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Le rêve de Suzy

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IX

Mme Douvry, qui travaillait solitairement dans le salon, laissa tout à coup retomber son ouvrage ; et, ainsi qu’elle l’avait déjà fait bien des fois dans la journée, reprit dans son buvard, la feuille de papier bleuté couverte de la haute écriture de Suzy.

Les lettres, pleines de tendresse, venues de Cannes, n’étaient-elles pas maintenant le seul lien sensible qui la rapprochât de son enfant, partie depuis plus de six semaines déjà !…

Et, de nouveau, sous la lumière douce de la lampe, Mme Douvry se remit à lire.

« Mère chérie,

« Je ne veux pas que demain vous soyez inquiète en ne voyant pas apparaître mon griffonnage dans votre courrier ; et c’est pourquoi je saisis au vol un petit instant de liberté pour venir auprès de vous. Mais lady Graham donne tantôt une garden party et m’a confié, sur ma demande, le soin de surveiller l’arrangement des fleurs dans les salons où les gens sérieux — ceux qui ne jouent pas au tennis ! — iront chercher asile. Aussi suis-je transformée en personne très occupée, car je désire me montrer à la hauteur de ma mission, d’autant que M. de Flers va être aujourd’hui au nombre des hôtes de lady Graham, et j’ai peur de ses yeux d’artiste.

« Avant toute autre chose, que je vous dise, mère, quelle délicieuse surprise cela a été pour moi d’apprendre que M. de Flers vous avait vue la veille de son départ pour Cannes.

« Comme c’est aimable à lui d’avoir pensé à m’apporter de vos nouvelles !

« Je ne le savais pas arrivé ici ; et quand je l’ai vu, il y a trois jours, entrer au Cercle nautique, où nous écoutions un instant le concert, il m’a paru tout à coup retourner de quelques mois en arrière, au temps où j’étais encore au Castel, à Paris, près de vous, maman…

« J’ai usé et abusé de sa complaisance en lui faisant raconter les plus petits détails de sa visite chez vous. Je trouvais si bon de savoir qu’il vous avait parlé, qu’il avait respiré l’air de mon cher home ! En l’écoutant, il me semblait être soudain rapprochée de vous tous !

« Aussi, je l’ai remercié de tout cœur du plaisir qu’il me procurait ; et lorsque, hier soir, il m’a demandé si je lui permettrais de faire, de mon portrait, le sujet de sa prochaine aquarelle, j’ai bien vite accordé mon consentement, avec l’approbation de lady Graham, qui se montre pour moi une charmante amie.

« Toutes deux, nous ne nous quittons guère. Le matin, nous faisons de longues promenades, surtout à cheval, et en nombreuse société, car lady Graham a beaucoup d’amis à Cannes. Et me voici redevenue une intrépide écuyère comme autrefois, en Amérique, quand j’étais petite fille !… Puis, dans l’après-midi et le soir, j’accompagne lady Anne dans le monde, ou bien je l’aide à recevoir chez elle, ce qui ne m’ennuie pas du tout !… Mais cela, maman, je vous l’avoue bas, très bas, parce que vous allez trouver, en m’entendant parler de la sorte, que je ne suis pas une personne raisonnable !…

« Enfin, quand nous sommes seules, nous faisons de la musique ; lady Anne adore Wagner, moi, Schumann, mais n’importe ! nos préférences particulières s’accommodent fort bien de leur rencontre ; ou bien nous lisons, et je suis en train de lier connaissance un peu avec Shelley, Tennyson et même Browning ! Voyez, mère, quelle femme lettrée je vais devenir !…

« Mais toutes les distractions possibles ne peuvent me faire oublier que je suis séparée de vous tous !… Dès que j’ai un instant de solitude, je reprends vos chères lettres et alors, pendant un moment, je crois me retrouver auprès de vous, je revois mon home et je recommence à y vivre…

« Mère chérie, je vous sens toujours tourmentée et triste, bien que vous ne me le disiez pas. Et c’est le plus cruel de mes regrets de n’être pas auprès de vous pour vous distraire un peu, pour vous montrer combien je vous aime ! La seule chose qui puisse me consoler, c’est la pensée qu’en restant ici, je vous suis utile…

« Maman, ma chérie, ne perdez pas courage, je vous en supplie. Distribuez tous mes baisers à père, aux enfants, et gardez pour vous tout ce qu’il y a de meilleure tendresse dans le cœur de

« Votre Suzy. »

Encore une fois, Mme Douvry avait lu jusqu’au bout le message de Suzy ; et sa pensée s’était si bien enfuie auprès de l’enfant, qu’elle tressaillit en entendant ouvrir le porte du salon et annoncer :

— M. Vilbert.

