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Le rêve de Suzy

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LE RÊVE DE SUZY

I

Un souffle d’air vif passa soudain à travers les branches des tilleuls qui ombrageaient l’espace sablé du tennis, et quelques feuilles jaunes voltigèrent découpant leurs taches d’or sur l’horizon bleuté.

La jeune Mme de Berly qui parcourait une revue, nonchalamment assise dans son fauteuil de jardin, eut un petit frisson et, d’un geste de frileuse, serra sur ses épaules le châle de fine laine dont elle était enveloppée.

Elle avait relevé la tête et son regard s’arrêta sur les joueurs de tennis. Eux, ne paraissaient pas soupçonner que les fins de journées en septembre, si belles qu’elles soient, ont des fraîcheurs soudaines qui annoncent la prochaine venue des mauvais jours.

Avec son accent habituel d’indifférence, Mme de Berly interrogea :

— Avez-vous bientôt fini ?… Voici qu’il est quatre heures et demie et il commence à faire froid !

Un éclat de rire, des exclamations entrecoupées par les péripéties du jeu répondirent à la question.

— Froid !… Marthe, pourquoi n’avoir pas voulu jouer avec nous ?… C’est de la chaleur que vous vous plaindriez, alors !

— Attention ! Mademoiselle Suzanne, à vous !… Reculez-vous… Bien !…

— Hourra !… Trente à trente !…

— Nous allons gagner ! jeta Suzanne rayonnante à son partner, Georges de Flers, un beau garçon de vingt-huit à trente ans, mince et blond, d’une extrême distinction dans son costume de laine blanche.

— Mais je l’espère bien !… Quand nous sommes alliés, je me sens capable d’accomplir des merveilles, fit-il en souriant, les yeux attachés sur la balle qui lui arrivait après avoir décrit un arc savant sur le bleu du ciel.

— Avantage pour nous ! s’écria Suzanne dont les yeux bruns étincelaient de plaisir.

Mais soudain, un heureux coup releva la situation de l’autre camp où se défendait vaillamment la sœur de Mme de Berly, Germaine Arnay, en compagnie de son beau-frère, joueur semi-adroit, qui s’adonnait au lawn-tennis par mesure hygiénique, estimant que cet exercice… mouvementé est un préservatif contre l’embonpoint.

Alors la partie se poursuivit, chaudement disputée, car Suzanne était une terrible adversaire pour sa cousine Germaine.

Afin d’être plus libre, elle avait jeté loin d’elle son grand chapeau de paille. Le vent ébouriffait de petites mèches vagabondes autour de son visage d’une fraîcheur éclatante, où l’animation du jeu mettait une flamme plus chaude ; et insensiblement, la rapidité de son allure desserrait l’épaisse torsade de ses cheveux bruns, ondés et souples, qu’elle portait relevés très haut, dégageant la nuque.

Sa main nerveuse tenait très ferme la raquette qu’elle abaissait et relevait, la taille soudain cambrée en arrière. Et de tout son être se dégageait une intense impression de jeune vie, tandis qu’elle courait de côté et d’autre, entraînée par les évolutions de la balle, une légère contraction aux lèvres quand le succès se faisait douteux, de la gaieté plein le regard lorsqu’elle réussissait.

— Avantage partout ! cria Germaine. Suzy, Suzy, prends garde à toi !… Nous allons te battre !…

— Monsieur de Flers, c’est à vous le dernier coup !… Appliquez-vous, je vous en supplie… Il faut absolument que nous gagnions !…, riposta Suzanne qui suivait avec un intérêt ardent le jeu de son partner.

Une dernière fois, la balle partit, rebondit deux ou trois fois de l’un à l’autre joueur, au milieu d’exclamations anxieuses ou triomphantes et soudain alla rouler aux pieds de Germaine dont la raquette l’avait seulement frôlée.

Suzy eut un cri de joie.

— Gagné !… Nous avons gagné ! répétait-elle enchantée.

Un petit souffle haletant entr’ouvrait ses lèvres et elle porta ses deux mains fraîches vers ses joues brûlantes où le sang empourprait la blancheur de la peau.

— Vous êtes contente de moi ? demanda Georges de Flers le regard attaché sur ce jeune visage. Alors je suis amplement récompensé de mes efforts d’adresse.

Une expression de malice glissa dans les yeux de Suzy.

