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Le rêve de Suzy

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II

Suzy, distraitement, son chapeau mis, finissait d’attacher sa veste de drap, les yeux perdus vers la campagne qui fuyait vers l’horizon en un lointain lumineux. Et elle regardait toute sérieuse, avec un regret d’enfant à la pensée que, dans quelques heures, elle allait être enfermée entre les hautes murailles d’une maison parisienne. Seulement, elle pensait aussi que sa mère l’y attendait, et cette idée-là était pour son cœur aimant la meilleure des consolations.

Déjà arrivait jusqu’à elle le piétinement des chevaux qu’on attelait. Près de la voiture, elle apercevait ses bagages descendus, tout prêts à être emportés ; dans la pièce voisine de sa chambre, résonnait le pas de Germaine qui revêtait sa toilette de sortie. Car il avait été décidé que tous les hôtes du Castel accompagneraient Suzy au chemin de fer « comme une garde d’honneur ! » avait-elle remarqué en riant, et son rire était sans amertume.

Le sommeil de la nuit avait engourdi en elle les impressions pénibles éprouvées le soir précédent, et mis dans son cœur une singulière indulgence pour les gens et pour les choses.

D’ailleurs, Mme Arnay, satisfaite de la tournure prise par les événements, avait déployé à l’égard de Suzy toutes les richesses de son amabilité ; peut-être parce que, dans le secret de sa pensée, elle ressentait un vague remords d’avoir écarté avec tant de désinvolture l’enfant qui la gênait.

Puis, vraiment aussi, elle portait une certaine affection à Suzy qu’elle jugeait même une petite personne fort agréable à posséder chez soi, — sauf les circonstances imprévues ! — d’abord à cause de son charmant caractère toujours égal, puis de son délicieux visage, décoratif dans un salon : enfin de son talent de musicienne dont Mme Arnay usait volontiers pour la distraction de ses invités.

Aussi, durant toute cette dernière matinée de la jeune fille au Castel, à chaque occasion, s’était-elle montrée prodigue de sourires, de paroles aimables, si bien que Suzy, toujours avide de sympathie, avait facilement cru au regret exprimé par sa tante de la voir partir.

Maintenant, ses derniers préparatifs achevés, elle restait devant la fenêtre ouverte, le visage caressé par une brise tiède, et elle pensait à toutes sortes de choses.

Oui, Georges de Flers disait vrai, la veille : les trois semaines passées au Castel s’étaient écoulées bien vite, avec une rapidité de songe heureux !… Oh ! oui, très vite !…

Un à un, elle revoyait tous les incidents des derniers jours vécus : les causeries, les promenades, les réunions du soir et, pour la première fois, elle s’apercevait combien Georges de Flers était lié à tous ses souvenirs.

Jusqu’au jour où Suzanne s’était trouvée avec le jeune homme au Castel, elle l’avait surtout connu d’en entendre parler par Germaine qui le voyait sans cesse dans le monde et chez sa mère où, comme ami intime de M. de Berly, il était fort souvent reçu.

Et, habituée par son éducation — aussi par la force des circonstances — à tenir la vie pour une aventure sérieuse, Suzy avait toujours considéré, avec un étonnement où il entrait un peu de dédain, cet homme de trente ans, dont le seul plaisir était la règle, et qui dépensait au hasard de son caprice, avec une parfaite insouciance, sa fortune, son temps et son intelligence.

Mais soudain, elle l’avait rencontré au Castel où l’intimité de la vie de campagne les avait rapprochés. Et un beau jour, sans qu’elle sût comment la chose s’était faite, elle avait vu ses préventions évanouies et accepté, sans le moindre regret, d’être l’objet des attentions de Georges de Flers.

Sa petite vanité féminine s’accommodait fort bien des soins dont il l’entourait délicatement. Satisfaite, amusée, elle les accueillait sans y attacher d’importance, les trouvant même, après tout, très naturels, car dans l’idée de Suzy, c’était un principe fondamental que les hommes fussent les dévoués serviteurs des femmes.

