Le rêve de Suzy
X
Sur le bord de la mer violemment bleue, que le soleil pailletait d’étincelles, les voitures avançaient en deux files sous une pluie de fleurs, anémones, violettes, lilas, tubéreuses, qui s’entrechoquaient dans la mêlée d’une joyeuse bataille, emplissant l’air de leurs senteurs confondues.
Car c’était un vrai combat que celui qui se livrait ainsi, de voiture à voiture, entre les curieux réfugiés sur les estrades et les intrépides qui luttaient à pied avec une ardeur passionnée, mais un combat joyeux et chevaleresque dont les projectiles couvraient le sol de leurs pétales parfumés.
Et sans cesse les équipages passaient, toujours fleuris, quelques-uns étant de véritables merveilles qui attiraient les acclamations enthousiastes de la foule.
— Bien réussi, cet attelage !… Voyez donc, de Flers, dit un jeune homme dans un groupe masculin très élégant dont la provision de fleurs — des plus respectables — s’était déjà plusieurs fois épuisée.
— Mais, n’est-ce pas la voiture de lady Graham ?… En effet !… Regardez !… Voici lady Graham avec sa jolie amie, Mlle Douvry !… Vite, des roses pour elles !
En effet, la voiture de la jeune femme faisait brillante figure, transformée en une immense corbeille d’orchidées. Il y en avait une profusion, de ces fleurs étranges ; cernant les contours, cachant les angles, elles retombaient en grappes sur les coussins, enlaçaient les roues, montaient aux harnais des chevaux, entouraient le fouet même de leurs tiges élégantes. Devant lady Graham et Suzy s’épanouissait une moisson de fleurs de toutes sortes, dans laquelle, sans cesse, elles puisaient, surtout Suzy, qui s’amusait de ce jeu nouveau, avec la vivacité d’une enfant.
— Monsieur de Flers, à vous ! cria-t-elle joyeusement, comme le jeune homme, opérant une savante manœuvre, avançait vers la voiture, immobilisée un instant par la foule.
Il riposta à la pluie de narcisses qui s’abattait sur lui ; et une vraie bataille s’engagea entre eux, combat partiel dans la mêlée générale.
Puis, comme elle s’arrêtait un peu haletante, il se rapprocha, et, après avoir félicité lady Graham sur la décoration de son équipage, il demanda :
— Mademoiselle Suzanne, êtes-vous satisfaite de votre journée ?… Est-ce bien ainsi que vous vous figuriez le carnaval ?
— A peu près !… Mais je ne croyais pas possible de m’y amuser autant !… Dès ce soir, j’en écrirai la description à maman !…
Il sourit de voir combien, au milieu même de son plaisir, elle restait la même, toujours occupée de la pensée de sa mère. Elle était charmante ainsi dans son cadre d’orchidées, les yeux étincelants, ses petites dents mordillant ses lèvres, tandis qu’elle fourrageait dans la jonchée odorante éparse devant elle. Et une exclamation involontaire vint à Georges :
— Vous avez l’air de la jeunesse elle-même ! Si j’avais ici mes pinceaux, je vous supplierais de daigner me servir encore une fois d’inspiratrice. Vous finirez par faire de moi un véritable artiste, mademoiselle Suzanne.
Un imperceptible éclair de contentement courut dans les prunelles brunes de Suzy, mais elle répondit, tout ensemble confuse et malicieuse :
— Je ne sais si pareil honneur m’est réservé ! Mais en attendant, je suis très flattée de la confiance que vous me témoignez !
Lady Graham écoutait, amusée. Elle dit gaiement :
— Darling, ne rougissez pas et laissez-moi vous déclarer que je comprends fort cette confiance de M. de Flers, car, enfin, le portrait qu’il a fait de vous restera une de ses plus jolies toiles !
Georges ne protesta pas, et Suzy non plus ; d’autant qu’elle était fort occupée à se défendre contre les projectiles odorants qui lui arrivaient de toutes parts.
Alors, comme le voiture faisait un mouvement, prête à se remettre en marche, lady Graham demanda :
— Monsieur de Flers, vous retrouverons-nous tout à l’heure chez la princesse de Samiens ?… Elle a, même aujourd’hui, son five o’clock et nous allons oublier, quelques instants, chez elle, toute cette cohue !
