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Le rêve de Suzy

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IV

L’annonce du nouveau tourment des Douvry fut apportée au Castel par M. Arnay.

Il revenait de Paris et entra un instant dans l’appartement de sa femme qui achevait de s’habiller pour le dîner.

— Quoi d’intéressant aujourd’hui ? Maurice, interrogea-t-elle tout en examinant l’effet des fleurs que la femme de chambre plaçait dans ses cheveux.

— Rien, absolument rien… Ah ! pourtant si, j’ai appris une nouvelle ennuyeuse cette après-midi… Robert Douvry est venu à mon bureau m’annoncer la suppression de son poste d’inspecteur à la Société financière.

— Oh ! comme cela est contrariant ! Ces pauvres Douvry ont une malchance inouïe !… Alors, sans doute, il va vous falloir mettre en quête d’une position pour lui ! Plus à droite cette rose, Julie, qu’elle fasse diadème… Bien, c’est mieux ainsi… Vous disiez, Maurice, que…

— Je disais, je dis, ma chère, que ce Douvry est un homme désespérant avec son inhabileté à se créer une place dans le monde… Sans compter qu’il n’accepte aucun conseil… Aujourd’hui, j’ai voulu lui indiquer comment je pensais qu’il eût dû agir avec sa Société financière, et il m’a remercié d’un ton si bref !… Il semble toujours agacé quand je lui donne un avis !

Mme Arnay continuait à considérer l’édifice léger de ses cheveux noirs.

— C’est pourtant un homme intelligent que Robert Douvry, fit-elle, les yeux fixés sur la glace. Comment ne veut-il pas profiter de votre expérience ?…

— Charlotte, permettez-moi de vous dire que j’aimerais mieux avoir à caser une demi-douzaine d’individus bornés qu’un homme supérieur comme Douvry… Ils sauraient mieux se tirer d’affaire, ma parole…

Sur cette conclusion, M. Arnay laissa sa femme à sa toilette, et il ne fut plus question des Douvry ce soir-là. Les jours suivants non plus, on ne parla guère d’eux au Castel.

Cependant M. Arnay, il faut lui rendre cette justice, n’oubliait pas absolument son beau-frère ; et, entre deux opérations financières, il avait plusieurs fois songé à le recommander comme un homme d’une remarquable intelligence.

Par malheur, si les recommandations sont faciles à donner, leurs résultats sont longs à venir. Et un poste avantageux, ou même convenable, pour M. Douvry, semblait aussi insaisissable que des leçons pour Suzy.

Naïvement, la fillette avait cru qu’utiliser son talent était chose fort simple, les élèves devant exister aussi nombreuses que les brins d’herbe d’une prairie. Elle avait recueilli avec une confiance absolue toutes les promesses aimables — sinon sincères — qui lui étaient faites par beaucoup, de songer à elle en tant que professeur… — Suzy professeur !… Ce titre grave semblait étrange appliqué à sa petite personne rieuse.

Aussi s’étonnait-elle de voir sa mère toujours inquiète et doutant de la réalisation desdites promesses. Aussi entendit-elle, avec surprise, une vieille amie de Mme Douvry qui occupait sa vie solitaire à aider les déshérités, dire combien souvent elle voyait venir à elle de pauvres filles à bout de ressources, après avoir attendu, en vain, une position d’institutrice ou quelques leçons, même bien modestes.

Les paroles de la vieille Mme de Guernes rendirent Suzy toute songeuse. Alors, il était difficile ainsi d’obtenir sa part de travail dans le monde ?… Jamais encore elle ne l’avait soupçonné, et cette découverte l’effrayait.

Puis, voici que sa mère était souffrante, épuisée par l’effort qu’elle faisait pour cacher son tourment à M. Douvry, pour ne pas attrister les jeunes vies qui s’épanouissaient à ses côtés. Et l’optimisme de Suzy commençait à s’ébranler sérieusement quand, un matin, le courrier apporta un billet de Mme de Guernes.

