← Retour

Le rêve de Suzy

16px
100%

XIV

Depuis la soirée de la comtesse de Pruynes, Suzy n’avait plus qu’un désir, quitter Cannes, se retrouver dans son home où tous étaient sincères, où elle ne serait plus exposée à rencontrer Georges de Flers, comme, journellement, la chose arrivait chez lady Graham.

Mais il n’était pas encore question du retour à Paris, où les giboulées de mars continuaient, en avril, le cours de leurs averses neigeuses. Même, Gladys, prise d’une subite passion pour les beaux-arts, s’était fait installer un atelier dans l’un des salons de la villa et y recevait les conseils de Georges de Flers qui admirait fort l’artiste, sinon ses œuvres.

Pour Suzy, ces séances de peinture étaient horriblement pénibles, car elles lui en rappelaient d’autres…; alors que Georges faisait son portrait et que les heures passaient très courtes pour tous les deux… Mais ce temps-là s’était enfui, comme son rêve était mort !

Force lui était bien de rester dans l’atelier de Gladys où la retenait la présence de lady Graham, qui se fût étonnée de la voir devenue avide de solitude. Aussi elle éprouvait un véritable soulagement quand Gladys la priait de se mettre au piano — sous prétexte que la musique avait une heureuse influence sur son travail — car alors elle ne voyait plus Georges auprès de la jeune fille, et elle n’était plus obligée de causer afin de paraître toujours la même.

Mais elle avait beau faire, son rire n’avait plus ses sonorités joyeuses, et, quand elle parlait à Georges de Flers, sa voix cristalline prenait, malgré elle, des notes dures et froides, comme son regard exprimait un âpre dédain quand il s’arrêtait sur le jeune homme.

Parce qu’elle l’avait placé très haut dans son estime, il lui paraissait étrangement cruel de le connaître tel qu’il était, surtout d’avoir à le juger. Pour elle, maintenant, il était devenu plus qu’un étranger.

Fièrement, elle gardait le secret de sa suprême désillusion. Mais l’amertume de son rêve brisé lui était lourde à supporter ; et son âme demeurait meurtrie, frissonnante, agitée d’une indignation, d’une colère sourdes contre les cruelles lois de la sagesse mondaine que Georges respectait si volontiers. Son candide élan vers lui s’était brisé net, comme tombe un oiseau que l’éclair a foudroyé ; et il n’en était resté que des cendres mortes, dispersées, aujourd’hui, par son mépris.

Chose étrange, la seule chose qui la soutînt dans cet ébranlement de sa jeune vie, c’était le souvenir d’André. Elle le revoyait non plus tel qu’à Paris, timide et gauche, mais ainsi qu’il lui était apparu chez lady Graham, avec son aisance de manières, son esprit profond, sa parole chaude et intelligente qui avaient frappé Georges de Flers, lui-même.

A ses heures de découragement ou de révolte, instinctivement, c’était tout de suite à lui qu’elle songeait quand le besoin ardent l’emportait de se rattacher à la pensée d’un être loyal, qu’elle pût estimer, qui fût incapable de tromper…

Et André était ainsi. Elle le comprenait bien, maintenant que Georges ne se plaçait plus entre eux ; comme aussi elle comprenait qu’il l’avait aimée, plus que jamais elle ne pourrait l’être sans doute. Jadis, en dépit des paroles d’André, elle avait cru qu’il agissait surtout par bonté, par reconnaissance pour l’affection que lui témoignaient les Douvry, en venant à elle, quand il la voyait accablée par le chagrin… Mais, à cette heure, elle sentait quelle tendresse cachait sa froideur apparente… Et son cœur juvénile, si rudement blessé, cherchait, d’instinct, un baume dans la pensée que lui, du moins, l’avait aimée pauvre, sans aucune espérance de brillant avenir ; l’avait aimée pour elle-même, dans le généreux désir de lui faire la vie très douce, prenant pour lui la lourde tâche…

Et c’était un tel homme qu’elle avait stupidement dédaigné !

Alors un regret aigu lui déchirait le cœur à l’idée que, pour lui, elle avait été seulement une cause de déception et de chagrin ; et, dans son inflexible droiture, elle trouvait juste de souffrir à son tour, puisqu’elle l’avait fait souffrir.