Avec l’air de vouloir faire une nouvelle provision de fleurs, Suzy se détourna. En réalité, elle attendait la réponse de Georges, et sa mine distraite n’était pas bien sincère… Elle aimait… assez à rencontrer Georges de Flers partout où elle allait !
— Mme de Samiens m’a fait honneur de m’inviter à être de ses hôtes aujourd’hui, et j’espère, madame, avoir le plaisir de vous retrouver chez elle dans quelques instants.
Suzy garda son air sage de jeune fille bien élevée, mais ses yeux prirent une expression très satisfaite sous l’ombre des cils et elle répondit par un joli sourire au salut d’adieu de Georges de Flers.
La présence, à Cannes, de M. de Flers était douce à Suzy. Entourée d’étrangers, se sentant un peu isolée en dépit du cordial accueil de lady Graham, elle avait éprouvé une véritable joie de l’arrivée de Georges, parce qu’il lui était un lien avec ceux qu’elle avait quittés. Il les connaissait, elle pouvait lui parler d’eux. Puis, tous deux, ils avaient vécu de la même vie au Castel, et elle éprouvait un plaisir profond à rencontrer, étant loin des siens, quelqu’un à qui elle pouvait dire : « Vous souvenez-vous ?… » en réveillant une image du passé.
Elle s’apercevait bien aussi — les petites filles ont des yeux excellents — que Georges ne redoutait pas sa société, au contraire !… Et en effet, sa vivacité, sa fraîcheur d’impressions plaisaient au dilettantisme de M. de Flers ; elles l’intéressaient et le charmaient, en l’étonnant, lui, si blasé.
Aussi, très volontiers, il demeurait auprès d’elle, trouvant, à l’entendre causer, la même jouissance qu’il avait à fixer sur une toile, les traits de son délicieux visage, à écouter son jeu d’artiste, quand elle interprétait les œuvres qu’elle aimait… Le parfum de jeunesse qui flottait autour d’elle lui paraissait charmant à respirer et, sans qu’il le soupçonnât, s’insinuait peu à peu en lui.
Suzy était trop naïve, trop franche, pour comprendre l’âme compliquée de Georges de Flers. Elle l’accueillait tel qu’il se présentait à ses yeux, toujours d’une exquise courtoisie, l’entourant de discrets hommages dans lesquels elle sentait plus que de la politesse… Et c’est pourquoi toute l’amertume de son séjour à Cannes s’en était allée, pourquoi elle jouissait ardemment de la folle animation de cette journée de carnaval !
La voiture de lady Graham avait quitté la file et se dirigeait vers l’une des plus belles villas qui bordaient la promenade des Anglais. Au moment où les chevaux s’arrêtaient devant la grille, une voix dit à côté de Suzy :
— Voulez-vous bien accepter l’hommage d’un vieil ami ? mademoiselle Suzanne.
Et en même temps, une panerée de roses, de narcisses et de mimosas ruisselait sur les genoux de la jeune fille.
Elle se détourna brusquement, et un cri de surprise lui jaillit des lèvres.
— André Vilbert !… Oh ! est-ce vous, vraiment ?… Ici, à Cannes, en plein carnaval ! Est-ce possible ?
Oui, c’était bien lui qui la contemplait, une joie profonde dans le regard !
Il répondait :
— Voilà près d’une demi-heure que je vous suis, sans parvenir à arriver jusqu’à vous !… J’ai tenté d’aller vous voir à Cannes, et j’ai appris que vous étiez ici… Alors, je suis venu…
Lady Graham regardait toute surprise. Suzy présenta rapidement :
— Monsieur Vilbert, un des meilleurs amis de ma famille. O chère lady Anne, puis-je prier M. Vilbert de venir me faire visite demain ? je serais tellement heureuse d’avoir des nouvelles de tous à la maison !…
— Certes oui, dearest, répliqua affectueusement la jeune femme.
— Alors, monsieur André, c’est chose convenue ! Je vous attends demain, demain matin, car dans la journée nous serons à Nice pour la bataille des confetti…
Ah ! bien volontiers, André promit… Depuis si longtemps, il était privé de sa présence !… Et tant de fois il avait songé au moment où il se retrouverait près d’elle !