— Oui, je suis très satisfaite. Vraiment, vous êtes en passe de devenir un joueur distingué. Aussi vous accepterai-je toujours dans mon camp, désormais… du moins jusqu’à mon départ ! corrigea-t-elle, tandis qu’un léger soupir de regret soulignait sa phrase.

— Réellement vous partez ? Et dans deux ou trois jours, comme vous le disiez hier à dîner ?

Elle inclina la tête d’un air raisonnable, flattée au fond du cœur du ton d’intérêt de Georges de Flers qui était une célébrité dans la sphère très élégante et très parisienne où il se mouvait. Chez Suzanne, c’était un besoin instinctif de se sentir recherchée ou aimée ; de là venait sa coquetterie inconsciente et naïve.

— Oui, je partirai lundi prochain. Voilà trois semaines que je suis ici ! Il faut bien que j’aille retrouver mon home… Tous m’attendent !… Maman, surtout !

Sa voix avait pris une intonation caressante quand elle avait dit ce mot « maman » qui, sur ses lèvres, semblait tout vibrant de tendresse.

L’absence de sa mère était la seule ombre qui troublât le plaisir qu’elle éprouvait chez Mme Arnay, car elle jouissait comme une enfant de l’existence mondaine et joyeuse menée au Castel, qui contrastait avec la simplicité obligée de sa vie ordinaire.

Georges continuait :

— Y a-t-il réellement trois semaines que vous êtes arrivée ? Le temps passe si vite !… Vous resterez bien quelques jours de plus, par charité, pour m’apprendre à me montrer aussi fort que vous au tennis ?…

Elle secoua la tête. Un sourire relevait ses lèvres.

— Vous êtes en si bonne voie que tout professeur devient inutile ! dit-elle allant à la rencontre de Germaine qui arrivait, sans rancune de sa défaite. Non pas qu’elle jouît du caractère indifférent de sa sœur ; mais elle était incapable de se passionner comme Suzy ; et les distractions mondaines, seules, avaient le don de l’amuser, comme elles suffisaient au bonheur de sa nature frivole.

— Eh bien ! Suzy et Germaine, êtes-vous enfin décidées à revenir ? appela Mme de Berly, de plus en plus frileuse. Je suis littéralement gelée !

— Tout de suite, Marthe, nous voilà ! cria Germaine, fort occupée à remettre dans leur ordre les plis un peu froissés de sa jupe de tennis, tandis que Suzy allait prendre son chapeau, suspendu à un rameau des tilleuls. Elle le mit au hasard ; mais il est des hasards si heureux que Suzy, même mal coiffée, était tout uniment délicieuse, sa fine tête brune enfouie dans un immense chapeau digne d’une vignette de Kate Greenaway.

Les deux joueurs masculins revenaient aussi, armés de leurs raquettes ; et tous, vainqueurs et vaincus, se rapprochèrent de Mme de Berly, déjà debout et prête à regagner le château dont les petites tourelles apparaissaient dans une éclaircie de feuillage, savamment ménagée.

Suzanne avait glissé son bras sous celui de Germaine et toutes deux s’éloignaient, plongées dans une joyeuse causerie faite de mille riens, quand un bruit de voix, des aboiements de chiens les arrêtèrent. D’une allée venant du bois, débouchait M. Arnay en tenue de chasseur, l’air aimable d’un homme satisfait de lui-même, de l’existence en général et de sa chasse en particulier. Deux messieurs, frôlant l’âge mûr, grands financiers comme lui, l’accompagnaient et se découvrirent à la vue de Mme de Berly et des jeunes filles.

— Ici, Myrrha, Saladin, Tob ! appela M. Arnay, fort occupé à rassembler les chiens lancés dans une course effrénée à travers la pelouse.

— Eh bien, messieurs, avez-vous été heureux aujourd’hui ? Rapportez-vous de nombreuses victimes ? interrogea Mme de Berly de sa manière indifférente qui disait qu’elle ne s’intéressait aucunement à sa question.

Mais cette nonchalance lui était si habituelle qu’elle ne troublait personne, surtout M. Arnay qui, content de la soumission de ses chiens, se répandit, de concert avec ses compagnons, en exclamations enchantées sur les péripéties de la journée.

Il parlait la voix forte et gaie, le geste vif, reprochant à son gendre et à Georges de Flers d’être restés auprès des jeunes femmes.

— Comme Hercule aux pieds d’Omphale ! finit-il, satisfait de retrouver encore des souvenirs mythologiques au fond de sa mémoire, maintenant toujours remplie de chiffres.