Sa brutale et soudaine désillusion semblait l’avoir mûrie tout à coup, mettant en son âme, une profondeur, une gravité, une clairvoyance nouvelles. Un obscur travail se faisait en elle. Ainsi, au printemps, après les tempêtes de l’hiver, germe, pour s’épanouir, la semence longtemps endormie.

Un après-midi, comme elle était dans sa chambre, lady Graham la fit demander, la priant de vouloir bien venir l’aider à recevoir des visiteuses.

Dans les premiers temps de son séjour à Cannes, elle s’amusait naïvement de remplir ces devoirs de maîtresse de maison. Mais elle était lasse, maintenant, de la vie mondaine, de ses obligations, de ses futilités.

Elle descendit lentement, et même, avant d’entrer, elle s’arrêta une seconde, tant elle se sentait triste… Puis, elle souleva la portière.

— Suzy, est-ce toi, enfin ?… Gladys est en promenade, tu ne venais pas !… J’ai cru que je ne vous verrais ni l’une ni l’autre, fit une voix joyeuse.

Et Suzy demeure stupéfaite en apercevant, devant elle, sa cousine Germaine qui se précipitait à son cou avec effusion.

— Germaine ! Tante Arnay !

— Elles-mêmes ! Suzy, ne nous regarde pas ainsi étonnée !… C’est bien nous que tu as sous les yeux ! fit gaiement Germaine, tandis que Mme Arnay se répandait en exclamations sur la bonne mine de sa nièce, que l’émotion, d’ailleurs, avait rendue toute pâle.

— Ma chère, continuait Germaine, nous sommes chargées, par ta mère, de t’enlever à lady Graham et de te ramener à Paris puisque, maintenant, lady Graham a Gladys auprès d’elle et, de plus, ne va pas tarder à quitter Cannes !

— Me ramener ! répéta Suzy, qui n’osait croire aux paroles entendues. Avidement, pour s’entendre confirmer la bienheureuse nouvelle, elle écoutait Mme Arnay qui parlait à lady Graham avec son habituelle volubilité.

— Oui, très chère amie, c’est une vraie fugue que nous avons faite en venant passer ici une dizaine de jours. Mais, dans cette fin de carême, sans aucune réception possible, Paris devenait mortel, à tel point que je l’ai déserté avec empressement dès que mon mari m’en a fait la proposition. Et, comme je vous le disais, Mme Douvry souhaite si vivement revoir Suzy, que j’ai promis de vous la demander avec toute mon éloquence.

Les yeux de lady Graham s’arrêtèrent avec affection sur le visage de Suzy.

— Je serai désolée de perdre ma chère petite compagne ; mais il y aurait vraiment trop d’égoïsme de ma part à insister pour la garder quand elle est désirée ailleurs… Ainsi, darling, nous n’avons plus que quelques jours à passer ensemble ?… Il faut que je jouisse de vous le plus possible, alors !…

Suzy répondit par un sourire de reconnaissance à lady Graham. Mais elle n’osait parler, car elle avait peur que se voix ne trahît la joie folle qui l’envahissait à l’idée de partir ; et elle fut heureuse quand Germaine l’entraîna sur la terrasse, sous prétexte d’admirer un massif de roses, en réalité, afin de l’interroger sur son séjour à Cannes.

— Voyons, Suzy, qu’es-tu devenue tout l’hiver ?… As-tu eu beaucoup de succès ?… M. de Flers est-il toujours au premier rang dans la phalange de tes admirateurs ?

Un geste d’impatience douloureuse échappa à Suzy. Pourquoi Germaine réveillait-elle le souvenir un instant endormi ?

— Je t’en prie, Germaine, ne parle pas ainsi. M. de Flers ne s’occupe pas plus de moi que je ne m’occupe de lui !

— Ah ! vous êtes brouillés ?… Comme c’est drôle !… Tu n’es pas reconnaissante, Suzy, car enfin il a fait de toi un ravissant portrait qui m’avait amenée à supposer que… Ne te fâche pas, je me suis trompée. Je me tais, je me tais, répéta-t-elle, voyant une ombre sévère passer sur le visage de Suzy.

Et elle reprit bien vite :

— Enfin, avoue que tu ne t’es pas ennuyée comme tu le redoutais ; et reconnais combien, en dépit de tes craintes, tout s’est bien arrangé pour ton père… grâce, il est vrai, à M. Vilbert.

— A M. Vilbert ? répéta Suzy ; mais que ce nom lui paraissait difficile à prononcer !

