…
Germaine obéit et jeta un coup d’œil vers la glace. Elle et sa mère oubliaient totalement pourquoi elles se trouvaient chez Mme Douvry.
Suzy les contemplait, caressant les cheveux de la petite Alice assise à ses pieds. Et elle se sentait très loin de ces deux femmes élégantes qui avaient pour unique préoccupation leurs succès mondains ; seules, leurs affaires personnelles les intéressaient et elles le laissaient voir avec une singulière naïveté.
Ce fut Germaine qui reprit la première, abandonnant le sujet du costume de Roucet :
— Oh ! Suzy, que tu es heureuse d’aller trouver un pays chaud ! Paris devient une vraie Sibérie !
— Ah ! j’accepterais bien de subir le froid le plus dur pour avoir le droit de rester ! fit Suzy avec une vivacité douloureuse. Qu’est-ce que cela me fait, le temps !
— Vraiment ? Tu regrettes de partir ?… Comme c’est étrange ! Tu t’amuseras beaucoup à Cannes ! Lady Graham reçoit continuellement ; puis, comme elle t’adore, partout où elle sera, tu seras ! Tu lui as tourné la tête, comme à Georges de Flers !
— Germaine ! interrompit avec impatience Mme Arnay, fais donc, je te prie, attention à tes paroles.
Puis, se tournant vers Suzy dont le visage s’était rosé au nom de Georges de Flers, elle continua :
— Vois-tu, mon enfant, en ce monde, il faut toujours écouter la raison et accepter les événements quand ils s’imposent à nous. Je suis, de même que Germaine, persuadée que tu ne te déplairas aucunement à Cannes.
— J’y serai seule, ma tante, et je saurai que maman souffre de mon absence, dit simplement Suzy, le cœur gonflé d’émotion.
Elle pensait que la philosophie était facile à Mme Arnay et à Germaine pour qui la vie avait tout juste la difficulté d’une figure de quadrille.
— Certes, je comprends que l’instant de la séparation soit pénible !… Mais ta mère est, comme toi, raisonnable, et elle sait que ton éloignement peut avoir d’heureux résultats. Puis, elle aura encore auprès d’elle ton père, les garçons, et ces deux amours, finit Mme Arnay, les yeux arrêtés sur les têtes blondes des jumelles qui écoutaient la conversation d’un air sage.
— Mon Dieu ! que ces petites sont jolies !… Tu diras à ta mère que je les trouve encore embellies… Et puis, mon enfant, nous te quittons, car notre liste de visites est loin d’être épuisée encore !… Ah ! à propos, ton père a-t-il quelque poste en perspective ?
— Non, tante, rien encore…
— Comme c’est ennuyeux ! fit Germaine, désireuse de placer un mot, car le silence où la condamnait la volubilité de sa mère lui était très désagréable.
— C’est un gros souci pour maman ! répondit tristement Suzy.
— Ma chère, ta mère a grand tort de se tourmenter, je le lui dirais si elle était là !… Mon mari s’occupe de chercher à M. Douvry quelque chose de convenable, mais il faut le temps de trouver… Et puis ton père est très difficile, il…
— Tante, je vous en prie, ne dites rien contre lui, interrompit Suzy de sa petite voix douce, mais l’accent très ferme.
Une ombre d’embarras passa sur le visage de Mme Arnay. Mais elle n’ajouta rien et se leva, rattachant sa pelisse bordée de fourrure, tandis que Germaine demandait :
— Tu pars à sept heures, par le train de luxe ?
— Je ne sais pas, répliqua Suzy indifférente.
Que lui importait comment était ce train ? Elle ne savait qu’une chose, c’est qu’il allait l’emmener toute seule au loin !… Ses paupières devinrent humides. On eût dit que l’amitié banale de Mme Arnay avait réveillé en elle une corde douloureuse, encore engourdie.
Pourtant, elle reconduisit sa tante jusqu’au seuil de l’appartement, un faible sourire errant toujours sur sa bouche. Elle reçut, avec sa bonne grâce habituelle, le baiser rapide de Mme Arnay et la caresse plus chaude de Germaine qui l’accablait de recommandations importantes :
— Alors, Suzy, tu m’écriras, tu me raconteras si les réceptions de lady Graham sont jolies !… Envoie-moi des fleurs aussi, surtout du mimosa et des tubéreuses, j’en raffole !… Amuse-toi !… Au revoir !… Si Gladys vient à Cannes, tu lui diras qu’elle est ma bien chère amie et que je meurs d’ennui de ne pas la voir !… Adieu ! Au revoir !