Puis, interrompant ses réminiscences classiques :

— Ah ! à propos, nous venons de rencontrer le facteur qui faisait sa tournée du soir. Il nous a annoncé des lettres pour les hôtes du Castel.

Suzy, agenouillée dans l’herbe, jouait avec Tob et Myrrha. Elle se releva d’un bond.

— Pour tous ?… Pour moi aussi ? fit-elle repoussant les chiens qui sautaient autour d’elle, mordillant ses gants de Suède.

— Ma chère, je ne crois pas que notre aimable facteur t’ait comprise dans sa nomenclature.

Elle eut une mine désappointée. Georges de Flers la regardait en souriant.

— Mademoiselle Suzanne, que vous êtes exigeante ?… Hier encore vous avez eu une lettre, si je ne me trompe !…

— Oui, mais je devrais en recevoir une tous les jours, puisque… A bas ! Myrrha ! A bas !

Elle écartait le chien, trop expansif dans son affection.

— Puisque six personnes peuvent, à la maison, m’écrire !

— Six personnes ?

— Oui, six ! ni plus, ni moins !… Maman, d’abord ! Oh ! elle m’écrit très souvent ! Puis père… Puis les garçons…

— Les garçons ?

— Certainement, mes deux jeunes frères !… Puis mes deux petites sœurs, les jumelles ! Vous voyez six personnes ! le compte y est !…

Elle regarda Georges d’un air de triomphe. Il se mit à rire et elle aussi. Auprès d’eux, les chasseurs poursuivaient le cours de leurs récits cynégétiques.

— Je comprends alors que votre courrier puisse être aussi volumineux que celui d’un ministre ! dit Georges gravement.

Elle allait répondre, quand Germaine, édifiée sur le mérite des faisans, se lança à la traverse.

— Suzy, viens-tu ? Nous n’avons guère que le temps de nous habiller pour le dîner.

— Crois-tu ? répliqua Suzanne d’un air de doute.

Elle aurait autant aimé regagner le Castel en même temps que les autres promeneurs. Causer avec Georges l’amusait…

Mais Germaine insista et, comme le désir de Suzy lui paraissait difficile à exprimer, elle dut suivre sa cousine. Ce fut sans beaucoup d’enthousiasme.

Les rapports des deux jeunes filles avaient, d’ailleurs, toute la cordialité désirable. Suzy donnait beaucoup, et Germaine s’accommodait fort bien de recevoir ; ce qu’elle faisait, il est vrai, avec l’amabilité qui était chez elle un don naturel.

Tout d’abord, elle avait été un peu surprise et médiocrement charmée de voir combien Suzy attirait l’attention de ce beau Georges de Flers, dont les femmes du monde les plus séduisantes appréciaient fort les hommages. Mais sa nature assez indolente, plutôt bonne, toute de surface, la rendait aussi incapable de jalousie que d’affection véritable.

De plus, en sa qualité de jeune fille très moderne, élevée dans un milieu où la fortune était érigée en divinité, elle n’ignorait pas qu’entre une jolie fille pauvre et une riche héritière — fût-elle même sans beauté, et ce n’était pas son cas ! — aucune rivalité ne pouvait s’établir aux yeux des jeunes gens de son monde, y compris sans doute Georges de Flers.

Alors elle avait pensé que Georges, qui peignait avec un remarquable talent d’amateur, admirait Suzy en artiste, comme un joli modèle…

Et vraiment, il était bien heureux que la pauvre Suzy, sans aucune dot, puisque son père s’était ruiné, eût au moins pour elle son charmant visage !

… Les deux jeunes filles avaient regagné leurs chambres. Bien vite, Germaine se plongea dans les préparatifs de sa toilette du soir : car toute toilette prenait, à ses yeux, la proportion d’une grave affaire.

Suzy, elle, se mit à griffonner une épître à sa mère, toute pleine de mots tendres où elle mettait son cœur aimant, de récits faits avec une drôlerie malicieuse. Et elle était si bien absorbée par sa correspondance, qu’elle tressaillit en entendant Germaine lui crier de la pièce voisine :

— Suzy, es-tu prête ?… Le premier coup de cloche va sonner !

— Non, pas encore ! Mais je ne serai pas longue à me préparer ! fit-elle, enfermant vite sa lettre inachevée dans les profondeurs de son buvard.