— Certes oui, ta mère le disait encore ces jours-ci à maman. Ce sont vraiment les efforts de M. Vilbert qui ont amené la nomination de mon oncle Douvry. Comment peux-tu ignorer cela ? Suzy… Il paraît que le principal propriétaire des carrières, M. de Guillancourt, est un homme un peu… primitif, sans grande expérience ni initiative dès qu’il ne s’agit plus de ses fermages…

— Eh bien ? dit Suzy qui écoutait avec un intérêt ardent.

— Eh bien ? André Vilbert s’est transformé à son intention en homme d’affaires ; et il a si bien négocié, parlementé, au nom de M. de Guillancourt, avec les autres propriétaires de l’exploitation, qu’il a fait donner la direction de l’entreprise à M. de Guillancourt et par suite à son ingénieur, et par suite à ton père… Quel orateur clair je fais, n’est-ce pas ? Suzy.

— Oh ! oui. Mais je ne savais rien de tout cela, fit Suzy lentement. Tout son cœur se gonflait de reconnaissance pour André.

— Comment, M. Vilbert ne t’avait pas fait la plus petite allusion à ses exploits quand il est venu te voir à Cannes ?… Ce garçon est extraordinaire ! Il met autant de soin à cacher les services qu’il rend que d’autres à les faire connaître !… Sans compter qu’il se prépare à être un homme célèbre…, avec le temps, bien entendu, quand nous serons un peu vieux !

— Qu’a donc fait M. Vilbert ? questionna Suzy qui, pour l’instant, éprouvait, à écouter, autant de plaisir, que Germaine à parler. Elle trouvait une douceur pénétrante à entendre louer André, à voir que les autres ne l’avaient pas méconnu, comme elle !

— Suzy, tu le sais aussi bien que moi ! Il a restauré son fameux château du Dauphiné d’une façon si remarquable qu’il est devenu une manière de personnage chez son architecte ; et de plus, le tableau qu’il a envoyé à l’Union artistique a eu un succès fou et lui a été acheté tout de suite !…

— C’est vrai, je me souviens ; mère m’a écrit toutes ces nouvelles…

Oui, Mme Douvry les lui avait annoncées ; mais alors Suzy y avait à peine pris garde… distraite par son rêve.

Germaine continuait d’un air entendu :

— Oh ! certes, M. Vilbert ira loin, surtout si son mariage se fait.

— Quoi ? quel mariage ? interrompit Suzy, dont le cœur se mit soudain à battre très fort.

— Ah ! ceci est un secret que j’ai découvert ! répliqua Germaine avec un air de triomphe… Eh bien ! il paraît que M. Vilbert a tout à fait ébloui la fille de M. de Guillancourt, autrement dit, Mlle Anna de Guillancourt, qui, après de nombreuses réticences, a déclaré qu’elle ne pouvait être heureuse en ce monde que si on lui donnait André Vilbert pour époux !… Et son père, sans enthousiasme, mais sans trop de résistance, car il était tout pénétré des mérites de son homme d’affaires, a dû entamer des négociations diplomatiques, par l’intermédiaire de la famille amiénoise d’André Vilbert, et…

— Et M. Vilbert a accepté ? dit Suzy devenue si blanche qu’une autre que Germaine l’eût aussitôt remarqué.

Jamais elle n’aurait pensé ressentir un tel serrement de cœur à l’idée qu’entre elle et André, tout lien était à jamais rompu.

— Mais au contraire, il fait toutes sortes de cérémonies ! Sans la crainte de désobliger sa famille, qui insiste beaucoup auprès de lui, — à l’exception de sa mère, pourtant, paraît-il, — il aurait été capable, je suis sûre, de répondre « non » tout de suite !… Il prétend ne pouvoir songer encore à se marier !… Ne me demande pas pourquoi ! M. Vilbert ne fait pas de confidences. C’est indirectement, par une suite de remarques, de mots surpris en passant, de questions habiles et délicates, que j’ai appris toute cette aventure matrimoniale. J’aime beaucoup les histoires de mariage, moi !

— Ah ! fit Suzy dont les joues reprenaient leur éclat rose.

— Oui, c’est pourquoi je m’intéresse de tout mon cœur, en ce moment, à M. Vilbert ; certes, ce serait une folie de sa part de ne pas se décider !… Jamais il ne trouvera un aussi beau parti !… On dit, d’ailleurs, que cette Mlle de Guillancourt est une très bonne petite jeune fille, un peu rustique ; mais si M. Vilbert veut me la confier, je me charge de la débrouiller et de la transformer en Parisienne !