Mme Arnay entraîna sa fille qui, pour une personne mourante, paraissait fort pleine de vie et désireuse de jouir de tous les plaisirs de l’existence ; et Suzy, une seconde, demeura à la regarder descendre l’escalier, svelte dans son fameux costume, chef-d’œuvre de Roucet.
— Je croyais que tante Arnay m’aimait un peu plus que cela ! fit-elle, laissant retomber la porte, et saisie par un âpre sentiment de découragement. Mon Dieu, si tous montrent cette indifférence à Cannes, comment ferais-je pour y vivre ! Oh ! maman, que vais-je devenir quand je ne serai plus près de vous ?…
Des sanglots lui montaient à la gorge, qu’elle s’efforçait de contenir, parce qu’elle voulait être courageuse jusqu’au bout, afin de ne pas augmenter le chagrin de sa mère… Mais la visite de Mme Arnay semblait avoir ébranlé sa pauvre vaillance.
Et puis, voici qu’après avoir craint la venue d’André, elle se sentait déçue, quelque chose lui manquait parce qu’elle ne le voyait pas apparaître.
Si elle partait ainsi, sans avoir reçu son adieu, elle emporterait l’impression qu’il était irrité contre elle, fâché tout au moins ; et cette idée la faisait souffrir.
Il vint pourtant, quelques minutes avant le dîner, et il fut introduit dans le salon avant qu’elle eût pu savoir si elle était, en résumé, contente ou non de le revoir.
Les deux petites se trouvaient auprès d’elle. Dans la pièce voisine, Mme Douvry donnait des ordres pour les bagages. Peut-être fut-ce à cause de cela qu’elle ne ressentit aucun embarras en le voyant devant elle. D’ailleurs, il avait à tel point son attitude habituelle, sérieuse et froide, qu’une seconde, elle se demanda s’il était possible qu’il lui eût adressé jamais la prière dont elle ne pouvait oublier l’accent ému.
Mais il parla, et sa voix avait des vibrations d’une douceur profonde qui contrastaient avec la banalité même de ses paroles.
— Je me suis trouvé retardé par un travail pressé, et maintenant je vous dérange… Si je n’avais craint d’être indiscret, je serais allé à la gare ce soir afin de vous dire adieu… le plus tard possible, car…
Elle l’interrompit :
— A la gare ?… Réellement, vous seriez venu à la gare ?
— Oui… Pourquoi vous étonnez-vous ?
— Oh ! alors… Si j’osais vous demander…
— Quoi ?… Je serais très fier si vous vouliez bien me traiter tout à fait en ami et recourir à moi dès que je puis vous être bon à quelque chose.
— Oh ! merci ! merci ! murmure-t-elle avec effusion.
Et rapidement, la voix plus basse, elle expliqua :
— Mon père souffre tant de mon départ que je lui ai demandé de ne pas m’accompagner à la gare, car je sais combien les scènes d’adieu lui sont pénibles, surtout au milieu d’étrangers… Mais maman, elle, viendra ! Et je voudrais tant qu’elle ne se trouvât pas seule, quand je l’aurai quittée !… Il me semble que je partirais plus courageuse, si vous vouliez… si vous étiez auprès d’elle à ce moment. N’est-ce pas trop indiscret d’abuser ainsi de vous ?
Elle levait vers lui des yeux suppliants ; mais elle rencontra son regard sérieux, éclairé d’une telle lumière, que, soudain, elle comprit quelle joie elle venait de lui causer en laissant voir sa réelle confiance en lui.
Et quand il fut parti, au milieu de son chagrin, elle repensa encore à cette expression du visage d’André.
… Une dernière fois, elle errait à travers l’appartement pour emporter une suprême image de son home, considérant tous les objets, même les plus menus, les plus insignifiants, dont l’aspect lui était familier.