En effet, un quart d’heure plus tard, Suzanne était habillée et, debout devant la glace, jetait un dernier regard d’inspection sur sa robe gris pâle, très simple, mais qui drapait sa jolie taille de jeune fille, souple et mince.

Et comme Suzy n’avait aucune raison pour se juger avec une excessive rigueur, elle eut un léger sourire d’approbation en contemplant l’image réfléchie par le miroir.

En réalité, elle attachait bien peu d’importance à son joli visage ; mais enfin, puisque la nature le lui avait donné, elle ne s’en trouvait pas autrement fâchée ; et il ne lui déplaisait pas outre mesure que les autres s’aperçussent qu’elle était fort… passable !

Quand Suzy et Germaine entrèrent dans le salon, Mme Arnay s’y trouvait déjà et parlait avec animation à Marthe de Berly qui paraissait presque un peu sortie de son calme coutumier.

— Ah ! Germaine, fit Mme Arnay, en voyant apparaître sa fille, tu me trouves bien embarrassée. Le courrier de ce soir m’apporte une lettre de lady Graham…

— Elle n’arrive plus après-demain ?

— Elle arrive fort bien au contraire, mais me demande la permission d’amener sa sœur Gladys Tuffton qui est chez elle pour quelques jours…

— Amener Gladys !… Oh ! maman, quelle délicieuse idée !

Mme Arnay eut un geste d’impatience et ses traits se contractèrent légèrement.

— Germaine, tu parles avec une étourderie inconcevable. Tu oublies que j’attends, en même temps que lady Graham, une douzaine d’autres invités qui vont occuper tous les appartements du Castel !… Où veux-tu que j’installe Mlle Tuffton ?… Une jeune fille habituée au plus grand luxe, à tout le confortable anglais !… Deux jours plus tard, la chambre de Suzy eût été libre, puisque ta cousine part lundi, mais je ne puis naturellement écrire à lady Graham de retarder son arrivée…

Suzy qui regardait, à travers les vitres, le ciel empourpré du couchant, se retourna d’un mouvement vif, secouée par une impression pénible. La pensée fugitive lui traversa l’esprit que, peut-être, elle eût dû offrir à sa tante d’avancer son retour à Paris… Mais le sacrifice lui semblait dur, car le programme des distractions réservées aux nouveaux hôtes du Castel s’annonçait fort séduisant ; et la petite Suzy avait bonne envie de jouir jusqu’au bout de « ses vacances », comme elle disait.

Elle n’eut pas d’ailleurs le loisir d’hésiter longtemps, car la colonie masculine du Castel entrait dans le salon, au moment même où retentissait l’annonce du dîner.

Durant tout le repas, Germaine se montra d’une animation qui la transformait, grâce à la perspective de voir Gladys Tuffton arriver au Castel.

Tous les étés durant la saison des eaux ou des bains de mer, Germaine s’improvisait une amie qu’elle ne nommait plus que « ma chérie », après deux jours de connaissance, adorait tout l’hiver suivant, négligeait un peu au printemps, et oubliait tout à fait, l’été revenu, pour une nouvelle affection. Le cœur de Germaine était une manière d’omnibus. Tous pouvaient y rentrer et tous en sortaient avec la même facilité qu’ils y pénétraient.

De Deauville, elle était revenue enthousiasmée de Gladys Tuffton. Aussi se prit-elle à vanter les mille et une perfections de la jolie étrangère, à dresser la liste des plaisirs qu’elle pensait lui offrir.

Suzy écoutait, forcément silencieuse, puisque l’on parlait d’une inconnue pour elle ; et elle éprouvait un soupçon d’impatience à voir combien Georges de Flers appréciait la beauté de Gladys Tuffton que, lui aussi, avait rencontrée et admirée à Deauville. Puis il lui restait l’appréhension irraisonnée que la question d’un appartement pour Gladys fût de nouveau soulevée ; car elle devinait, à un certain pli plus accentué des sourcils de Mme Arnay, qu’aucune solution agréable n’était venue calmer ses inquiétudes de maîtresse de maison, réputée impeccable.

Un mot de Germaine ramena ce malencontreux sujet, après le dîner, tandis que les hommes fumaient dans le billard.

— Eh bien, maman, avez-vous découvert une combinaison pour recevoir Gladys ?