— Ah ! André !… C’est une bonne surprise de vous voir ce soir ! fit-elle avec son sourire d’une douceur triste.

— Je ne vous dérange pas ? madame. Je ne resterai d’ailleurs qu’un moment, dit-il, un peu hésitant sur le seuil du salon. M. Douvry va bien ?

— Oui, merci, il est à un rendez-vous d’affaires et je l’attends !

« Toute seule ! » pensa André avec un ressouvenir des joyeuses soirées de l’hiver précédent, alors que Suzy était là, si rieuse qu’elle semblait emplir de gaieté toute la pièce.

Avant le départ de Suzy, André avait cru qu’il lui serait horriblement pénible de revenir dans le petit salon oriental où elle ne serait plus, de voir le cadre resté le même, elle, disparue.

Mais il s’était bientôt aperçu combien, au contraire, il lui paraissait bon de se retrouver dans le milieu qu’elle aimait. Ainsi, il se sentait un peu rapproché d’elle, il entendait parler de ce qui la concernait. Quelquefois même, Mme Douvry lui lisait quelques fragments des longues missives de la jeune fille, dans lesquels, certains jours, se trouvait un mot de souvenir pour lui !… Un pauvre petit mot bien court, mais André savait se contenter de peu.

— Avez-vous eu des nouvelles de Mlle Suzanne ? madame, demanda-t-il, prenant le siège que Mme Douvry lui indiquait près d’elle.

Il n’ajouta pas que c’était dans l’unique but d’en avoir qu’il était venu ce soir-là chez Mme Douvry.

— J’ai reçu ce matin une lettre de Cannes qui m’a réconfortée. Heureusement, l’exil de ma pauvre Suzy a beaucoup de douceurs et elle a été toute contente d’entendre parler de nous par M. de Flers… Mais il paraît que je sais bien mal dissimuler, car, en dépit de mes soins, je laisse deviner à Suzy mon souci croissant.

— M. Douvry n’a-t-il encore rien en vue ? interrogea André avec un vif intérêt.

— On lui propose plusieurs positions absolument inacceptables et dans des conditions dérisoires, répondit Mme Douvry, laissant tomber son ouvrage d’un geste de suprême lassitude. La seule qui serait avantageuse nous entraînerait à Saïgon, et nous ne pouvons songer à y emmener les enfants. Ils ne supporteraient pas le climat !

André jeta un regard sur le visage délicat de Mme Douvry, songeant qu’elle non plus ne pourrait guère résister à l’épuisante chaleur. Mais il n’osa rien dire, car, changeant tout à coup de ton, Mme Douvry reprenait, presque gaiement :

— André, je ne m’en étais pas encore aperçue… Est-il possible !… Vous êtes en tenue de soirée !… Allez-vous donc dans le monde ?

Il eut un sourire qui mit une singulière clarté sur son visage austère.

— Vous ne vous trompez pas, madame. Je sacrifie ce soir à Satan et ses pompes, dit-il d’un ton de confusion drôle. J’ai reçu une invitation pressante de mon illustre professeur des Beaux-Arts, Hugues Mersen, et je me suis laissé faire violence.

Mme Douvry le considérait tout amusée, l’esprit un instant détendu.

— André, il me faut vous entendre pour vous croire ! Et à quelle sorte d’exercice allez-vous vous livrer chez Hugues Mersen ?

— Il paraît que l’on dansera ! répliqua-t-il d’un accent de résignation.

— Et vous allez danser ? Vous, André !… Vous savez ?

— J’ai su au temps jadis, avoua-t-il, riant malgré lui.

Auprès de Mme Douvry, il oubliait toute sa timidité.

— Pour plus de sûreté, je n’inviterai que les pauvres jeunes filles délaissées, celles qui sont peu exigeantes sur la qualité de leurs danseurs, et, de la sorte, je risquerai moins de faire des mécontentes !…

Il s’interrompit et demanda un peu anxieux :

— Vous ne me trouvez pas trop ridicule ? madame.