Pourtant, voici qu’elle trouvait soudain un indéfinissable plaisir à se rappeler l’attitude empressée du jeune homme auprès d’elle ; à se rappeler surtout la façon dont il lui avait parlé la veille, le soir, dans le salon, quand elle était triste. Seul, il avait compris sa peine secrète ; comme seul, elle le devinait, il regrettait réellement qu’elle s’éloignât.

— Il a été bon, très bon !… Je ne l’oublierai pas ! murmura-t-elle.

Elle avait parlé presque bas. Cependant, le son de sa voix la fit tressaillir, l’arrachant à sa rêverie ; et elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle comme si l’on eût pu l’entendre. Puis, soudain, confuse de ce qu’elle pensait, elle sortit rapidement de sa chambre pour aller en bas, au milieu de tous, attendre l’instant du départ.

Mais ni Germaine, ni Mme de Berly n’étaient encore sorties de leurs appartements, et Suzanne vit seulement Mme Arnay qui, toute à ses préparatifs de réception, promenait à travers les galeries les plis de sa longue robe.

— Ah ! Suzy, te voilà prête !… Si cela ne te dérange pas, mon enfant, je donnerai l’ordre que l’on commence à arranger ta chambre pour Mlle Tuffton… Nous avons si peu de temps !…

— Faites comme il vous sera plus commode, tante, dit Suzy dominant la sensation désagréable éveillée en elle par cette prise de possession très prompte.

Mme Arnay eut un aimable sourire de remerciement et, comme elle pratiquait le système des compensations, elle poursuivit :

— Ma chère petite, fais donc demander au jardinier de te cueillir quelques fleurs. Je sais que tu les aimes beaucoup !… Ce sera pour toi un souvenir du Castel !

— Oh ! merci, tante. Mais il est inutile de déranger personne ! Je puis bien faire ma récolte moi-même !…

— Bien, bien, mon enfant, je te laisse alors. Dans un instant, j’irai t’embrasser pour te faire mes adieux !…

Suzy, heureuse d’occuper ses derniers moments d’attente, sortit de la maison après avoir pris, dans le vestibule, un panier pour y déposer ses fleurs.

Devant le perron, M. de Berly et Georges de Flers arpentaient l’allée, dégustant leurs cigares. Tous deux s’arrêtèrent en voyant apparaître Suzy.

— Vous avez l’air du petit Chaperon rouge avec votre panier, Suzanne. Il ne vous manque que le traditionnel pot de beurre !… Où allez-vous ainsi ? demanda M. de Berly.

— Chercher des roses !… Voire même toute autre fleur.

Georges jeta aussitôt son cigare et se rapprocha de Suzy.

— Est-il possible de vous aider dans votre moisson ? mademoiselle. Je vous serais très reconnaissant, dans ce cas, si vous daigniez accepter mes services.

Réellement, pour couper quelques tiges, Suzy n’avait pas le moindre besoin de Georges de Flers. Mais elle était douée d’un petit brin de coquetterie, et elle jugeait agréable de s’entendre prier. Vraiment aussi, depuis la veille, Georges ne lui paraissait plus un étranger ; presque un ami, au contraire.

Par acquit de conscience, elle commença pourtant, d’un ton d’indécision drôle, s’adressant à son cousin :

— J’ai peur, Charles, que vous ne m’en vouliez si je vous prive de la compagnie de M. de Flers.

— Suzanne, que votre délicatesse se rassure ! Un homme en société avec son cigare n’est jamais seul… Allez faire votre cueillette !… Mais dépêchez-vous, car dans dix minutes, il faut partir si vous ne voulez manquer votre train.

Tout bas, Suzy pensa qu’elle n’eût pas été très, très fâchée de ce contretemps… Ses regrets se réveillaient plus vifs à mesure qu’approchait le terme de son séjour au Castel.

Sa gaieté avait disparu. Elle ne causait plus, montrant, sérieuse, à Georges, les fleurs qu’elle désirait et qu’il coupait pour elle.

— Voulez-vous encore cette rose ?… Voyez comme elle est veloutée !

— Oh ! oui !… Je veux bien.