Elle s’arrêta dans sa petite chambre, où tant de fois, elle s’était endormie insouciante et heureuse, et surtout dans celle de sa mère. Là, elle regarda, les mains jointes comme dans une chapelle. Ses yeux cherchaient, sur la cheminée, les miniatures de parents disparus qu’elle avait si souvent admirées étant petite fille ; puis le vase de cristal irisé toujours plein de fleurs ; et, à l’ombre du lit, la Vierge byzantine, avec son expression de mystérieuse gravité ; puis…
— Suzy, la voiture est en bas !… Il est l’heure de partir ! cria l’un des garçons.
Elle frissonna.
— Déjà !… Mon Dieu, déjà !
Il lui paraissait que quelque chose se brisait en elle, lui causant une souffrance aiguë. Et elle n’osait pas parler, car elle savait bien qu’elle éclaterait en sanglots.
Pourtant, elle dit d’une voix étouffée, aux deux petites qui tamponnaient leurs tabliers sur leurs figures roses :
— Ne pleurez pas !… Vous me faites de la peine…
Puis elle se blottit dans les bras de M. Douvry qui se refermèrent sur elle. Ni l’un ni l’autre ne dirent un mot. Elle entendait le cœur de son père battre à coups violents tout près de sa poitrine ; et elle eût voulu rester toujours ainsi, appuyée contre lui, enveloppée par cette tendresse dont jamais peut-être, elle n’avait autant compris la profondeur.
Et pour le père, c’était une double douleur de voir partir son enfant, et de penser qu’il était involontairement la cause de cet exil, lui le chef de la famille, à qui seul eussent dû appartenir les sacrifices qui déchirent le cœur.
André Vilbert venait d’arriver. Sur la prière de Mme Douvry, il appela, et une infinie compassion lui emplissait l’âme :
— Mademoiselle Suzanne !… Le temps passe !… Il ne faut pas tarder davantage !…
L’étreinte de M. Douvry se détendit. Tout bas, mettant un baiser très long sur le jeune visage bouleversé, il murmura :
— Adieu, ma petite bien-aimée, mon enfant…
Et ce fut tout. Elle s’enfuit. Sous son voile baissé, ses larmes ruisselaient âcres, lui brûlant les yeux…
Elle eût voulu retenir les minutes, retarder le moment où elle allait voir apparaître la gare ! Et voici que, au contraire, la voiture roulait rapidement.
Chaque seconde la rapprochait du but redouté.
Elle était parvenue par un suprême effort à ressaisir un peu du courage qu’elle avait eu tout le jour ; et, pour un moment, sa souffrance s’engourdissait. Sa main qui avait été chercher celle de sa mère, y demeurait enfermée ; mais elle causait de choses indifférentes — pour n’effleurer aucun des sujets qui lui étaient chers ! — et elle éprouvait une sorte de quiétude parce qu’André était là.
Maintenant la gare était toute proche. Sa lourde silhouette se dressait en une masse sombre, éclairée çà et là par la trouée de lumière des portes et des grandes baies vitrées.
Encore quelques minutes, puis la voiture s’arrêta…
Lady Graham était déjà là, très élégante dans sa tenue de voyage, son petit sac de cuir en bandoulière, aussi soigneusement gantée que pour un bal, un voile de gaze enserrant sa toque d’où s’échappait la lourde torsade de ses cheveux blonds, roulés sur la nuque. Un cercle d’amis l’entourait, et tous causaient gaiement sur le quai, au milieu d’un incessant va-et-vient de voyageurs et d’employés, avec autant d’aisance que s’ils se fussent trouvés dans un salon de l’hôtel Graham. Tout auprès, les trois bébés, petits et grands, de la jeune femme, s’agitaient sous l’œil des gouvernantes…
Dès que lady Graham vit Suzy, elle interrompit sa conversation et vint à elle aimablement :
— Oh, dear ! Je commençais à m’inquiéter de ne pas vous voir arriver ! Jusqu’au jour où je vous posséderai à Cannes, près de moi, j’aurai toujours peur que vous ne m’échappiez.
— Sommes-nous en retard ? Est-ce qu’il est l’heure ? interrogea Suzy avec anxiété, pendant que lady Graham répondait, très gracieuse, au salut de Mme Douvry.
— Oh ! non, vous avez encore un quart d’heure ! Donnez-moi votre billet, Simmons va faire enregistrer vos bagages.