— Tu t’y entendrais très bien ! réplique Suzy en riant de son rire joyeux d’autrefois.

Un allégement subit se faisait dans sa pauvre âme oppressée. Et quand elle rentra, quelques instants plus tard, dans le salon, en compagnie de Germaine, pour la première fois depuis plusieurs semaines, la vie ne lui paraissait plus aussi triste.

Seulement cet éclair de joie fut bien fugitif. Le soir, devant sa fenêtre large ouverte sur la nuit, elle se rappela les paroles de Germaine et son confus espoir s’évanouit.

Elle s’était sentie heureuse tout à coup en apprenant qu’André n’avait pas accepté d’épouser Mlle de Guillancourt… Pourquoi ?… Entre eux, tout n’était-il pas fini, comme elle l’avait voulu ?

Sans doute, c’était par une dernière délicatesse qu’il refusait de prendre aucun engagement avant qu’elle fût revenue ?… N’avait-il pas insisté autrefois pour recevoir d’elle une réponse définitive, seulement après son retour de Cannes ?

Mais certes, maintenant, il devait souhaiter qu’elle ne se souvînt plus de l’imprudente promesse faite par lui de l’attendre. Elle avait tout fait pour le détacher d’elle. Il l’avait vue, à Cannes, frivole, occupée de plaisirs, indifférente à son égard, tandis qu’elle se montrait toute souriante pour Georges de Flers.

— Je ne suis pourtant pas tout à fait coupable, murmura-t-elle passionnément, avec un désir de se défendre contre sa propre rigueur. J’étais seule ici, sans personne pour me guider ; et M. de Flers se montrait bon pour moi !… Il me rappelait la maison, parce que je l’avais connu à Paris ! et André Vilbert était loin !… Je ne pouvais apprendre à le connaître !

Le souvenir de Georges, des jours passés, fit tressaillir Suzy. Mais c’était à André surtout qu’elle songeait. Ah ! c’était bien juste qu’il l’eût oubliée pour une autre, plus digne de lui.

On disait bonne, cette jeune fille qui souhaitait lui donner sa vie. Il formerait son esprit, lui apprendrait à jouir du beau comme il le faisait ; elle serait pour lui une compagne aimante et dévouée ; et, l’un par l’autre, ils seraient heureux !

— Oh ! je ne veux pas être un obstacle pour lui ; je ne veux pas qu’il se croie engagé envers moi ! dit Suzy avec un élan de tout son cœur. Il faut qu’il se sache libre !

Dans sa loyauté, Suzy n’admettait pas une seconde qu’elle eût le droit de désirer encore l’affection d’André perdue par sa faute.

— Si je n’avais pas su la vérité sur… sur M. de Flers, jamais peut-être, je n’aurais pensé à souhaiter qu’André se souvînt de moi !… Je ne puis pas aujourd’hui essayer de revenir sur le passé… Non, je ne puis pas !… Ce serait mal !… Ce serait honteux !… J’aurais peut-être l’air d’agir de la sorte parce que M. de Flers m’a… dédaignée !…

Et tandis que l’enfant songeait ainsi, les yeux perdus dans la nuit, un sourire de mépris contractait sa bouche et des larmes chaudes ruisselaient sur ses joues, emportées par l’air tiède.

Elle murmura encore :

— Quand le bonheur m’a été offert, je n’ai pas su le saisir !… Maintenant tout est fini !… J’ai compris trop tard ce qu’il valait !

Suzy n’appelait plus André « M. Vilbert ».

Trop tard ! Ces deux mots flottèrent bien souvent dans sa pensée pendant sa dernière semaine à la villa Graham. Mais elle eut peu la liberté de réfléchir, car la présence de Mme Arnay à Cannes amenait de continuelles promenades dans lesquelles sa place était toujours marquée, — comme celle de Georges de Flers, hélas !

Cependant, la veille du départ, elle laissa sortir sans elle tous les hôtes de la villa, occupée de ses préparatifs qu’elle faisait avec une hâte fiévreuse, comme si elle eût craint de se voir retenue au dernier moment.

Puis, quand ses malles furent prêtes, quand sa chambre même eut perdu tout caractère d’intimité, parce qu’elle en avait enlevé ses livres, ses fleurs, les portraits dont elle aimait à se voir entourée, elle descendit sur la terrasse où tant de fois, durant l’hiver, elle était venue s’asseoir. Et elle se prit à songer, regardant vers la mer d’un bleu de lapis, son ouvrage tombé sur ses genoux, insoucieuse des minutes qui s’écoulaient.