Elle pensait :

— Pourquoi cette Gladys Tuffton arrive-t-elle ?… Je serais encore restée trois jours !… Puisque maman le permettait…

— Comme vous êtes grave ! mademoiselle Suzanne, dit Georges de sa voix caressante.

Elle répliqua vite, confuse, comme s’il eût pu deviner à quoi elle songeait :

— Je suis toujours ainsi les jours de départ !… Je déteste les départs !… Je trouve le mot d’« adieu » très difficile à prononcer !

— Moi aussi parfois !… Mais il y avait longtemps que je ne l’avais aussi bien compris qu’aujourd’hui !

L’éclat rose du visage de Suzy s’accentua de cette fugitive rougeur que Georges aimait à y voir naître, car elle était une satisfaction pour ses yeux d’artiste.

Pourtant elle répondit un peu moqueuse — peut-être afin de cacher qu’elle était charmée :

— Quelle jolie chose que la politesse !

Il fit un geste pour l’arrêter, mais elle continuait, tout en rassemblant, d’un air raisonnable, ses fleurs en bouquet :

— C’est très aimable à vous de me parler comme vous le faites ! Mais je sais bien que les absents sont vite oubliés !… Toujours il en arrive ainsi !

— Êtes-vous déjà désillusionnée à ce point ? mademoiselle Suzanne.

— Je parle par ouï-dire, parce que je me souviens de ce que j’ai entendu déclarer par des personnes d’expérience !

Elle disait cela avec son joli accent malicieux, en revenant vers le perron où se montraient Mme de Berly et Germaine en tenue de promenade, tandis que la voiture approchait.

Georges s’inclina un peu vers elle et, souriant, de son grand air de respect chevaleresque :

— Mademoiselle Suzanne, dit-il, même les personnes d’expérience peuvent se tromper, faites-moi, je vous en prie, cette grâce de le croire… Au moment des adieux, aucune grâce ne se refuse !… Et veuillez être certaine que tous ici — moi le premier ! — nous sentirons très souvent votre absence… Accordez-vous un peu de confiance à mes paroles ?

— Oui ! répondit-elle toute rose. Et elle atteignit les dernières marches du perron où la société du Castel était rassemblée.

Alors ce fut l’agitation du départ, l’adieu aimable et banal de Mme Arnay. Puis, le trajet vers la gare parcouru sur la route bordée de peupliers, puis les serrements de mains vite échangés, avec des paroles rapides, à la vue du train qui s’avançait en grondant vers la petite station, enfouie dans la verdure de ses bois ; enfin un dernier regard de Suzy vers ceux qui restaient, au moment où la machine s’ébranlait sous un panache de fumée floconneuse… Ce fut Georges qu’elle vit le dernier…

— Ma chère, je te demanderai la permission de revoir quelques notes, fit M. Arnay, aussitôt qu’il fut installé dans le wagon avec la jeune fille. Si tu as un livre, ne te gêne aucunement pour en user, je te prie.

Mais Suzy ne désirait pas lire. Après avoir bien vite assuré son oncle qu’il pouvait sans scrupule examiner toutes les notes possibles, elle demeura immobile, bercée par le mouvement régulier du train, la tête un peu renversée sur le drap du wagon, regardant fuir la campagne.

Le soleil avait disparu sous un léger brouillard. Le bleu du ciel se fondait en des teintes gris de perle, très douces ; et d’un œil distrait, Suzy considérait les larges plaines soudain coupées par les bois dont la verdure s’ombrait de tons pourpre, jaune d’or, couleur de rouille.

A mesure qu’elle s’éloignait du Castel, les impressions qu’elle en emportait perdaient de leur intensité, prenaient peu à peu le vague du souvenir, et la pensée du home où elle était désirée, l’image de sa mère emplissaient tout son esprit…

C’est que pour sa mère, Suzy n’éprouvait pas seulement la tendresse spontanée de l’enfant, mais aussi un étrange sentiment d’estime, d’admiration même à la voir toujours vaillante en dépit des amertumes supportées, de l’avenir incertain.