— Oh ! certes non, mon ami. Je pense même que vous allez vous faire bénir des maîtresses de maison. Mais je m’étonne de votre soudain désir de connaître la vie mondaine. C’est une vraie conversion.

— Je ne sors pas de ma retraite pour mon plaisir, commença André.

— Alors ? Je ne comprends plus du tout.

— J’en sors par raison, parce que j’ai compris que j’étais une espèce de sauvage, qu’il fallait me civiliser si je voulais…

Il s’arrêta brusquement.

— Si vous vouliez conquérir tout à fait le cœur de la folle petite fille qui nous est chère à tous deux, continua Mme Douvry, levant vers le jeune homme son regard profond. Mon enfant, Suzy m’a tout dit…

— Et vous me pardonnez de lui avoir parlé ? pria-t-il, la voix soudain tremblante.

Jamais encore, elle ne lui avait donné cette appellation : « Mon enfant ! » D’ordinaire, elle disait : « André » ou « mon ami ».

— Vous pardonner… quoi ?… D’avoir voulu épargner à Suzy un éloignement qui la désolait ; de lui avoir montré une affection dont elle pouvait être fière ? Mon enfant, je vous remercie d’avoir songé à elle !… Et c’est pourquoi, finit Mme Douvry plus bas, j’aime à parler de Suzy avec vous !…

Elle se tut. André attendait, avide d’entendre un mot d’espoir. Mais Mme Douvry reprit seulement, d’un ton moitié plaisant, moitié ému :

— Autrefois les chevaliers, pour conquérir leur dame, s’en allaient à la recherche du Saint Graal. Aujourd’hui, ils doivent se soumettre à des épreuves moins austères, mais tout aussi dures, n’est-ce pas ? André.

Il eut ce sourire très jeune qui éclairait parfois ses traits rudes.

— Qu’importe ? Si je puis conserver un peu d’espérance… Vous me le permettez…? madame. Je vous en supplie !

— Mon enfant, je souhaite de toute mon âme que Suzy comprenne un jour avec quelle confiance je vous la donnerais !

André fût volontiers resté encore des heures à causer ainsi. Mais ses débuts mondains le réclamaient. Seulement, s’il ne s’ennuya pas mortellement au bal d’Hugues Mersen, ce fut grâce au souvenir de sa conversation avec Mme Douvry, dont il emportait du courage et de la joie pour longtemps. Elle lui avait été si douce, qu’il en recherchait encore les plus petits mots, quelques jours plus tard, dans le train qui l’emportait vers Amiens, voir sa mère.

C’était un des rares plaisirs d’André, que ces voyages réguliers à Amiens. Lui qui, à Paris, se renfermait dans une solitude monacale, jouissait délicieusement de ces heures passées, de temps à autre, dans la calme maison de province où tout était souvenir pour lui. Et ceux qui le jugeaient sur sa seule apparence, eussent été surpris de voir quelle affection tendre, cet homme, réputé froid, apportait dans ses rapports avec sa mère, bien qu’entre eux le niveau intellectuel fût loin d’être le même.

Mme Vilbert était une femme très simple, d’une sérénité inaltérable, profondément bonne, l’esprit peu cultivé mais dirigé par un sens large et juste. Enfermée dans le cercle de ses devoirs quotidiens, elle n’avait jamais désiré savoir rien d’autre de la vie, dans laquelle, toujours, elle avait cherché les chemins tout tracés et les plus droits.

Bien rarement, elle avait quitté sa ville d’Amiens où elle était née, s’était mariée, avait éprouvé toutes ses joies et toutes ses peines. Quelques fois, elle était allée à Paris ; et toujours en était revenue dominée par une impression d’extrême lassitude et d’ennui ; presque effrayée de l’agitation fiévreuse qu’elle y voyait, avide de retrouver la monotonie calme de sa vie habituelle.

Elle avait ardemment aimé son mari qui lui était supérieur comme intelligence, mais dont elle était l’égale par le cœur ; et, ensemble, ils avaient été heureux, appuyés l’un sur l’autre aux heures douloureuses, quand ils voyaient se fermer à jamais les yeux de leurs enfants.

Puis, à son tour, le père s’en était allé reposer dans l’oubli de toute chose. Dès lors, la tendresse de cœur de Mme Vilbert s’était concentrée sur le seul fils qui lui fût resté ; et elle l’admirait avec le même orgueil naïf que lui inspirait jadis son mari.

