Le rêve de Suzy
III
Suzy était trop aimante pour ne pas éprouver une grande jouissance à se retrouver au milieu de ceux qui lui étaient plus chers que tout au monde ; et elle avait été franchement, sincèrement heureuse de les revoir tous.
Mais cette première jouissance du retour épuisée, Suzy — elle ne pouvait se le dissimuler ! — Suzy s’ennuyait un peu…
Elle n’était plus tout à fait la petite fille insouciante qui était partie, un mois plus tôt, au Castel. Mme Douvry avait eu raison d’hésiter longtemps avant de lui laisser connaître la vie de villégiature telle qu’on l’entendait chez Mme Arnay.
Là-bas, l’enfant avait vécu d’une existence si facile et si riante, que l’idée qu’il existait de par le monde des devoirs austères, des responsabilités, des sacrifices, s’était enfuie de sa pensée, comme des nuées obscures s’évanouissent dans un chaud rayonnement de soleil.
Elle avait été remarquée, complimentée, admirée. Elle avait vu un homme, dont la présence était partout recherchée, lui témoigner une constante attention. Et elle était trop naïve, trop neuve dans la science mondaine, pour se demander si Georges n’agissait pas ainsi avec toutes les femmes qui intéressaient son dilettantisme ; pour apprécier à leur valeur les hommages qu’il lui adressait.
Aussi, une griserie délicieuse avait un peu troublé sa jeune raison ; et elle s’était laissé entraîner bien volontiers par le tourbillon des plaisirs qui charmaient ses dix-huit ans, avides de jouir.
Puis, tout à coup, la réalité l’avait ressaisie brusquement, et elle la trouvait un peu duré.
Au lieu de l’aimable insouciance qui était l’atmosphère du Castel, Suzy, à son retour, rencontrait l’inquiétude de sa mère devant l’air préoccupé de M. Douvry ; et une indéfinissable oppression pesait sur sa jeunesse, arrêtée dans un joyeux épanouissement.
Comme, après tout, elle était une vaillante petite fille, elle luttait de son mieux contre ce qu’elle appelait « sa lâcheté » ; elle s’absorbait de longues heures dans ses études musicales, le plus qu’elle le pouvait, honteuse, dépitée contre elle-même de se voir ainsi déraisonnable, de se sentir l’humeur capricieuse.
Mais malgré ses efforts, il se trouvait encore bien des instants où son esprit avait des envolées curieuses vers le Castel ; où un regret âpre la prenait d’en être loin, et aussi une sorte d’envie, de secrète révolte à l’idée que sa cousine Germaine, que Gladys Tuffton et tant d’autres jeunes filles, jouissaient des distractions dont elle ne pouvait plus avoir sa part. Puis, l’image de Georges de Flers demeurait singulièrement vivante dans son souvenir.
Ce jour-là, elle venait de rentrer d’une course à travers Paris, faite par un temps gris et maussade, tout imprégné d’une humidité d’automne.
A chaque instant, de grosses averses tombaient, lançant leurs gouttelettes contre les vitres, où elles ruisselaient avec un bruit monotone.
Lentement, les yeux assombris, Suzy ôtait sa toque de promenade, son manteau, ses gants, avec des gestes indécis qui disaient que sa pensée voyageait.
— Comme tout est triste quand il pleut ! murmura-t-elle avec une moue plaintive. Il y a huit jours, nous étions si gaiement au Castel ! Que peuvent-ils bien faire aujourd’hui ?
Sur la cheminée était encore une lettre de Germaine, toute pleine du récit des distractions que Mme Arnay offrait à ses hôtes.
C’était peut-être parce que Suzy l’avait lue et relue avec avidité qu’elle trouvait son sort aussi désagréable. Un passage surtout lui en revenait sans cesse. Elle le savait presque par cœur… Pourtant, elle reprit encore le griffonnage de Germaine et l’y chercha :
« … Gladys, écrivait la jeune fille, est délicieuse selon son ordinaire. Elle a des amours de robes qui éblouissent tous ces messieurs, à commencer par Georges de Flers. Lui, un connaisseur émérite, déclare qu’elle s’habille en artiste. Par moments, je te l’avoue, Suzy, je serais bien un peu tentée d’être jalouse de son succès ; mais par moments seulement, car j’adore Gladys… »
Ici, un malicieux sourire glissa sur les lèvres de Suzy. Dans bien d’autres lettres de Germaine, elle avait vu le même aveu de vive tendresse ; seulement l’objet de cette tendresse n’était jamais bien longtemps le même…
« C’est Gladys, continuait Germaine, qui est maintenant, au tennis, la partner attitrée de M. de Flers, et il n’en paraît pas du tout fâché… Elle est si belle ! et elle le gratifie, avec son air de statue grecque, de si charmants sourires !… Il m’a dit hier, en me demandant de tes nouvelles…
Le visage de Suzy s’éclaira une seconde.