Mme Douvry n’était pas de celles qui se reprennent après s’être données. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, elle avait été la femme invinciblement dévouée de celui qu’elle avait choisi quand elle était une toute jeune fille, ayant dans le bonheur une aveugle foi. Et leur mutuelle affection avait été si profonde, que ni soucis, ni déceptions, ni chagrins n’avaient pu désunir leurs âmes confondues.

Il avait été un chercheur, aimant les entreprises aventureuses où l’entraînait son esprit curieux. Sa position d’ingénieur le lui permettant, il avait recherché de préférence les missions lointaines et difficiles à l’étranger. Elle l’avait suivi partout, l’entourant sans cesse de sa tendresse, cherchant à l’arrêter — inutilement d’ailleurs — quand elle le voyait séduit par une de ces affaires hasardeuses où, trop désintéressé, trop confiant, inhabile aux spéculations, il avait trouvé la ruine…

Puis quand ils étaient revenus en France, à la suite d’un désastre financier à New-York, où s’en étaient allés les débris d’une fortune jadis considérable, c’est elle encore qui, le voyant épuisé, malade, découragé, avait su, une fois de plus, relever son énergie. Par sa douce influence aussi, elle l’avait empêché de refuser, dans une première révolte de sa fierté, la modeste position que son beau-frère, M. Arnay, le pressait d’accepter, avec cette insistance protectrice de ceux qui ont toujours réussi.

De toutes leurs joies, de leurs rêves, de leurs espoirs, l’amour seul avait survécu. Mais chez Mme Douvry, il avait pris quelque chose d’involontairement maternel, comme si elle eût senti que pour son mari, elle était la force sereine où il allait retremper son âme irritée et malade.

Avec une infinie délicatesse, elle s’efforçait d’écarter de lui tous les froissements, de calmer les susceptibilités de son orgueil sensible à la plus légère blessure, d’adoucir la souffrance nerveuse qu’il éprouvait en s’astreignant à un travail de bureau, régulier et mécanique, lui qui avait si passionnément aimé les grands horizons.

Et ainsi, dans une atmosphère de douceur et de paix, les enfants avaient grandi, entourés d’amour maternel, à tel point que jamais ils ne s’étaient heurtés à aucune des rudesses de la vie.

Mais, par une singulière intuition, Suzy, qui n’était encore qu’une joyeuse petite fille ne connaissant pas le chagrin, devinait dans le sourire mélancolique de sa mère l’indicible tristesse, la lassitude des espoirs trompés, un profond détachement d’elle-même, de toute joie personnelle… Et une angoisse poignante saisissait son cœur, quand elle pensait que rien au monde ne pourrait rendre à Mme Douvry les illusions perdues, ne pourrait empêcher que sa vie n’eût été faite surtout d’épreuves.

Quand cette idée lui venait, réveillée en elle par un mot, un regard de Mme Douvry, jamais elle n’en disait rien ; mais alors elle se penchait vers sa mère, et dans un baiser, d’un petit ton d’enfant, elle murmurait bien bas : « Comme je vous aime ! maman, ma chérie… » ; ayant l’instinct que sa tendresse était un baume pour l’âme meurtrie de la pauvre femme.

— … Suzanne, ma chère, le temps ne te paraît pas trop long ? Je suis désolé, mon enfant, d’être pour toi un compagnon de voyage aussi peu agréable ! D’ailleurs, nous approchons.

Suzy avait tressailli aux paroles de M. Arnay, tant sa pensée était loin du wagon qui l’emportait.

— Je suis trop polie pour m’ennuyer jamais avec moi-même, mon oncle ! fit-elle gaiement.

Une impatience d’arriver la secouait, et son pied battait, nerveux, le tapis, tandis que son regard plongeait toujours au dehors par la vitre ouverte.