— … Alors lady Graham n’est pas encore rentrée ? Bien, je vais l’attendre dans le jardin, dit soudain une voix masculine, à quelques pas d’elle.

Vivement, elle se retourna, arrachée à sa rêverie. Sur le seuil de la porte-fenêtre qui amenait à la terrasse, se tenait Georges de Flers qu’un domestique venait d’introduire.

Si elle eût suivi sa première impulsion, Suzy se fût enfuie. C’était, pour elle, un supplice de se trouver avec Georges. Mais le sentiment de sa jeune dignité la retint ; Georges de Flers se fût étonné qu’elle se dérobât à sa visite.

D’ailleurs, il l’avait déjà aperçue, et, après s’être incliné profondément, il s’avançait vers elle, immobile, presque hautaine.

— Je vous demande pardon de troubler votre solitude, dit-il en souriant. Je croyais la terrasse déserte quand je me suis permis d’y pénétrer. Mais je serai très heureux, si vous daignez me recevoir, d’autant que ma visite vous est en grande partie destinée, aujourd’hui, mademoiselle.

Elle leva à demi ses yeux devenus interrogateurs… Que pouvait-il y avoir de commun entre eux, maintenant ?…

— Je tenais à vous présenter mes hommages avant votre départ, puisque, paraît-il, vous quittez décidément Cannes demain.

— Je vous remercie, dit-elle avec un léger signe de tête.

Son cœur battait en des pulsations pressées, mais sa voix fraîche avait des notes si froides que Georges la regarda, étonné.

Elle s’était rassise et avait attiré vers elle son ouvrage, tout en indiquant au jeune homme un siège près d’elle. Il fallait bien qu’elle remplît son rôle de femme du monde, qu’elle reçût Georges de Flers comme l’un des intimes de la villa Graham. D’ailleurs, lady Anne allait rentrer d’un instant à l’autre, et cet odieux tête-à-tête ne pouvait durer… Depuis la soirée de la comtesse de Pruynes, ils ne s’étaient pas ainsi trouvés seuls.

Alors elle essaya de causer, et ils effleurèrent différents sujets. Mais qu’il y avait loin de cet échange de paroles banales à leurs conversations d’autrefois, quand il lui parlait de ses œuvres commencées ou en projet, quand il la questionnait sur les auteurs qu’elle aimait, désireux d’entendre les appréciations de cet esprit jeune !

Il y songea soudain avec un indéfinissable regret, comme on songe à des jours heureux qui ne reviendront plus… L’idylle, ainsi qu’il l’avait déclaré au comte de Pruynes, était finie, mais en dépit de sa pratique sagesse, il en regrettait la poésie.

Pour lui, Suzy appartenait déjà au passé, et, tout à coup, parce qu’elle allait partir, il se souvenait, avec une intensité étrange, que ce passé avait été charmant. Le lendemain, à cette heure même, elle serait très loin de Cannes. Jamais plus, sans doute, ils ne se trouveraient rapprochés l’un de l’autre comme ils l’avaient été durant ces mois écoulés, comme ils l’étaient dans ce dernier instant de solitude, auquel Georges trouvait un parfum de mélancolie qui lui semblait très doux à respirer.

Il y avait eu, pourtant, une heure où il avait songé à faire sa femme de Suzy… Car c’eût été réellement un délice, de posséder cette âme limpide qui jamais encore ne s’était donnée… Gladys Tuffton et d’autres étaient belles ! Mais elles semblaient déjà des femmes… Et Suzy était une vraie jeune fille, avec ses ignorances, sa sincérité, sa candeur exquise.

Tout en lui parlant de choses indifférentes auxquelles, par des paroles brèves, elle répondait, il la regardait. Comme elle était finement jolie !… Elle ne tournait pas la tête vers lui et il apercevait seulement son charmant profil, un peu penché vers l’ouvrage qu’elle tenait ; ses cheveux bruns très souples, éclairés de moires d’or tout autour du visage d’une blancheur rosée, où les cils mettaient une ombre molle sous les yeux abaissés.