« … Qu’il n’oubliait pas les bonnes leçons de tennis que tu lui as données et t’en était fort reconnaissant !… Tout simplement, parce qu’elles l’ont rendu capable de se mesurer avec Gladys, qui est une joueuse remarquable !… »
Suzy rejeta la lettre d’un mouvement vif.
On sonnait à la porte de l’appartement. Elle écouta, agitée du besoin de se sentir distraite. Dans l’antichambre, elle reconnut la voix de son père ; et aussitôt, oubliant le malencontreux bavardage de Germaine, elle courut à M. Douvry.
Depuis qu’elle le voyait sombre, elle se faisait avec lui plus caressante encore, toute fière quand elle avait adouci un peu l’expression amère de ses lèvres.
— Comme vous rentrez tôt ce soir ! père, fit-elle, lui nouant ses deux bras autour du cou, le front levé vers lui afin qu’il y mît son baiser d’arrivée.
Il l’embrassa, en effet, longuement ; puis l’écartant tout à coup, il dit :
— Est-il si tôt ?… Ta mère est-elle rentrée ?
Il semblait à Suzy que la voix de M. Douvry était changée, devenue très sourde.
— Oui, père, elle est dans sa chambre. Voulez-vous que je l’avertisse ?
— Non, merci, mon enfant. Mais j’ai à travailler. Laisse-moi, je te prie, fit-il, détachant les mains que, tout en parlant, elle avait jointes autour de son bras.
Et il y avait dans son accent quelque chose de si absolu, — de triste en même temps, — que Suzy obéit sans oser questionner et rentra dans le salon.
M. Douvry sembla encore hésiter une seconde. Puis il se dirigée vers la chambre de sa femme.
Elle écrivait et releva la tête avec un sourire, en reconnaissant son pas.
— Comment, déjà, Robert ? dit-elle, le saluant de la même exclamation que Suzy.
— Oui, j’ai quitté mon bureau plus tôt qu’à l’ordinaire.
Il parlait d’une voix indifférente, comme si sa pensée eût été absente ; et il s’assit lourdement dans un fauteuil perdu dans la demi-ombre de la pièce.
Mme Douvry ne pouvait distinguer l’expression de son visage, mais son intonation l’avait frappée et elle attendait un peu inquiète. Devant elle, la lettre restait, un mot inachevé, la blancheur du papier éclairant le cuir sombre du buvard.
— Robert, pourquoi ne me parlez-vous pas ? Qu’y a-t-il ? interrogea-t-elle, luttant contre l’indéfinissable angoisse qui lui montait au cœur.
— J’ai… j’ai une nouvelle… désagréable à vous apprendre, Jeanne, dit-il avec effort.
— « Désagréable » seulement ?
Elle s’efforçait de garder un ton calme, mais ses lèvres tremblaient un peu.
Il se leva et vint tout près d’elle, se penchant vers le beau visage fatigué qui le questionnait, et sa main effleura les cheveux bruns dont il avait tant de fois jadis admiré la lourde torsade.
— Ma pauvre Jeanne, fit-il avec une tendresse grave, j’aurais tant souhaité vous épargner ce nouveau tourment… Tant que rien n’a été décidé, je me suis tu, espérant toujours… Mais j’ai reçu aujourd’hui la communication officielle, et il faut bien que vous appreniez…
— Quoi ? interrompit-elle, suppliante. Dites-moi tout, vous savez bien que je suis forte !
— Jeanne, mon poste d’inspecteur à la Société financière est supprimé à partir du mois prochain…
— Est-ce possible ?… Oh ! Robert, pourquoi ?
— Pourquoi ?
L’accent de M. Douvry devint dur, d’une ironie amère.
— Pourquoi ? Oh ! pour une raison devant laquelle je n’ai qu’à m’incliner… Parce que messieurs les actionnaires, mécontents du conseil d’administration, en ont fait nommer un autre qui, plein de zèle, pour les contenter, a entrepris immédiatement des réformes dont, un des premiers, je subis les conséquences… Voilà tout ! oh ! la raison est excellente !… Il ne me reste qu’à m’incliner !… Et je m’incline !… Mais le coup est rude à supporter, à cause de vous surtout, ma pauvre chère Jeanne.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle. Encore cela !