— Certes non ! Je ne sais à quoi me résoudre !… Je ne vois aucun arrangement convenable !… Et j’en éprouve d’autant plus de contrariété que lady Graham est une femme charmante, une nouvelle relation pour moi, que je désire beaucoup lui être agréable… Mais la seule pièce possible à offrir était la chambre de Suzy et je ne puis en disposer !…

Elle avait parlé d’une façon irréfléchie, emportée par son impatience, sans songer que Suzy l’entendait. Mais l’aveu n’en était que plus expressif.

La jeune fille tressaillit. Une rougeur lui empourpra le visage ; et dans la révolte de sa fierté, toutes ses hésitations disparurent. Bravement, elle dit, forçant un petit sourire à éclairer ses lèvres :

— Ma tante, rien ne me serait plus facile que de partir demain. J’ai bien profité de votre bonne hospitalité et je serais très heureuse de pouvoir vous obliger aussi facilement…

Sa voix fraîche avait résonné très nette. Mme Arnay la regarda un peu embarrassée ; au fond du cœur, enchantée de voir qu’elle allait au-devant de son secret désir.

— Mais, mon enfant, je serais désolée de te voir revenir à Paris plus tôt qu’il n’était convenu…

Le ton de Mme Arnay était d’une parfaite politesse, car son instinct de femme du monde ne l’abandonnait jamais, mais il manquait tout à fait de conviction. C’était par pure convenance qu’elle n’acceptait pas, aussitôt faite, la proposition de la jeune fille.

Suzy le sentit, et ses paupières devinrent lourdes comme si des larmes s’y amoncelaient. Mais elle continua pourtant :

— Je vous en prie, ma tante, acceptez sans scrupule ma proposition. Maman, je le sais bien, sera fort heureuse de recevoir une dépêche lui annonçant que j’irai l’embrasser quelques jours plus tôt.

— C’est vrai ! C’est vrai… fit Mme Arnay qui ne protestait plus. Puis, ton oncle se rend demain à Paris pour une réunion d’actionnaires… Tu voyagerais avec lui. Ce serait…

Elle corrigea sans même s’en apercevoir :

— Ce sera très bien ainsi.

Des profondeurs du fauteuil où elle était pelotonnée, Mme de Berly approuva :

— C’est en effet la meilleure combinaison. Suzy est raisonnable, elle ne tient pas outre mesure à vos mondanités et ne se plaindra de retrouver son cher home !… N’est-il pas vrai ? Suzy.

— Oh ! certainement ! répliqua la jeune fille avec une imperceptible amertume dans la voix.

Sans doute, elle était raisonnable, comme le disait si bien Mme de Berly. Mais enfin elle possédait seulement la sagesse de ses dix-huit ans… Ce dont personne ne paraissait se douter.

Germaine, cependant, en sa qualité de jeune fille, eut l’intuition du regret que pouvait éprouver se cousine. Mais elle était trop insouciante pour s’y arrêter, et, de plus, la pensée de Gladys l’occupait toute. Elle dit avec étourderie :

— Quel dommage, Suzy, que tu partes juste au moment où nous allons avoir tant de plaisirs au Castel !

Suzy s’efforça de sourire gaiement.

— Que veux-tu ?… Il est mieux, je crois, qu’il en soit ainsi. Après tant de distractions, ma vie à Paris m’aurait peut-être paru bien monotone !

Georges de Flers, qui en compagnie de M. de Berly avait abandonné le fumoir, se retourna brusquement aux paroles de Suzy.

Et comme Mme Arnay appelait Germaine pour lui demander un renseignement, il se rapprocha de la jeune fille, restée un peu à l’écart.

Accoudée sur la table, elle feuilletait un album de vieilles gravures ; et la lumière de la lampe, rose à travers l’abat-jour, baignait d’une clarté douce son profil devenu pensif, où les lèvres avaient pris une petite contraction triste.

— J’ai mal compris, n’est-ce pas ?… Il n’est pas vrai que vous avanciez votre départ ? demanda-t-il d’un ton de vif intérêt qui détendit tout à coup le cœur de Suzy.

A aucun prix, elle n’eût voulu laisser supposer qu’elle quittait le Castel parce qu’elle s’y sentait gênante.

— Vous avez bien entendu, au contraire. Mais je ne puis le regretter : maman était désireuse de me revoir, et moi, je suis toujours heureuse auprès d’elle ! fit-elle sans lever les yeux, continuant de tourner les pages du livre.