Ce n’était plus la campagne déserte qu’elle entrevoyait dans une vision rapide ; mais des habitations plus nombreuses, groupées les unes près des autres. Puis apparut la masse immense de Paris, d’abord lointaine et confuse, plus nette peu à peu, laissant distinguer les maisons grises, la ligne des rues, les arbres grêles, poudrés de poussière, dominés par les hautes cheminées dont le souffle montait vers le ciel assombri… Tout cela, jusqu’au moment où, enfin, avec un sifflement éperdu, la machine haletante s’engouffra dans la gare et s’arrêta.

Suzy avait bondi hors du train, plus qu’elle n’en était descendue ; et, à travers la cohue des voyageurs, elle se glissait, entraînant M. Arnay, étourdi de sa vivacité.

D’un coup d’œil, elle aperçut le doux visage cherché ; auprès, deux petites têtes blondes, telles des gravures anglaises, fraîches sous la paille sombre des grands chapeaux. Et avant que M. Arnay eût compris pourquoi sa nièce le quittait d’aussi brusque façon, Suzy était déjà au cou de sa mère, l’embrassant follement sans nul souci du monde qui l’entourait, s’arrachant de ses bras, seulement pour mettre, au hasard, des baisers sur les yeux, sur les joues, sur les cheveux des jumelles, partout où elle en trouvait la place.

La voix de son oncle, un peu railleuse, l’arracha à ses effusions.

— Mon Dieu, Suzy, c’est à croire que tu arrives d’un voyage de plusieurs années !… T’ennuyais-tu donc si fort avec nous ?

Elle tourna vers lui ses yeux brillants de plaisir, où glissait un reproche.

— Oh ! vous savez bien que non ! mon oncle.

M. Arnay, rapidement, de son allure d’homme toujours pressé, expliquait à sa belle-sœur pourquoi il ramenait Suzy plus tôt qu’il n’était convenu ; vantait la bonne grâce avec laquelle la jeune fille s’était prêtée à ce retour précipité. Puis, son rôle d’oncle rempli, il s’éloigna à la hâte, se précipitant dans son coupé qui l’emmenait à ses affaires.

— Mère, nous revenons à pied, n’est-ce pas ? demanda Suzy. Je voudrais refaire connaissance avec Paris !

Mme Douvry se prêta volontiers à ce désir. Et Suzy s’en alla à ses côtés, rieuse, animée, un peu étourdie par le mouvement et le bruit des voitures, le frôlement perpétuel des passants dont elle était déshabituée.

Sans cesse, elle levait les yeux vers sa mère, pour avoir le plaisir de rencontrer encore le regard singulièrement lumineux de Mme Douvry, un regard profond de femme qui a beaucoup pleuré. Mais en même temps, elle remarquait la pâleur délicate de ce cher visage et son cœur se serrait un peu. Tendrement, elle dit :

— Mère, vous auriez eu grand besoin de respirer le bon air du Castel !… Je suis honteuse de penser que moi seule, j’en ai joui !…

Mme Douvry eut un sourire.

— Ma chérie, j’ai passé le temps où l’on a de belles couleurs… Il faut laisser cela aux petites filles comme toi et les jumelles.

Suzy n’ose pas insister. Mais, caressante, elle glissa son bras sous celui de Mme Douvry et entama une série de questions sur son père. Semblait-il toujours triste, comme Mme Douvry l’avait écrit au Castel ?… Pourquoi était-il ainsi ?… Avait-il un sujet de préoccupation ?… Et les garçons, que disaient-ils de voir approcher le terme des vacances ?… Et les jumelles, qu’avaient-elles fait pendant l’absence de leur sœur aînée ?

Suzy interrogea jusqu’au moment où, satisfaite des réponses de Mme Douvry, elle commença les récits de son séjour au Castel, trouvant un plaisir si évident à en faire revivre les souvenirs assez mondains, que Mme Douvry dit tout à coup, avec un sourire amusé :

— Je ne savais pas ma Suzy désireuse à ce point de distractions ! Je commence à craindre qu’elle ne juge un peu dur d’être revenue au bercail, où une calme existence l’attend.

— Mère, ne parlez pas ainsi… J’ai beaucoup aimé mes vacances au Castel, oui, beaucoup !… Mais je suis très heureuse de me retrouver auprès de vous… Même, maintenant que je vous ai à côté de moi, je ne comprends pas comment j’ai pu rester trois semaines loin de vous, sans vous embrasser !