Elle l’avait écouté, sans une question, son regard s’emplissant d’une inexprimable angoisse.
Était-il possible qu’il fallût de nouveau retomber dans toutes les incertitudes d’avenir dont elle connaissait tant l’amertume ?… Si encore elle avait été seule à les supporter !… Mais non, il y avait les enfants : Suzy, devenue une jeune fille ; les deux petites, puis les garçons dont l’éducation était bien loin d’être terminée…
Et tout à coup, les cinq années écoulées depuis le retour de New-York apparurent à Mme Douvry comme un repos béni dont le terme était venu.
— Robert, n’y a-t-il aucun espoir ? La décision du conseil est-elle irrévocable ? Ne pourrait-on…
Il l’interrompit avec une sorte de violence douloureuse :
— Croyez-vous donc, Jeanne, que je vais aller me répandre en doléances et en prières ?… Les faits sont des faits… Et il n’y a pas à revenir en arrière !…
Il s’arrêta une seconde, puis reprit, la parole mordante :
— Oh ! cette décision du conseil m’a été annoncée dans toutes les formes, avec des ménagements fort… aimables ! L’administrateur en chef m’a déclaré lui-même, très gracieux, qu’il avait infiniment de regret… la nécessité seule… que sais-je ? moi… Des mots, des phrases creuses qui n’empêchent que cette position perdue m’était nécessaire pour faire vivre mes enfants, puisque j’ai stupidement gaspillé leur fortune, la vôtre, Jeanne, dans des entreprises, presque toujours des duperies !
Mme Douvry tressaillit, comme meurtrie par l’âpreté des paroles de son mari.
— Mon pauvre ami ! dit-elle doucement, de cette voix qui avait tant de fois soutenu Robert Douvry au milieu de ses difficultés. Mon pauvre ami, vous n’auriez pas dû me cacher vos inquiétudes ! Elles vous ont été plus lourdes encore à porter seul… A deux, nous aurions été plus forts !
Il l’enveloppa d’un regard de suprême affection. Il la trouvait toujours la même, voulant sa part de tous les soucis. Vraiment, jamais elle ne lui avait été plus chère, même autrefois dans l’ivresse de leur jeune bonheur, que dans cette maturité de leur vie, où il l’aimait pour son âme, faite de dévouement.
— O ma chère et courageuse femme, dit-il presque bas… C’est une bénédiction qu’une compagne telle que vous !… Si je ne vous ai rien dit, Jeanne, c’est que je souhaitais vous conserver le plus longtemps possible votre pauvre sécurité, si difficilement acquise !…
Elle reprit avec le désir irraisonné de s’attacher à un espoir :
— Maurice Arnay vous viendra en aide… Il a tant de relations !…
— Oui, puis il aime tant à protéger, n’est-ce pas ?… autant qu’à conseiller ! Et ce n’est pas peu dire ! interrompit M. Douvry, dont l’irritation amère, un instant calmée, se réveillait au nom de son beau-frère. Oh ! il n’oublie jamais un service rendu… par lui ! Dieu ! combien de fois m’a-t-il rappelé que je devais, à sa recommandation, ce poste d’inspecteur… Ah ! si la nécessité brutale n’était pas là, j’aimerais mieux, je crois, passer ma vie à fendre des pierres, sur le bord d’une route, que de lui devoir la moindre chose !
De sa voix triste, elle dit :
— Robert, nous ne devons pas songer à nous, mais aux enfants !
— C’est parce que je pense à eux, à vous, Jeanne, que je suis prêt à lutter encore, car si j’étais seul…
— Robert !…
Il n’entendit pas ce cri d’angoisse. Il poursuivait :
— Quand je songe qu’il va me falloir reprendre la série des démarches, des sollicitations incessantes, — et inutiles, pour l’ordinaire ! — quand je regarde derrière moi et y vois mon temps et mon intelligence dépensés sans résultats ; quand, arrivé à cinquante ans, j’ai toute ma tâche à refaire… alors l’écœurement d’une vie manquée me saisit !… Et il faut me pardonner, Jeanne, si mon courage défaille un peu !…
— Je comprends ! dit-elle tout bas, d’un accent brisé.
Un silence tomba entre eux.
Dans la pièce, l’ombre devenait plus profonde, noyant tous les objets dans une même teinte grise, infiniment triste. Seul, sur le bleu obscurci des tentures, se détachait le cadre d’or d’une vierge byzantine, rapportée jadis de Russie, où, par instants, les flammes du foyer allumaient des éclairs. D’un appartement voisin, montaient les accents assourdis d’un adagio que Suzy jouait souvent.