André, lui, éprouvait auprès d’elle une sorte de détente morale. Le calme souriant de Mme Vilbert rafraîchissait son esprit enfiévré par un travail constant et passionné. A l’avance, quand il se rendait à Amiens, il savait quels seraient l’ordre et l’emploi de sa journée ; et cette régularité même lui était un repos.

Quand, le dimanche, après sa visite chez Mme Douvry, il sortit de la gare d’Amiens, un beau soleil irisait les cristaux de neige qui poudraient les arbres, dressés bien haut vers le ciel bleu pâle.

Comme d’ordinaire, il s’en alla à la rencontre de Mme Vilbert, qui revenait de la grand’messe de la cathédrale, en compagnie d’une vieille dame, sa voisine, laquelle s’éloigna discrètement, avec force saluts, dès qu’elle vit apparaître André.

— Mère, vous ne souffrez pas trop de ce terrible froid ? interrogea-t-il affectueusement quand le bras de Mme Vilbert fut passé sous le sien. Votre lettre s’est fait attendre cette semaine et je commençais à être inquiet.

Elle lui répondit, levant vers lui des yeux contents. Et, tout à leur causerie, ils revinrent à travers les grandes rues froides, presque désertes, vers la petite maison du boulevard Jules-Verne qui longeait le chemin de fer.

Le couvert était déjà mis dans la salle à manger donnant sur le jardin, si plein de roses en été, aujourd’hui voilé par la neige. Le feu clair qui flambait dans la cheminée allumait des reflets étincelants sur le cristal des verres. Et André s’assit à la place même qu’il avait occupée de temps immémorial, alors même qu’il était petit garçon et considérait avec un intérêt ardent le tableau suspendu au-dessus de la cheminée : un pauvre cerf poursuivi par des chiens, sous un ciel d’orage.

Absorbée par le plaisir qu’elle éprouvait à posséder son fils, Mme Vilbert ne se lassait pas de l’interroger.

Puis, ce fut au tour d’André d’écouter. Il s’intéressa de fort bonne grâce au récit des événements qui occupaient la société amiénoise ; depuis les remarquables sermons faits par l’abbé Ravin à la cathédrale, jusqu’au scandale de la rue des Trois-Cailloux, — une lutte homérique entre trois civils et deux soldats de la garnison ; — enfin à la découverte, près de Doullens, de terrains remplis de phosphate, dont l’exploitation allait demander des ingénieurs.

Ce dernier mot fit tressaillir André. Il pensait à M. Douvry.

— Croyez-vous, mère, interrogea-t-il, qu’il soit cherché des ingénieurs pour cette entreprise ?

— Je ne sais, mon enfant, je suis peu au courant des affaires. Mais ta tante Sylvie pourrait te renseigner à ce sujet. Elle connaît l’un des principaux propriétaires de ces terrains. André, tu ne manqueras pas d’aller la voir tandis que je serai aux vêpres. Elle sait que tu es à Amiens, et elle compte sur ta visite.

— Oui, mère. Mais auparavant, si vous y consentez, je pourrai vous accompagner jusqu’à l’église.

Le visage paisible de Mme Vilbert s’éclaira, mais elle dit en hésitant :

— C’est que, mon enfant, cela te détournera de ton chemin, je vais aux Ursulines.

— Qu’importe, mère ; les courses d’Amiens ne sont pas bien longues ! Et puis, je viens pour vous voir, je désire profiter de vous le plus possible !

Tout en parlant, il s’était un peu penché et ses lèvres effleurèrent les cheveux blancs de Mme Vilbert, qui ne protestait plus contre la proposition de son fils.

Il la conduisit, en effet, aux Ursulines. Puis, il prit sa course à travers les boulevards où le vent s’engouffrait, mordant et âpre, rougissant le visage des rares promeneurs qui arpentaient, en conscience, la traditionnelle promenade du dimanche ; et il arriva bientôt devant la maison de tante Sylvie, située vers le faubourg, tout à l’extrémité de la rue Laurendeau.

Ce fut la vieille demoiselle elle-même qui vint ouvrir :

— Ah ! André ! Mon ami, je suis bien contente de te voir ! Entre vite, tu dois être glacé ! Viens par ici. Avant de s’en aller au Salut, ma vieille Flore m’a fait un bon feu au salon !