— Suzy en moins, tout s’organise très bien ! fit tranquillement, à l’autre bout du salon, Mme Arnay, très occupée des arrangements qu’elle discutait avec ses filles.

Georges de Flers releva la tête, secoué par un tressaillement brusque, aussi froissé que si lui-même se fût senti importun, d’autant plus qu’à cette heure, il était réellement séduit par le charme délicieux de Suzy.

Elle n’avait pas bougé, le regard toujours attaché sur les gravures ; mais ses lèvres tremblaient un peu…

Il se pencha vers elle, et, respectueux, la voix légèrement assourdie, avec une intonation presque affectueuse, il dit :

— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous assurer qu’il me semble très… dur, de n’avoir aucunement le droit d’insister pour que vous prolongiez votre séjour ici ?

Cette fois, elle leva vers lui son regard clair et un frêle sourire lui vint aux lèvres :

— Je vous remercie de me dire cela ! fit elle de sa jolie manière franche. C’est un enfantillage de ma part ; mais j’aime bien à me sentir regrettée !

— Vous le serez beaucoup ! répliqua-t-il avec une spontanéité qui amena une légère flamme sur les joues de Suzy.

Jamais Georges de Flers ne lui avait encore ainsi parlé, surtout avec cet accent. En cette minute, où une impression d’isolement l’étreignait, elle en éprouva une étrange douceur, presque une joie ; et dans un brusque élan de gratitude, son jeune cœur s’entr’ouvrit soudain à celui qui avait compris sa détresse.

Sur la prière de sa tante, tout à fait rassérénée et fort gracieuse, elle était allée, comme chaque soir, s’asseoir au piano ; et, comme chaque soir aussi, Mme Arnay, après avoir beaucoup insisté pour entendre de la musique, n’écoutait pas et causait avec ses filles.

Dans le billard, les hommes exerçaient leur adresse en des coups très savants et le bruit sec des billes qui se heurtaient troublait parfois le jeu de Suzy.

Georges de Flers, réclamé par M. de Berly, avait été les rejoindre. Mais quand résonnèrent les premières notes d’une romance de Schumann, il rentra dans le salon et vint prendre place dans le fauteuil placé à l’ombre du piano à queue.

Sans cesser de jouer, Suzy tourna un peu la tête vers lui, une question dans le regard.

— Accordez-moi la grâce de vous écouter ici, dans ce petit coin paisible… puisque c’est la dernière soirée ! J’aime infiniment à vous entendre interpréter cette mélodie ! fit-il d’un ton de respectueuse prière.

C’était chez lui une grande séduction que cette manière de toujours s’adresser à une femme comme il eût parlé à une souveraine.

Très beau aussi — d’une beauté élégante et finement régulière — il portait avec une aisance spirituelle ce qualificatif dangereux.

Vraiment, Georges de Flers avait beaucoup reçu pour sa part. Un sens artistique très développé comme en faisaient foi les toiles qu’il signait et dont la réputation était chose acquise, sans que sa grande fortune eût facilité beaucoup cette célébrité ; une imagination volontiers enthousiaste et généreuse — contenue, d’ailleurs, par une raison toujours maîtresse d’elle-même qui jugeait des choses avec un sang-froid fort imprégné de scepticisme ; une intelligence souple et vive, sinon profonde, le rendant capable de s’intéresser à toutes les questions qui restent lettre close pour le vulgaire.

Bien moderne par ses goûts de luxe raffiné, il l’était aussi par son dilettantisme délicat. Toujours curieux d’impressions neuves, il les recherchait avec une nonchalance de blasé, mais les appréciait en artiste quand elles venaient à lui et en subissait le charme, volontairement dédaigneux de l’analyser.

Au demeurant, un homme du monde, dont la supériorité d’esprit s’imposait, très séduisant sans effort et sans banalité.

Et ainsi le jugeait Suzanne — suivant en cela l’opinion générale.

D’un léger signe de consentement, elle avait accueilli sa prière. Elle continua de jouer ; mais de savoir Georges de Flers près d’elle, intéressé à ce qu’elle faisait, une sensation d’allégresse très douce l’enveloppait, dissipant la tristesse éveillée dans son jeune cœur par les froissements de la soirée. Et comme si la musique eût bercé sa confuse rêverie, tant que ses doigts errèrent sur les touches d’ivoire, Suzy se sentit heureuse et ne pensa plus à rien désirer ni regretter.

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