Et Suzy disait vrai… Sa jeune âme s’épanouissait dans la joie du retour. Elle ne regrettait plus le Castel. L’image même de Georges de Flers devenait, en ce moment, pour elle, incertaine et fuyante !…

Avec un plaisir d’enfant, elle revoyait son home, sa petite chambre, le salon où, le soir, de si bonnes heures s’écoulaient quand tous s’y trouvaient réunis. Elle y contemplait, les yeux ravis, l’aspect harmonieux des tentures, jadis rapportées de Stamboul, sur lesquelles se détachait, çà et là, le feuillage effilé d’un palmier dans une jardinière de bronze ; le piano à queue sous sa couverture drapée ; les bibelots et les livres disséminés sur les tables…

Sur un petit chevalet, elle aperçut soudain une toile qu’elle ne connaissait pas ; une mélancolique tête de femme, d’une étrange intensité d’expression.

— Maman, qu’est-ce que cela ?… Ce visage me fait tout de suite songer à la Melancholia, de Dürer, que j’aime tant !… Qui a peint cette toile ?

— Chérie, n’as-tu pas dit bien souvent devant André Vilbert que tu désirais posséder une œuvre du genre de cette Melancholia ?… Il t’a entendue et…

— Cher vieil André, que c’est aimable à lui !… Savez-vous, mère, que je suis fière qu’il ait employé pour moi les rares instants de liberté que lui laissent ses travaux d’architecture !

Une des jumelles intervint gravement :

— Suzy, pourquoi dis-tu « vieil André »…? M. Vilbert n’est pas vieux du tout… Il a déclaré l’autre jour à papa qu’il avait vingt-sept ans, et papa a répondu : « Que vous êtes heureux d’être jeune ! »

Suzy se mit à rire :

— C’est vrai ! Je me trompe, en effet… Mais M. Vilbert est si raisonnable, si sérieux, si grave, que la confusion est permise. Oh ! maman, l’avez-vous bien remercié pour moi ?

— Oui, Suzy, mais tu pourras le remercier toi-même, car je pense qu’il viendra ce soir nous faire sa visite de chaque semaine… Si toutefois sa timidité ne s’effarouche pas de l’idée que tu pourras louer son œuvre !…

— J’espère que non… Pourtant, mère, — c’est très mal ! je ne serais pas autrement fâchée de lui produire, pour une fois, l’effet d’un épouvantail, afin que rien ce soir ne vous enlève à moi !… Quand André Vilbert est là, vous êtes occupée à le faire causer et je ne puis plus vous avoir !…

En effet, Mme Douvry accueillait toujours affectueusement André Vilbert parce qu’elle avait, en même temps, de l’estime pour sa nature intelligente et sérieuse, presque austère, et de la compassion pour la vie solitaire qu’il menait à Paris où il ne possédait aucune famille.

Autrefois, M. Douvry avait beaucoup connu le père d’André qui était un homme très savant et très modeste. Puis son existence aventureuse l’avait entraîné au loin ; et c’était le hasard seul d’une rencontre qui l’avait mis en présence du fils de son ancien ami, cinq ans plus tôt, à son retour d’Amérique.

Le jeune homme étudiait alors l’architecture aux Beaux-Arts. Il eût passionnément souhaité de s’adonner tout entier à la peinture. Mais sa mère restait veuve, avec une très petite fortune. Craintive par nature, ébranlée par la mort de son mari, elle s’était épouvantée de voir André entreprendre une carrière qui n’en était pas une à ses yeux, mais seulement un passe-temps d’homme riche, dont M. Vilbert, d’ailleurs, s’était toujours efforcé de détourner le jeune homme. Et André, devant l’inquiétude de sa mère, avait cédé, parce qu’il lui avait semblé être de son devoir de le faire…

Il n’en avait pas moins poursuivi ses chères études. Dans l’architecture, le côté artistique ; et ses travaux avaient été si remarquables, qu’à peine sorti de l’école des Beaux-Arts, il avait trouvé place chez l’un des premiers architectes de Paris, qui était en même temps un archéologue de haute réputation.