Décidément, elle ne changeait pas, la tante Sylvie. Aussi loin qu’il se la rappelait, André la voyait toujours la même : très replète, un visage plutôt pâle où tranchaient des lèvres bien rouges ; de petits yeux vifs, couleur de café, qui regardaient curieusement gens et choses ; et des bandeaux d’un brun éternel — et pour cause ! — toujours lisses sous le bonnet de tulle noir à rubans violets.

Trottant menu devant André, elle l’introduisit dans la pièce qu’elle appelait pompeusement le « salon » et dans laquelle se trouvaient deux personnes : un gros, très gros monsieur, et une longue jeune fille jouissant de grands pieds, de grandes mains et d’une chevelure rousse serrée en petites nattes maigres, à l’abri d’un chapeau dont la forme était aussi peu moderne que possible.

— Mon neveu André, de Paris, annonça Mlle Sylvie, entrant dans la pièce, suivie du jeune homme.

Le gros monsieur et la longue jeune fille se levèrent et saluèrent profondément André, comme il convient de saluer une personne qui arrive de Paris.

— André, je ne sais si j’ai besoin de te présenter M. de Guillancourt et sa fille Anna, poursuivit Mlle Sylvie. Quand tu étais petit, tu as été bien souvent admirer, en compagnie d’Anna, la pièce d’eau et les faisans dorés de M. de Guillancourt !…

Probablement, André était à cette époque dans un âge trop tendre pour qu’il lui fût possible de se souvenir de rien, car il ne se rappelait d’aucune façon la pièce d’eau, les faisans dorés et la jeune Anna.

Aussi, se contenta-t-il de répondre par quelques mots vagues et aimables qui amenèrent une rougeur fugitive sur les joues de Mlle de Guillancourt.

— Comme cela nous vieillit de voir ces enfants si grands ! remarqua Mlle Sylvie du ton convaincu qui est de rigueur pour ces sortes d’exclamations. Ainsi, voilà Anna prête à sortir du Sacré-Cœur, bientôt en âge d’être mariée même !

— Ah ! fit poliment André, auquel la chose était fort indifférente.

Le gros M. de Guillancourt intervint. Il avait un air de paysan, avec des vêtements de citadin.

— Certes, je ne serai pas, à ce moment-là, en peine de l’établir, avec la fortune qu’elle aura !… Puis, je lui ai fait donner une instruction solide… Elle a obtenu son brevet ; elle joue du piano ; elle compose même de petits dessins, de petites peintures…

— Comme mon neveu justement, qui est un grand artiste !… Il a fait des œuvres que tout Paris connaît ! s’écria Mlle Sylvie avec orgueil.

Anna leva un regard d’admiration vers André. Elle n’avait l’air aucunement convaincue de ses propres mérites. Peut-être, après tout, se rendait-elle justice en les appréciant peu.

— Ma tante, je vous en prie, épargnez-moi ! dit André qui avait horreur d’entendre chanter ses louanges, surtout par Mlle Sylvie dont l’enthousiasme était expansif. Et, pour arrêter la bonne demoiselle dans son élan, il se tourna vers Anna et lui demanda :

— Vous aimez la peinture ? mademoiselle.

Elle devint rouge comme une cerise et répondit à voix basse :

— Oh ! non, monsieur. Je trouve trop de difficultés à l’apprendre !

Son père se lança à la traverse et déclara d’un ton doctoral :

— Mon enfant, tous les débuts sont durs !… Monsieur te le dira. Il a dû commencer par faire de petites choses laides avant d’arriver à peindre de beaux tableaux !… Pour réussir, il n’y a que la persévérance… Ah ! si je l’avais compris étant jeune, je serais plus savant aujourd’hui et je n’ignorerais pas, par exemple, ce qu’il en est réellement de la valeur de mes phosphates !

— Ta mère t’aura parlé de la découverte de ces terrains, André, n’est-ce pas ? fit avec obligeance Mlle Sylvie, toute prête à entamer un récit.

André trouvait tout à coup la conversation intéressante.

— En effet, ma tante. Monsieur possède-t-il donc quelque partie de ces carrières ?

— Oui, monsieur Vilbert, répliqua le gros homme s’agitant sur son fauteuil qui eut un craquement douloureux. Oui, monsieur Vilbert, et vous m’en voyez même bien embarrassé !… Il y a, paraît-il, à entreprendre là une grande exploitation ; c’est du moins ce que disent les gros propriétaires du pays, à commencer par mon voisin, un agent de change de Paris !… Mais voilà !… J’ai peur de me laisser tromper !… Je ne sais trop que croire !… Il me faudrait les conseils d’un ingénieur, et…

— Et vous n’en connaissez pas ? interrogea André très attentif.