Et Georges éprouva tout à coup le désir de voir se relever vers lui les prunelles brunes dont il avait aimé le regard clair. Aussi, il demanda, espérant amener Suzy à abandonner un peu son ouvrage :

— Quel devait être aujourd’hui le but de la promenade que vous avez dédaignée ? mademoiselle.

— Je crois avoir entendu parler des gorges d’Auribeau…

— Les gorges d’Auribeau !… Vous rappelez-vous l’excursion que nous y avons faite, un jour, avec lady Graham et Mme de Pruynes ?… Je vous vois encore les mains pleines des gerbes de mimosas que vous aviez cueillies sur la route.

Les lèvres de Suzy eurent un imperceptible tremblement.

— Peut-être, en effet, avons-nous, une fois, fait cette promenade… Je ne sais trop… Peu m’importe… Maintenant, je n’aime plus à me souvenir…

Sa voix résonnait singulièrement grave, vibrante d’une amertume contenue.

En dépit des efforts de Suzy, Georges n’avait pas été sans remarquer qu’elle ne l’accueillait plus comme jadis ; et, en l’écoutant, il éprouva la conviction qu’il avait vu juste. Une exclamation instinctive lui échappa :

— Mademoiselle Suzanne, qu’y a-t-il ?… Pourquoi me parlez-vous de la sorte ?

— Vous ai-je parlé d’extraordinaire façon ? interrompit-elle avec une légère raillerie, s’efforçant de dominer l’émotion qui l’étreignait, de garder un air d’indifférence afin qu’il ne devinât rien.

Et l’une contre l’autre, elle serrait ses deux mains, comme pour mieux retenir les paroles qui se pressaient sur ses lèvres.

Mais Georges était trop observateur pour n’être pas frappé de son attitude ; et il poursuivit, entraîné par une sorte de curiosité anxieuse dont il n’était pas maître :

— Vous ne me traitiez pas ainsi en étranger, jadis… Ne sommes-nous plus amis ?… Pourquoi ?…

Pourquoi ? Il osait lui demander pourquoi !… Quelle espèce d’homme était-il donc ?… Cette fois, elle leva vers lui ses grands yeux bruns où passait un éclair. Tout le mépris qui s’était amassé au fond de son cœur s’y soulevait de nouveau, tout à coup, comme un souffle de tempête.

— Vous n’avez pas le droit de m’interroger !… Ceux-là seuls peuvent le faire, qui sont des amis pour moi, ceux que j’estime…

— Et je ne suis pas de ces derniers ?…

— Non ! plus maintenant !

Les mots lui étaient jaillis des lèvres, dans un élan irrésistible, parce qu’ils étaient le cri de tout son être.

Georges devint très pâle. D’un geste brusque, il arracha une branche d’un arbuste à ses côtés et la brisa en deux morceaux qu’il jeta au loin. Entre Suzanne et lui, il y eut un silence d’une seconde, si profond qu’il entendit distinctement le roulement d’une voiture sur la route et le trot des chevaux.

Était-ce l’annonce du retour de lady Graham ?… Allait-elle donc arriver, empêcher qu’il sût jamais pourquoi Suzy s’était ainsi exprimée ?

Ah ! Georges de Flers s’avançait trop quand il déclarait au comte de Pruynes être sûr de lui-même. Tout sceptique qu’il fût, il n’avait pas su empêcher cette petite fille de lui prendre, sans le chercher, une part de lui-même, — la meilleure.

Et il lui venait un désir irraisonné de lutter contre ce dédain qu’elle lui témoignait et qui lui causait une étrange souffrance.

Avec effort, il reprit :

— Mademoiselle Suzanne, vous êtes femme et vous avez le droit de tout dire… Mais… mais, je ne pourrais supporter vous voir emporter de moi un semblable souvenir… Permettez-moi de me défendre, je vous en supplie… Vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?

— Oh ! certes non ! fit-elle frissonnante.

Il insistait :

— Vous ai-je adressé une parole qui vous ait blessée ?… Je vous en supplie, répondez-moi… Depuis quelque temps déjà, vous n’êtes plus la même, depuis…

Brusquement, il s’arrêta. Au fond de sa pensée, montait le souvenir vague de sa conversation avec le comte de Pruynes, dans la serre. Dans une lueur, il entrevit la vérité. Il ne savait plus bien quels mots il avait pu prononcer, mais il s’en rappelait le sens… Ou Suzy l’avait entendu, ou on lui avait rapporté ses paroles…

Mais il voulait être sûr et il interrogea ardemment, emporté par une impulsion violente :

— Est-ce chez la comtesse de Pruynes que je vous ai… déplu ?