Elle fit signe au valet de pied qui se tenait à quelque distance, attendant les ordres. Puis, elle continua affectueusement :
— Je vous laisse avec votre mère, car je pense que, en ce moment, je ne serais pour vous qu’une importune… Ah ! M. de Flers !
En effet, Georges de Flers approchait. Dès qu’il se vit aperçu, il salua profondément lady Graham. A la main, il tenait une gerbe de roses et des violettes ; il présenta les roses à la jeune femme.
— Madame, veuillez les accepter avec mes meilleurs vœux pour votre bon voyage ! fit-il de son air de courtoisie respectueuse.
Et se refusant à accepter les remerciements de lady Graham, il poursuivit, s’adressant à Mme Douvry, debout auprès de Suzy :
— Voulez-vous permettre, madame, à mademoiselle Suzanne d’accepter aussi quelques fleurs ? Ce sont les violettes qu’elle préfère, je crois… Il me semble lui en avoir entendu faire l’aveu au Castel…
Suzy lança un regard suppliant vers sa mère, qui ne songeait certes pas à lui rien refuser en cette heure de départ. Puis, elle prit les fleurs et les respira avec un plaisir d’enfant.
— Vous avez raison ! J’adore les violettes !… Merci beaucoup d’avoir pensé à m’en apporter. Oh ! merci…
Et vraiment, elle était si contente de cette attention de Georges, qu’elle en oubliait une seconde son chagrin ; puis elle éprouvait un étrange plaisir à voir qu’il se souvenait encore de leurs causeries au Castel.
André Vilbert, immobile près de Suzy, avait suivi toute la scène ; et son regard sérieux enveloppait le groupe formé par Georges et Suzy : lui, avec son allure aristocratique, elle, fine et élégante, toute mince dans sa longue casaque de voyage.
Ah ! ils étaient bien du même monde tous les deux ! Et André se sentit horriblement découragé, constatant quelle différence existait entre lui, si gauche, et ce beau garçon dont le fier visage se détachait de l’épaisseur du col de fourrure.
Dans la gare, c’est maintenant une agitation fiévreuse, un roulement perpétuel des chariots de bagages ; un mouvement d’employés qui circulaient, l’air important sous leur casquette galonnée. Des voyageurs passaient, affairés, s’appelant, s’engouffrant dans les wagons où la température se faisait plus tiède ; et la machine haletait, prête à s’élancer.
— En voiture, messieurs, en voiture !
— Mon Dieu ! murmura Suzy, rejetée brusquement dans la sensation que l’instant cruel était arrivé.
Si, en cette minute, André lui eût fait la même demande que cinq jours plus tôt, oh ! elle n’aurait plus hésité… Oh ! non !
Du fond du cœur, il lui jaillissait une envie folle de crier à André :
— Gardez-moi ! gardez-moi ! Je vous épouserai ! Mais gardez-moi ! ne me laissez pas partir !
— En voiture, messieurs, en voiture ! répétait l’employé qui pressait les retardataires.
— Suzanne, dear, il faut monter en wagon ! dit lady Graham, tout en adressant de rapides adieux à ses amis de la dernière heure.
Suzy jeta, plus qu’elle ne tendit, sa main à André.
— Adieu, adieu, je vous les confie tous, à la maison ! s’ils ont besoin de moi, vous me l’écrirez, n’est-ce pas ? Vous me l’avez promis !
Il murmura, la voix tremblante :
— Oui, ayez confiance en moi… Adieu, adieu… Suzy !
Mais ce petit mot fut dit si bas, qu’elle ne l’entendit pas. D’ailleurs, en même temps, Georges de Flers, avec son dernier salut, lui répétait encore, d’une voix affectueuse, des mots de sympathie.
Mais à lui non plus, elle ne répondit pas… Sa mère seule existait pour elle ! Les larmes l’étouffaient. Elle se serrait contre Mme Douvry, comme si rien au monde n’eût pu les séparer.
— En voiture, messieurs, en voiture !
— Suzanne, Suzanne, je suis désolée de vous presser ! répéta lady Graham. Mais je vous en supplie, venez, le train va partir.
D’une étreinte passionnée, presque furieuse, Suzy enlaça une dernière fois sa mère.
— Maman, ma chérie, je vous aime ! je vous aime ! je vous aime !