Cette harmonie lointaine obsédait Mme Douvry ; et sa pensée s’énervait, machinale, à reconnaître le ton de cet adagio. Un moment, une fausse note la fit tressaillir.
— Ce n’est pas cela, murmura-t-elle avec impatience, comme si elle n’eût pas eu d’autre préoccupation dans l’esprit.
C’est qu’une grande fatigue l’avait saisie, ne lui permettant plus de réfléchir, comme si le poids des années de tourments déjà supportées eût soudain accablé son âme, jusqu’alors si forte…
Pour la première fois, son énergie faiblissait devant cette lutte incessante contre la mauvaise fortune. Et elle demeurait immobile et brisée, ne sachant plus que dire à son mari.
Lui continuait d’arpenter la chambre d’un pas fiévreux, le cœur empli par une irritation maladive ; aigri, révolté.
— Vous souvenez-vous encore, Jeanne, reprit-il brusquement, de ce jour, au Caucase, où j’ai failli être tué ?…
Elle releva la tête et le regarda, tandis qu’il poursuivait du même ton, bas et âpre :
— Certes nous avons été heureux, alors, de sentir que nous étions rendus l’un à l’autre… Folie !… Folie !… Si j’avais péri dans cet accident, vous n’auriez pas aujourd’hui toutes ces préoccupations d’avenir !… Aux veuves des ingénieurs morts en service, on fait des pensions !…
— Robert, taisez-vous… Cela me fait mal de vous entendre parler ainsi ! dit-elle faiblement… Je supporterai tout, mais tant que nous serons ensemble !…
Dans la nuit toujours croissante de la pièce, il distinguait seulement la forme mince de Mme Douvry et la tache blanche de ses mains tombés sur les genoux dans un geste d’infinie lassitude.
— Si vous saviez, Jeanne, que, pour moi, la pire des souffrances, c’est encore de songer à l’existence que je vous ai donnée !… Ah ! vous devez trouver que j’ai étrangement rempli les promesses de bonheur faites autrefois !… Et penser qu’aujourd’hui, je ne puis même pas assurer la paix de votre pauvre vie !…
Tant d’angoisse vibrait dans ces paroles, que Mme Douvry tressaillit ; et, parce qu’il avait besoin de son courage, elle redevint vaillante.
Elle se leva et alla s’asseoir près de lui, l’enveloppant de son beau regard aimant qu’il ne voyait pas dans l’ombre de la pièce, mais dont il sentait la douceur rayonnante.
Et elle se mit à lui parler avec tout son cœur de femme dévouée et tendre, oublieuse de son propre tourment, cherchant dans sa pensée, pour les lui dire, les paroles d’espoir auxquelles elle ne croyait plus. Mais lui, comme tant de fois déjà, retrouvait son énergie au contact de cette affection qui était sa suprême force…
Quand Mme Douvry rentra un peu plus tard dans le salon, Suzy lui jeta un regard anxieux, car elle devinait que quelque chose se passait. Mais le visage de Mme Douvry restait impénétrable ; à peine, autour des lèvres, avait-elle ce pli douloureux que Suzy redoutait toujours d’y voir naître… André Vilbert étant venu le soir, elle s’intéressa comme d’ordinaire à ses travaux, si bien que les craintes de Suzy se dissipèrent un moment. Mais après le départ d’André, son inquiétude la reprit.
Elle était maintenant seule dans le salon. Son père s’était retiré dans son cabinet ; les garçons dormaient déjà ; et, dans la pièce voisine, Suzy entendait la voix de sa mère qui faisait dire aux jumelles leur prière du soir.
Sans qu’elle sût pourquoi, l’accent de cette voix lui donnait envie de pleurer. Et elle restait là, n’ayant pas le courage de s’occuper. Avec une sorte d’angoisse, elle attendait que sa mère rentrât, souhaitant et redoutant d’apprendre la vérité…
« Ayez pitié, mon Dieu, de ceux qui faiblissent, de ceux pour qui la vie est lourde !… Venez-leur en aide !… Ayez pitié d’eux, Seigneur !… » acheva Mme Douvry.
Les deux petites répétèrent la prière docilement, sans trop comprendre.
Puis, Suzy entendit le bruit de leurs voix, entremêlé d’éclats de rire, tandis qu’elles échangeaient leur dernier bonsoir.