Aussi, perdu dans la foule, il la suivit des yeux, tandis qu’avec lady Graham, elle atteignait le seuil de la villa Samiens. A ce moment, un homme d’allures très élégantes approchait et les rejoignit…
André n’avait vu qu’une seule fois Georges de Flers !… Pourtant, il n’hésita pas une seconde à le reconnaître !… Le jeune homme s’était effacé pour laisser pénétrer lady Graham et Suzy, puis il entra à son tour et la grille retomba derrière eux.
Alors, soudain, il parut à André que Suzy était maintenant loin de lui et une ombre indéfinissable assombrit le bonheur qu’il avait eu à la revoir !
Les heures, le lendemain, lui semblèrent bien lentes à passer jusqu’au moment où il crut pouvoir se présenter chez lady Graham.
Suzy l’attendait depuis longtemps. C’était pour elle un tel bonheur de penser qu’elle allait entendre parler de son cher foyer ! Cette idée avait éclairé toute la fin de sa journée, la veille, et remplissait son jeune cœur d’un frisson de joie comme si la présence d’André lui eût apporté quelque chose du parfum et du charme de son home.
Mais la matinée avançait, le jeune homme ne paraissait pas, et elle commençait à désespérer de le voir, quand la carte d’André lui fut apportée. Elle eut alors un « enfin ! » si expressif qu’il était vraiment dommage qu’André ne pût l’entendre, car il en eût emporté du bonheur pour longtemps !
Mais les premiers mots qu’elle lui adressa valaient bien cet « enfin !… »
— Oh ! monsieur Vilbert, que je suis contente de vous voir ! fit-elle avec un élan sincère qui dilata le cœur d’André.
Et la vie lui apparut, en cette minute, aussi lumineuse que le rayon de soleil qui jouait à ses côtés sur les têtes d’or des mimosas.
— Comment êtes-vous ici ?… Oh ! racontez-moi le plus de choses que vous le pourrez !… Parlez-moi de maman, de père, des enfants, de la maison !…
Quelle vibration tendre avait sa voix quand elle disait ce mot « la maison » !
André sourit.
— Que de réponses à vous faire ! mademoiselle. Par où vais-je commencer ?… De qui, d’abord, vous donnerai-je des nouvelles ?… De madame votre mère ?… Je l’ai vue peu d’heures avant mon départ pour le Midi et c’est elle qui m’a encouragé à oser venir vous voir !…
— Encouragé ! Quel vilain mot !… S’agissait-il donc d’accomplir une chose terrible ? fit-elle d’une manière amicale et malicieuse.
Elle se tenait assise devant lui, un peu inclinée dans une jolie attitude d’une grâce familière, avide de l’écouter.
— Je craignais d’être indiscret…, commença-t-il.
Elle se rappela brusquement combien elle le connaissait timide et pensa que c’était, pour lui, un grand acte de bravoure de s’être aventuré chez lady Graham.
— Comme cela est bon à vous d’avoir eu pitié de mon exil !… Vous pensez toujours à ceux qui ont besoin de vous !… Maman m’a écrit combien vous avez été attentif auprès d’elle et de mon père durant ces derniers mois !… Je vous en remercie beaucoup !…
— Ce que je pouvais était bien peu de chose, et j’ai été si heureux de le faire !
Elle l’enveloppait du regard affectueux de ses grands yeux limpides. Elle était réellement très contente de le voir, — contente parce qu’il parlait des siens…
Et elle interrogeait, toujours animée :
— Alors mon père est satisfait d’avoir la direction de cette exploitation de phosphates ? J’ai été bien tourmentée tant que l’affaire est restée en suspens, tant qu’il croyait avoir obtenu seulement une mission de quelques mois pour examiner ces carrières… Aussi le jour où j’ai appris que la nomination était chose faite, je l’aurais volontiers annoncé à tout le monde, tant j’avais de la joie plein le cœur ! Heureusement M. de Flers s’est trouvé sur mon chemin, comme toujours disposé à entendre mes récits, et je lui ai bien vite appris mon bonheur !
— M. de Flers ? interrompit André malgré lui.
— Oui, ne le connaissez-vous pas ?… Il était hier avec nous à la bataille des fleurs ! Il se montre toujours si aimable pour moi que, vraiment, je me suis habituée à compter sur lui comme sur un véritable ami.