Elle ne répondit pas ; et son silence était un aveu.

Georges de Flers connaissait le cœur aimant et dévoué, la délicatesse fière de Suzy, il comprit ce qu’elle pensait de lui… Et pour la première fois de sa vie, peut-être, un intolérable sentiment d’humiliation le secoua tout entier. En même temps, le besoin impérieux s’emparait de lui, de se relever, à n’importe quel prix, dans l’estime de cette enfant qui le jugeait, dont il voyait le regard se détourner invinciblement du sien et les lèvres se contracter dans une expression de mépris hautain. Un élan sincère, plus fort que toutes les résolutions, l’emporta.

— Mademoiselle Suzanne, dit-il d’un ton de prière, — de ce ton qu’autrefois elle trouvait si doux d’entendre ! — ne soyez pas impitoyable… Écoutez-moi… Il y a des jours où l’on se croit sage, alors qu’au contraire, on est fou, car on passe près du bonheur, sans le reconnaître… Et pour moi, par ma faute, il a failli en être ainsi !… Laissez-moi, je vous en supplie, tenter de vous faire oublier quelques paroles insensées !… Je vous jure que je n’ai pas, en cette minute, de plus cher désir que de vous entendre consentir à accepter ma vie !…

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle.

Une émotion poignante l’étreignait. Mais elle n’eut pas une seconde d’hésitation. Pour elle, le passé ne pouvait plus revivre, jamais, jamais !… Comment ne le comprenait-il pas ?… D’ailleurs, dans son souvenir, une phrase s’était gravée, inoubliable : « Si, dans un moment d’enthousiasme, j’offrais mon nom à Mlle Douvry, je regretterais ensuite plus d’une fois mon intempestive prière ! »

Oui, le rêve de Suzy était bien évanoui. Quoi que Georges pût dire, il ne ranimerait plus la foi qu’elle avait eue en lui et qui était morte. Et avant même qu’elle eût parlé, à la seule expression de son visage, il savait que jamais, elle ne serait sa femme.

Comme à elle-même, répondant à sa pensée plus qu’à lui, elle dit lentement :

— Il est trop tard maintenant… Je ne puis plus…

Dans son accent, il y avait quelque chose d’irrévocable. Pourtant Georges appela encore, suppliant :

— Suzy !

En cet instant, elle lui devenait d’autant plus chère, qu’elle lui échappait.

Elle frissonna de l’entendre prononcer son nom comme il l’avait dit là-bas, dans le tumulte de l’incendie, et son jeune visage devint si sévère que Georges comprit qu’il luttait vainement.

Au pied de la terrasse, passait la voiture de lady Graham que ni l’un ni l’autre, ils n’avaient entendue approcher. Dans quelques instants, le monde allait les séparer, comme déjà, les séparait la volonté de cette enfant.

— Mademoiselle Suzanne, dites-moi au moins que vous ne partirez pas irritée contre moi ?

Elle secoua la tâte… Il lui était devenu trop étranger pour qu’elle lui en voulût même.

— Je me souviendrai seulement, fit-elle avec gravité, que j’ai pu vous considérer comme un véritable ami pendant tous les premiers mois de mon séjour à Cannes.

Il la vit se détourner, prête à s’éloigner, à rejoindre lady Graham dont la voix s’entendait dans le vestibule de la villa, et il implora :

— Ne voulez-vous pas me donner la main, en signe de pardon ?

Elle hésita une seconde… puis lui tendit le bout de ses doigts minces ; et son geste était si indifférent, si froid, que Georges eût aimé mieux qu’elle les lui eût refusés.

Pourtant déjà, dans les plus obscurs bas-fonds de son âme, il pensait confusément qu’après tout, il valait mieux que Suzy n’eût pas écouté sa demande, faite dans un moment où il n’était plus maître de lui-même… Il avait rempli son devoir de galant homme, il demeurait libre et l’image de Suzy resterait pour lui, fugitive et charmante, ainsi qu’une apparition de rêve, dont aucune réalité ne ternirait la poésie…

Peu importait à Suzy ce que pensait Georges de Flers. Tandis qu’elle s’avançait à la rencontre de lady Graham, le nom d’André errait sur ses lèvres, plein d’une infinie douceur… Maintenant, il lui semblait qu’elle avait le droit de le prononcer.

Chargement de la publicité...