Et depuis cinq années, André venait chercher l’illusion d’une famille auprès des Douvry ; toujours discret, silencieux par goût et par timidité, considéré par tous les enfants, à commencer par Suzy, comme une sorte de frère aîné, très bon, mais un peu froid, d’une excessive réserve.

Mme Douvry avait porté un jugement téméraire en supposant que la bravoure d’André faiblirait devant la perspective des remerciements de Suzy. Comme les derniers coups de neuf heures tintaient, le jeune homme fit son apparition dans le salon.

— Bonjour, André !… Bonjour, monsieur Vilbert !…

Les exclamations s’entre-croisaient tandis qu’il saluait successivement les hôtes de la pièce. Ce fut devant Suzy qu’il s’arrêta en dernier.

— Mademoiselle Suzanne !… Je n’osais pas encore espérer vous voir ce soir ! Il me semblait que l’on ne vous laisserait plus partir du Castel ! dit-il serrant la main menue qu’il enfermait toute dans la sienne.

— Vraiment ?… Cela ne vous est pas trop désagréable que je sois revenue vous tourmenter ? demanda-t-elle, rieuse.

Sa voix fraîche avait une intonation si gaie que M. Douvry laissa retomber la revue qu’il lisait, et son visage sombre et fatigué s’éclaira un moment.

— Oh ! monsieur Vilbert, poursuivit-elle, combien vous avez été aimable de peindre pour moi une œuvre telle que je les aime ! Votre Melancholia… vous me permettez de baptiser ainsi votre toile, n’est-ce pas ?… votre Melancholia est déjà une amie pour moi ! J’ai tant de plaisir à la regarder !

Une fugitive rougeur courut sur les traits rudement dessinés du jeune homme.

— J’ai profité de quelques moments de liberté et je suis tout récompensé si j’ai pu vous être agréable !

— Vous me l’avez été extrêmement ! Je voudrais qu’il me fût possible de faire quelque chose pour vous le montrer…

Sans doute André était dans un jour de courage, car il osa demander :

— Alors, si je vous adressais une requête, si je vous priais de faire un peu de musique dans le courant de la soirée, vous consentiriez peut-être…?

Et bien vite, timidement, comme pour excuser sa hardiesse, il ajouta :

— Il y a si longtemps que je ne vous ai entendue !

Tout de suite, Suzy se leva de la place qu’elle occupait près de sa mère et alla s’asseoir au piano. Puis, malicieusement amicale :

— Monsieur Vilbert, dit-elle, les désirs des artistes sont des ordres pour les humbles mortelles !… Me voici prête à vous exécuter tout ce que vous me demanderez…

André l’avait suivie. Adossé à la cheminée, il l’écoutait immobile, sa haute taille se découpant sur la lumière de la lampe. Toute son âme s’élançait vers cette enfant qui jouait sur sa prière, et dont il aurait voulu prendre, pour les retenir à jamais dans les siennes, les deux petites mains fines.

Mais jamais il n’eût osé avouer quelle folle demande lui montait aux lèvres maintenant, quand elle était près de lui. Il sentait bien qu’aux yeux de Suzy, il était tout juste un ami, rien de plus.

Et il devinait vrai.

En cette minute, elle avait même oublié sa présence. Dans un brusque retour en arrière, sa pensée l’avait ramenée au Castel. La veille encore elle jouait aussi, et quelqu’un l’écoutait solitairement. Mais ce quelqu’un-là n’avait pas la stature un peu massive, la gaucherie d’allures d’André Vilbert… Ce quelqu’un-là possédait, au contraire, une élégance hautaine et séduisante, il témoignait à la petite Suzy une courtoisie respectueuse, il savait bien comment lui parler !…

Et c’est pourquoi, tout en jouant les mélodies de Schumann qu’il aimait, elle prenait plaisir à se souvenir de lui, et eût été contente de le revoir, comme là-bas, au Castel, attentif près d’elle…

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