Puis elle monta dans le wagon et resta debout, contemplant à travers la vitre, jusqu’au dernier moment, le visage de Mme Douvry, ne sentant même plus son chagrin tant son âme était absorbée dans cette dernière vision qu’elle voulait emporter de sa mère…
Soudain, un coup de sifflet strident et prolongé déchira l’air. Puis le train s’ébranla lourdement, tandis qu’un jet de fumée s’échappait de la locomotive en un panache épais.
Suzy, droite derrière la glace, demeurait immobile, regardant toujours. Mais quand elle ne put plus rien distinguer, quand la gare ne fut plus qu’un point lumineux toujours plus petit dans l’obscurité de la nuit, alors elle eut l’entier sentiment de la séparation accomplie ; et, prise d’une affreuse impression d’isolement, elle éclata en sanglots désespérés, oublieuse de tout dans sa détresse, même de lady Graham.
La jeune femme la considérait, pleine de pitié, un peu embarrassée aussi devant cette explosion de chagrin qu’elle n’avait pas prévue. Puis, tout à coup, entraînée par un mouvement spontané, elle se pencha vers Suzy et l’embrassa tendrement.
— My darling, ne vous désespérez pas ainsi !… Si vous saviez combien j’ai de regret d’avoir insisté pour vous emmener ! J’en suis si fâchée ! Ne pleurez pas de la sorte… Si vous êtes trop malheureuse à Cannes, je vous reconduirai à Paris, je vous le promets.
Suzy releva la tête et rencontra le regard ému de lady Graham. Elle comprit que la jeune femme était bonne, sincèrement bonne, et son jeune cœur, avide d’affection, se sentit soudain moins oppressé. Puis son énergie fière se ranimait, la soutenant. Elle se rappelait ses résolutions de vaillance ; et, essayant de se ressaisir, elle dit faiblement avec une ombre de sourire :
— Ne vous tourmentez pas, lady Anne. Tout à l’heure, je serai plus courageuse… C’est le premier moment seulement.
Lady Graham caressait toujours la petite main tremblante qui serrait la sienne.
— Oui, darlinag, j’espère qu’il en sera ainsi ! Maintenant il faut essayer de dormir un peu… Vous verrez que demain, au réveil, vous ne vous sentirez plus aussi désolée ! Dormez, dearest.
Et, affectueusement, elle aidait Suzy à ôter sa toque de voyage, enveloppant sa tête brune d’une écharpe de dentelle.
Suzy essaya d’obéir. Épuisée par ses émotions, elle restait immobile, envahie par une sorte de torpeur apaisante. Les paupières mi-closes, elle entrevoyait dans la nuit, au dehors, la campagne, sombre sous le ciel d’un bleu froid où s’allumaient quelques rares étoiles ; et jusqu’à elle, montait, avec ce parfum pénétrant des fleurs mourantes, la senteur des violettes offertes par Georges de Flers, qu’elle gardait entre ses mains tombées sur ses genoux, d’un geste lassé.
Mais elle n’avait plus qu’un seul désir : rester ainsi sans bouger, bercée par le mouvement du train. Des images confuses lui traversaient l’esprit ; surtout des souvenirs de sa petite enfance ; et tous lui parlaient de la tendresse infinie et dévouée avec laquelle Mme Douvry l’avait toujours aimée.
— Oh ! maman, murmura-t-elle, tandis que des larmes glissaient encore sous les cils baissés ; oh ! maman, je suis heureuse de pouvoir, à mon tour, faire quelque chose pour vous !
Elle continua de songer ; mais, peu à peu, ses pensées devenaient plus vagues et le sommeil la prit enfin…
Quand elle se réveilla, le soleil montait lentement dans le ciel lumineux, nacré de lueurs dorées et roses. A l’horizon, les nuages disparaissaient vers les montagnes couvertes de neige, chassés par la brise matinale qui agitait les oliviers, balançant leurs feuilles toujours frémissantes. Une clarté intense ruisselait sur la campagne, comme dans une fête de la lumière. Et devant ce réveil des choses où chantait une joie mystérieuse, au cœur de Suzy monta soudain, puissante, la sève de sa jeunesse ; et elle ne se sentit plus peur en regardant vers l’avenir…