Alors Mme Douvry revint dans le salon ; et par un dernier effort de volonté, attira vers elle son ouvrage, ainsi que chaque soir. Mais elle était si pâle que le cœur de Suzy se déchira. D’un bond, elle fut auprès d’elle, s’agenouillant à ses pieds, comme autrefois quand elle était toute petite.
— Maman, maman, qu’est-il arrivé ? Est-ce un malheur ?
La mère se pencha avec un baiser sur le visage inquiet levé vers le sien.
— Ne te tourmente pas, mon enfant… Il s’agit seulement d’un événement… pénible, auquel ni toi ni moi nous ne pouvons rien changer… hélas !
Mais Suzy insistait :
— Maman ! si c’est une chose que je puisse savoir, dites-la-moi… Laissez-moi prendre ma part de votre chagrin. Vous savez que je ne pourrai jamais être tranquille si je vous vois tourmentée, et vous l’êtes… ma chérie ! chérie !
Elle avait dit ces derniers mots tout bas et leur murmure était une caresse.
Dans sa voix vibrait une prière si ardente, une telle soif de partager le tourment de sa mère, que Mme Douvry ne résista plus, trouvant une douceur à sentir la compassion de ce cœur d’enfant.
Alors, la tête brune de Suzy reposant sur sa poitrine, elle dit l’épreuve nouvelle ainsi qu’elle l’entrevoyait, en paroles brèves, désolées ; impuissante à se contenir, maintenant qu’elle avait laissé son âme s’entr’ouvrir.
Et Suzy écoutait attentive, ses grands yeux tout brillants des larmes qui s’y amoncelaient en dépit de ses efforts.
Elle ne se rendait pas bien compte des inquiétudes matérielles que ce changement de position créait pour Mme Douvry, car elle n’avait nulle idée des mille petits embarras quotidiens qui résultent d’un budget modeste, tant Mme Douvry avait toujours pris soin d’en garder pour elle seule les ennuis.
Mais Suzy devinait que cette question d’argent, si fort dédaignée par elle, devait avoir une grande importance, puisqu’elle bouleversait le calme résigné de sa mère.
Tout à coup, elle se souvint de ses frivoles rêveries des derniers jours, aux voyages trop fréquents de son esprit vers le Castel.
Et, prise d’un remords, d’un désir de s’accuser, elle murmura, toujours caressant la main de sa mère :
— Oh ! maman, si vous saviez combien j’ai été folle et ridicule tous ces temps-ci ! Je m’ennuyais !… Je regrettais de n’être plus au Castel !… Maintenant, je suis bien heureuse d’en être revenue ! Sans cela, vous auriez appris votre mauvaise nouvelle pendant mon absence… Vous êtes si bonne, que vous n’auriez pas voulu me l’écrire pour ne pas m’attrister, et j’aurais continué à m’amuser pendant que vous auriez souffert, ma chère, chère maman !…
Mme Douvry ne répondit pas. Suzy releva la tête, cherchant son regard, et le vit plein de larmes.
— Oh ! maman, ne pleurez pas ! fit-elle avec angoisse.
Il lui semblait que c’était là une chose qu’elle ne pourrait supporter.
— Je vous en supplie, ayez confiance ! Tout s’arrangera… Vous savez bien qu’il ne faut jamais désespérer… Vous nous l’avez toujours dit…
— Oui, mon enfant, oui, tu as raison, murmura Mme Douvry.
De nouveau, Suzy blottit sa tête dans les bras de sa mère, et continua de lui parler tout bas, comme si elle eût voulu endormir les inquiétudes de Mme Douvry.
— Vous ne devez pas vous tourmenter ainsi, mère… Je suis bonne musicienne. Eh bien, je donnerai des leçons !… Tous les professeurs en trouvent ; j’en trouverai aussi ! Je serai très sérieuse avec mes élèves, vous verrez… Et puis, père découvrira certainement une autre position dans peu de temps… Mon oncle Arnay s’en occupera ! Ne soyez pas si inquiète, ma chérie…
Mme Douvry laissait dire Suzy. Cette confiance naïve, cette tendresse surtout la réconfortaient. Elle qui avait si longtemps porté toute seule le fardeau des soucis et des déboires dont elle s’efforçait de décharger son mari ; qui avait dépensé son âme à soutenir de plus faibles qu’elle, éprouvait un indicible allégement, une impression de repos à se sentir, à son tour, soutenue et plainte…
Et, quand ce soir-là, une fois Suzy endormie, elle se prit à regarder l’avenir, ce fut avec tout son courage qu’avaient réveillé les baisers et la voix caressante de son enfant.