— Pas le moindre ! Comment diable cela pourrait-il être ?… Je ne vois jamais que des fermiers !… Aussi je suis bien embarrassé, monsieur Vilbert.

— Je pourrais vous mettre en rapport avec un ingénieur très capable, commença lentement André.

M. de Guillancourt ne le laissa pas achever.

— Oh ! monsieur Vilbert, vraiment, vous consentiriez à faire cela ?… Ah ! je vous en serais terriblement reconnaissant ! Quel service vous me rendriez en m’adressant une personne en qui je puisse avoir toute confiance !… Que voulez-vous ?… Je n’entends rien à ces sortes d’affaires, moi !… Aussi je me méfie de tous ces beaux messieurs venus de Paris, qui sont toujours prêts à se moquer de nous autres, campagnards !… Ainsi, à la tête de notre commune exploitation, mon voisin l’agent de change désirerait placer quelqu’un de sa connaissance. Soit !… Mais je tiens à avoir aussi mon homme dans l’affaire. Et puisque vous me répondez de votre ingénieur…

— Comme de moi-même !

— Parfait ! parfait ! s’exclama M. de Guillancourt dont la bonne grosse figure était rayonnante. Monsieur Vilbert, je sais que vous êtes un garçon sérieux, et je me fie volontiers à vous !… Je vous serai très obligé si vous voulez bien m’envoyer votre ami !…

Ah ! certes oui, André voulait bien ! Allait-il donc lui être donné de pouvoir offrir à M. Douvry une position d’avenir ? Une joie profonde l’envahissait à cette pensée… et aussi à l’idée que Suzy reviendrait peut-être bientôt, si le changement de situation de son père rendait inutile son exil à Cannes…

Et André, l’artiste rebelle aux questions d’affaires, écoutait ardemment les interminables discours de M. de Guillancourt sur la valeur de ses terres ; appliquait son esprit à saisir les explications du propriétaire sur la nature du sol, les expériences déjà faites, promettant de les transmettre à l’ingénieur désiré, auquel, si l’entreprise était avantageuse, serait peut-être confié un poste très important dans l’exploitation.

Bienheureux phosphates ! Quel brillant avenir leur souhaitait André !…

Jamais Mlle Sylvie n’avait vu à son neveu une telle animation. Aussi l’écouta-t-elle d’abord avec assez d’intérêt. Puis, peu à peu, elle trouva que la conversation prenait une allure trop savante et devenait, pour elle, lettre close. Alors elle se mit en devoir de causer avec Anna, sans s’inquiéter des réponses rares de la jeune fille qui enveloppait André de regards timides et admiratifs. Mlle Sylvie ayant infiniment de plaisir à parler, n’éprouvait pas trop de regret de voir son interlocutrice silencieuse.

Pourtant, tout à coup, elle se lassa de monologuer et entreprit d’interrompre la conversation d’André et de M. de Guillancourt. Dans ce but, elle alla, entraînant Anna, chercher dans les profondeurs de son armoire, un merveilleux sirop fabriqué par elle-même, dont elle donna, incontinent, la recette à Anna indifférente.

— Allons, messieurs, assez de science pour aujourd’hui ! fit-elle reparaissant avec la précieuse liqueur, et toujours suivie d’Anna.

Et à sa grande satisfaction, ses paroles amenèrent la diversion souhaitée. M. de Guillancourt, tout échauffé par sa longue causerie avec André et sa joie d’avoir en perspective la possession d’un ingénieur remarquable, se rapprocha avec empressement de la table, pour déguster le sirop de Mlle Sylvie.

Mais, à la grande déception d’Anna, André, lui, se prépara à partir.

— André, mon enfant, attends encore, tu n’es pas pressé, insista Mlle Sylvie. On te voit si rarement !… Reste un peu pour parler de tes tableaux avec Anna !

Rien que cette proposition eût fait fuir André. Aussi résista-t-il fermement aux instances de Mlle Sylvie.

D’ailleurs, il avait à donner cette très bonne raison que sa mère l’attendait à la sortie des Ursulines. Et, bon gré, mal gré, chacun dut s’incliner.