Une contraction serra les lèvres d’André. Mais Suzy ne le remarqua pas, tout entière occupée par le souvenir de ceux qu’elle aimait, et elle poursuivit :
— Savez-vous pourquoi maman ne m’a pas donné d’explications sur la façon dont s’est arrangée l’affaire des phosphates ?… J’aurais tant aimé à en apprendre tous les détails… Je désire être au courant des plus petits faits qui se passent à la maison… De cette manière, il me semble encore m’y trouver !
Oui, André connaissait la cause du silence de Mme Douvry. C’était sur son instante prière qu’elle n’avait point écrit à Suzy les démarches faites par lui afin de préparer la nomination de M. Douvry. Par-dessus tout, il redoutait que Suzy crût lui avoir la moindre obligation.
Si elle consentait un jour à devenir sa femme, il ne voulait pas que ce fût par reconnaissance.
Mais comme elle l’interrogeait des yeux, il répondit simplement :
— Madame Douvry aura pensé que le résultat seul des négociations vous intéressait.
— Sans doute, oui… C’est madame votre mère, je crois, qui a, la première, songé à mon père pour l’entreprise de M. de Guillancourt ?… Oh ! je voudrais la connaître pour lui dire combien je lui en suis reconnaissante !
— J’espère bien que vous la connaîtrez, fit-il avec une vibration profonde dans la voix.
Elle le regarda un peu interdite de son accent, mais elle ne le comprit pas. En le retrouvant soudain, c’était l’ami longtemps considéré comme un frère aîné, très bon, qu’elle avait revu en lui !… Elle ne songeait plus qu’un soir, il avait souhaité être davantage pour elle. Depuis qu’elle était à Cannes, depuis l’arrivée de Georges de Flers surtout, tant d’impressions nouvelles avaient distrait sa pensée de ce souvenir !… Aussi elle continua :
— Je m’aperçois que vous ne m’avez pas encore expliqué par quel miracle vous êtes ici !
— Le miracle, si miracle il y a, est dû à l’architecture, fit-il en souriant. J’ai été chargé de surveiller les travaux de réparations d’un château du Dauphiné, presque historique…
Elle l’interrompit :
— C’est vrai, je me souviens, maman m’a raconté cela dans une de ses lettres…
Mais ce que Mme Douvry n’avait pas dit, ce qu’André seul savait, c’est de combien de diplomatie, il avait usé, pour obtenir que sa mission ne fût pas remise au printemps, alors que Suzy ne serait plus à Cannes.
Il poursuivit, voyant qu’elle attendait :
— Alors, quand je me suis vu en Dauphiné, j’ai pensé que je ne me trouvais plus bien loin du vrai Midi, de Cannes, et la tentation a été si forte, que je n’ai pu résister au désir d’y venir…
— Pour assister au carnaval !
— Pour vous voir ! dit-il de sa voix aux notes graves.
Une flambée rose monta au visage de Suzy. Il n’y avait pas le moindre accent de madrigal dans les paroles d’André. Il s’était exprimé avec son habituelle simplicité, mais quelque chose de sincère et d’absolu y vibrait qui, subitement, réveilla dans la pensée de Suzy le souvenir oublié, et elle demeura une seconde saisie, comme si elle avait, pour la première fois, entrevu la profondeur de cette affection qu’elle avait repoussée sans la comprendre. Mais aujourd’hui, encore moins que jadis, elle pouvait y répondre. Son âme restait loin de celle d’André. Et une anxiété s’empara d’elle, devant la crainte qu’il ne lui reparlât du passé.
Aussi, elle reprit hâtivement, sans trop savoir même ce qu’elle disait :
— Avez-vous été content de votre journée, hier ?… Ne trouvez-vous pas que le carnaval est une invention charmante ?
— Vous y avez trouvé beaucoup de plaisir ? mademoiselle.
Il avait repris le ton de la causerie. Elle respira, et délivrée de son inquiétude, elle répondit gaiement :
— Oh ! beaucoup ! Mais je vous ai à peine remercié de la moisson de fleurs que vous m’avez adressée ! J’ai conservé le plus que j’ai pu de vos roses, et je les ai jointes aux violettes qui me venaient de M. de Flers !
André tressaillit à ce nom… Combien il montait facilement aux lèvres de Suzy !… Et de même que la veille, il éprouva l’impression qu’elle lui échappait.
Elle poursuivait, tout animée :
— Aujourd’hui nous allons assister à la bataille des confetti. Lady Graham m’a fait faire un domino comme le sien. Puis, j’ai mon masque !… Jamais de ma vie, je n’avais passé un carnaval aussi gai !