La neige s’était remise à tomber, et le vent éparpillait les flocons sous le ciel d’un gris pâle. Mais André ne s’apercevait de rien, la pensée toute remplie de l’espoir qu’il avait de pouvoir être utile à M. Douvry.

Tout en marchant sous la tourmente de neige, il songeait :

— Vous serez contente, Suzy, n’est-ce pas, lorsque vous apprendrez ce que le hasard a fait aujourd’hui ?… Si vous saviez combien je voudrais vous voir revenir heureuse auprès de votre mère ! ô ma chère petite Suzy !…

Mais en même temps, voici qu’André s’inquiétait de la présence de Georges de Flers à Cannes, près de Suzy ; car il se souvenait encore combien tous deux lui étaient apparus faits l’un pour l’autre quand il les avait vus ensemble à la gare, Suzy ayant dans les mains, les fleurs que Georges venait de lui offrir.

Et, tout à coup, voici qu’une envie folle saisissait André d’aller la trouver, de savoir ce qu’elle faisait, de la disputer, s’il le fallait, à ce Georges de Flers, en qui, maintenant, il pressentait un rival dans le jeune cœur de Suzy.

Tout songeant à elle, il pénétra dans la chapelle où l’attendait sa mère. A travers les vapeurs odorantes de l’encens, l’ostensoir flamboyait dans la lumière des cierges, et le chant grave de l’orgue montait avec les notes claires des voix d’enfants qui disaient le Tantum ergo.

André, debout à l’entrée de la chapelle, attendait la fin de l’office.

Soudain, il pensa que, dans ce jour de dimanche, Suzy avait dû pénétrer à l’ombre d’une église, comme lui-même, en ce moment, et il se sentit un peu rapproché d’elle. Dans les profondeurs de son esprit, il se mit à chercher les mots de prière qu’il disait autrefois quand il était enfant, et il essaya de les répéter, pensant qu’elle aussi les avait peut-être prononcés ce même jour.

La clochette tintait, courbant tous les fronts. André s’inclina ; et, aux prières qui s’élevaient avec l’encens, se mêla le cri de son cœur : « O Dieu ! donnez-lui le bonheur !… Faites-lui la vie douce et heureuse ! »

… Une heure plus tard, Mme Vilbert, assise à sa place d’habitude, près de sa table de travail, questionnait André sur l’emploi de son après-midi. D’ordinaire, le repos du dimanche était lourd à ses mains actives, mais quand elle avait son fils, elle ne songeait plus à rien désirer…

— André, tu ne me parles pas de Sylvie ? Ne l’as-tu pas rencontrée ?

Le jeune homme, que ses préoccupations nouvelles absorbaient, releva la tête brusquement.

— Oh ! si, mère. J’ai trouvé tante Sylvie, et même, chez elle, un M. de Guillancourt et sa fille qui…

— Anna de Guillancourt !… N’est-elle plus au couvent ?

— Je ne sais… Elle était sortie, je crois, fit André indifférent.

— Ah ! ah !… Et est-elle agréable, cette enfant ?

André se mit à rire.

— Mère, vous allez me trouver fort étrange, mais je me souviens à peine de son visage.

— Comment, mon fils, vous dédaignez les héritières ! répondit Mme Vilbert d’un ton de reproche affecté.

Au fond du cœur, elle, très désintéressée, aimait à voir son fils attacher une importance des plus secondaires aux questions d’argent, en dépit de leur modeste fortune.

— Si tu as vu M. de Guillancourt, reprit-elle, il a dû te parler de ses phosphates ?

— Oh ! oui, heureusement ! Mère, vous ne pouvez imaginer combien je le bénirai ainsi que ses terrains, si l’un et l’autre tiennent ce qu’ils promettent.

Mme Vilbert eut un regard étonné.

— Que veux-tu dire, André ?… Je ne comprends pas…

Alors André se mit à expliquer, avec une vivacité qui le transformait, les projets de M. de Guillancourt…

Sa mère l’écoutait attentive, un peu surprise de l’intérêt que son fils apportait à la réussite d’une affaire.

— Combien tu souhaites voir M. Douvry chargé de la direction de cette entreprise !… Tu as raison, d’ailleurs, mon fils. M. Douvry est un bon ami pour toi, n’est-il pas vrai ?

— Mère, chez lui, je retrouve une famille !

— Tant mieux, car tu dois être bien seul, parfois, à Paris ; si j’étais plus jeune, mon enfant, j’irais vivre près de toi !… du moins quelque temps ! Mais on ne déracine pas les vieilles plantes !