— Aussi vous allez tant vous plaire à Cannes que vous n’en voudrez plus revenir !
Elle répliqua vite, une flamme dans les yeux :
— Ceux que j’aime le plus sont à Paris. Je ne pourrai jamais regretter d’y revenir… Mais… mais j’aime Cannes, aussi… et j’y suis heureuse !
Sa voix avait pris une singulière douceur en disant ces derniers mots dont l’accent de conviction profonde frappa André. Une envie folle le saisissait de la questionner, mais elle n’en sut rien.
D’ailleurs, le tintement clair de la pendule qui tombait à travers le bruit de leur causerie les interrompit.
— Mon Dieu, est-il si tard déjà ?… Alors, lady Graham va venir me demander ! L’heure de notre départ pour Nice approche.
Et comme André se levait vivement, elle continua, en l’arrêtant :
— Attendez encore un instant !… Parlez-moi de la maison !… Cela me fait tant, tant de plaisir de vous entendre ! Je vais demander mon chapeau et mes gants et je les mettrai tout en vous écoutant, si toutefois je ne vous choque pas trop en agissant à votre égard avec une telle absence de cérémonie.
André n’était pas choqué du tout, au contraire !… Il était heureux qu’elle lui accordât quelques instants de plus !… Ces minutes passées près d’elle lui avaient paru s’écouler avec une effrayante rapidité et le mot d’« adieu » lui déchirait les lèvres.
Debout devant la glace, elle mettait maintenant son chapeau, la taille dessinée par sa robe claire, arrangeant avec une coquetterie naïve les cheveux souples qui frisonnaient autour de ses tempes ; et toujours questionnant André, insatiable de détails sur Mme Douvry, sur le foyer dont elle était loin et qu’elle n’oubliait pas une minute.
Mais André était distrait en lui répondant. Elle lui apparaissait différente d’elle-même, du moins de ce qu’il l’avait connue jusqu’à ce jour. Comme jadis, elle se montrait franche, spontanée, si amicale que, par instants, il pouvait se faire l’illusion de n’être plus un indifférent pour elle ! Mais combien le luxe qui l’entourait semblait son véritable cadre ! Vainement, il essayait de se la représenter dans la modeste petite maison de Mlle Sylvie…
La portière du salon se souleva et lady Graham parut, toute prête à partir.
André s’était levé. Il s’inclina devant elle, dans un salut dont l’élégante correction frappa Suzy. Comment autrefois avait-elle trouvé l’air gauche à André ?… Était-ce lui qui avait changé ou elle qui l’avait mal jugé ?
— Monsieur, dit lady Graham, je suis désolée de vous enlever une jeune fille qui éprouve tant de joie à vous entendre parler de chez elle. Mais l’heure du train nous réclame impitoyablement, et c’est une de ces puissances auxquelles on ne résiste pas… Seulement, si vous vouliez bien m’aider, nous pourrions peut-être trouver un moyen de remédier à ce contretemps. J’ai, ce soir, quelques amis qui viennent achever chez moi le carnaval, et s’il vous était possible de vous joindre à eux, je prierais Suzy d’appuyer ma demande.
Une exclamation joyeuse vint à Suzy, et elle se pencha caressante vers lady Graham :
— Chère lady Anne, vous avez toujours de délicieuses idées ! Monsieur Vilbert, vous acceptez, n’est-il pas vrai ? Je n’ai pas encore fini d’entendre vos récits sur tous ceux que j’ai laissés à Paris.
André n’avait aucune envie de repousser l’invitation qui lui permettait de passer une dernière soirée auprès de Suzy. Très simplement, avec cette aisance d’homme du monde que Suzy remarquait toute nouvelle chez lui, il remercia lady Graham.
Puis, descendant avec les deux jeunes femmes, il les mit en voiture, comme l’eût pu faire Georges de Flers lui-même ; et il resta, une seconde, sur le seuil de la villa, regardant fuir l’attelage qui s’éloignait, rapide.
Une dernière fois, Suzy s’était détournée pour lui envoyer un signe d’adieu. Et toute la journée dans la cohue du carnaval, il eut devant le regard l’image d’un petit profil souriant apparu sous l’ombre du grand chapeau de paille mordorée.