Mme Vilbert s’arrêta. La lampe était placée à l’autre bout de la chambre ; l’abat-jour en affaiblissait la clarté, et André distinguait seulement la silhouette toute sombre de sa mère, où se détachaient en lumière le visage pâle, encadré par les cheveux blancs, et les mains croisées sur la robe noire.

— André, reprit tout à coup Mme Vilbert, André, tu devrais te marier !

Le jeune homme tressaillit :

— Pourquoi me dites-vous cela ? mère, fit-il malgré lui.

— Parce que c’est ma pensée constante, mon fils. Je voudrais te voir un foyer. Tu as vingt-sept ans. Quand un homme arrive à ton âge, il est bon qu’il songe à se créer une famille. Ton père était plus jeune quand nous nous sommes mariés, et notre vrai bonheur à tous deux a commencé du jour où nous avons été unis. Mon fils, je voudrais te voir heureux ainsi.

André ne répondit pas. Devant ses yeux, subitement apparaissait le salon de la rue de Prony, Suzy assise devant le feu, son profil charmant découpé sur la lumière rouge des flammes.

— Pourquoi ne me dis-tu rien ? André, reprit Mme Vilbert. As-tu quelque raison de repousser ma demande ?

— Non, mère, vous allez au-devant de mon plus cher désir, dit-il avec une vibration profonde dans la voix.

Mme Vilbert releva un peu la tête et regarda le mâle visage de son fils, sa haute stature dont la clarté de la lampe dessinait les lignes vigoureuses. Une naïve fierté lui gonfla le cœur.

— Le jour où tu le voudras, André, tu trouveras femme bien vite. Tu es un beau garçon comme l’était ton père !

André fit un mouvement pour arrêter Mme Vilbert. C’était une ironie pour lui de l’entendre parler de la sorte… Mais elle ne vit pas son geste et continua :

— Laisse-moi te chercher, ici, une fiancée, mon enfant. C’est une grâce que je te demande, un peu pour moi, parce qu’ainsi, j’aurai l’espoir de te voir plus souvent à Amiens…

Elle s’exprimait la voix un peu anxieuse, craintive de l’effet que sa prière produirait sur son fils. Mais son accent était plein d’une tendresse émue.

André vint s’asseoir tout près du fauteuil de Mme Vilbert, pris d’un grand désir de lui parler de sa plus chère pensée.

— Mère, écoutez-moi. J’aime une jeune fille de toutes les forces de mon cœur.

— A Paris ?

— Oui, mère.

Mme Vilbert se tut. Elle réfléchissait. Dans une lueur subite, elle comprit.

— André, c’est Mlle Douvry que tu aimes ?

Il inclina lentement la tête.

— Avec vous, mère, elle m’est plus chère que tout au monde.

La mère tressaillit. Sans doute, elle souhaitait ardemment voir André uni à la femme de son choix. Mais elle ne croyait pas déjà venu le jour où elle n’occuperait plus seule le cœur de son fils ; et une secrète angoisse l’étreignit.

Elle continua pourtant, dominée tout de suite par l’instinct dévoué de son amour maternel :

— Alors, André, pourquoi n’épouses-tu pas cette jeune fille ?

— Je l’ai priée de m’écouter, un soir…

André s’arrêta.

— Et elle n’a pas voulu ?

— Elle allait partir pour Cannes parce que son voyage était utile aux siens, et il était trop tard pour qu’il me fût possible de plaider ma cause… Elle ne pouvait se décider aussi promptement, et j’attends son retour avant de perdre tout espérance…

Mme Vilbert écoutait avec son cœur, sentant quel désir profond gardait André d’obtenir un jour l’amour de Suzy.

— Comme il me semble bon, mère, de prononcer son nom devant vous !

Mme Vilbert sourit. Peut-être dans son souvenir, passait-il la vision du temps où elle était une jeune fiancée, aimée certes autant qu’André aimait Suzy.

Sa main pâle caressa les cheveux de son fils, assis sur un siège bas, près d’elle, comme autrefois, alors qu’il était petit garçon.

— Parle-moi d’elle, mon enfant, afin que moi aussi je la connaisse, dit-elle doucement.

Et dans le calme de la chambre maternelle où flottait un parfum vague d’iris, tandis qu’au dehors la neige épandait ses blancheurs, André, très longtemps, parla de Suzy.

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