« Chère amie, écrivait la vieille dame à Mme Douvry, une jeune femme dont je connais beaucoup la famille, Mme de Vricourt, cherche, en ce moment, un professeur de musique pour ses deux petites filles, et j’ai pensé aussitôt à votre Suzy. Mme de Vricourt est, pour quelques jours, à la campagne ; mais, dès le début de la semaine prochaine, que Suzy se rende chez elle de ma part, et je serai bien heureuse si, de cette entrevue, peut résulter un arrangement favorable à votre chère fille. Tous mes vœux, bien bonne amie, pour le succès de notre tentative que je désire, autant que vous, voir réussir. »

Suzy eut une exclamation de joie à la lecture de ces quelques lignes ; toutes les craintes qui l’avaient obsédée s’évanouirent, et l’espoir, très vivace en elle, se réveilla, si ardent et si communicatif, que la pauvre Mme Douvry en subit même l’influence ; son inquiétude en fut un peu allégée.

Le jour même où était arrivé ce bienheureux billet, Mme Arnay, de passage à Paris, vint, dans l’intervalle de deux courses, voir sa sœur qu’elle savait souffrante.

Elle arriva, selon son ordinaire, affairée, distraite, prodigue d’amabilités banales, emplissant le salon de son élégante personnalité et du parfum pénétrant dont elle aimait à se sentir enveloppée.

— Jeanne, ma chère, je suis désolée de te savoir fatiguée. Mais en cette saison de brouillards, les malaises sont inévitables… Moi-même je n’en puis plus !… J’ai eu tellement à faire pour le choix de nos toilettes d’automne, à Germaine et à moi !… Nous étions dans une vraie pénurie… Puis, je commence à être épuisée de la succession des visiteurs au Castel… Ah ! ma chère, que je t’envie de n’avoir pas à te préoccuper de recevoir convenablement tes hôtes, de les distraire, etc., etc.

— Je t’assure, Charlotte, que j’ai d’autres soucis qui ont bien leur importance, fit simplement Mme Douvry, une imperceptible amertume dans la voix.

Sa sœur se rappela soudain qu’elle faisait une manière de visite de condoléance ; et changeant avec une facilité remarquable la note de sa conversation, elle passa au ton sympathique :

— Ma chère Jeanne, il faut que je te gronde… Tu n’as pas l’ombre de philosophie… Tu t’agites outre mesure pour ton mari, tu t’inquiètes…

— Ne penses-tu pas, Charlotte, que j’aie quelque raison pour cela ?

— Mon Dieu, ma chère, certainement, je reconnais que tu as un gros sujet d’ennui ; mais, non plus, il ne faut pas exagérer les choses. Vous traversez un moment de crise qui ne durera pas… Vraiment, tu ne peux t’attendre à voir ton mari trouver d’un jour à l’autre une situation agréable… Un peu de patience est nécessaire.

Mme Arnay eût peut-être poursuivi encore le cours de ses consolations. Mais ses yeux tombèrent sur le visage mélancolique de sa sœur et, brusquement, elle s’arrêta.

D’ailleurs, quelle que fût sa confiance en son propre bon sens, elle avait l’instinct confus que ses paroles d’encouragement sonnaient faux. Elle n’était pas dépourvue de cœur, seulement très frivole et peu habituée à se désintéresser d’elle-même en faveur des autres.

Tout à coup, un désir sincère s’emparait d’elle de venir en aide à sa sœur, de lui montrer sa sympathie, autrement que par des mots vides. Elle cherchait dans sa pensée. Un souvenir lui traversa l’esprit.

— Oh ! Jeanne, n’ai-je pas entendu dire que tu souhaitais trouver pour Suzy des leçons ou une position d’institutrice ?

Mme Douvry eut un léger frémissement.

— Des leçons, oui ; il faut bien qu’elle apprenne à compter sur elle seule ! Mais, à aucun prix, je ne voudrais voir ma pauvre petite Suzy obligée d’accomplir cette dure tâche d’institutrice !

— Non, je comprends, fit Mme Arnay, conciliante. Mais il me vient une combinaison excellente à te proposer… Comment n’y ai-je pas songé plus tôt !… Ce serait parfait !… Écoute-moi, Jeanne… Tu connais lady Graham ?

— De nom ; je sais que vous l’attendiez au Castel quand Suzy en est partie.

Mme Arnay jeta un rapide coup d’œil sur sa sœur, croyant à une allusion voisine d’une épigramme, sur la façon brusque dont Suzy avait quitté le Castel. Mais Mme Douvry ne songeait guère à ces questions mesquines ; des intérêts trop sérieux l’occupaient.

Aussi Mme Arnay continua-t-elle allégrement :

— Eh bien, ma chère, lady Graham est une femme charmante, Américaine, immensément riche ! Son père possède quelque part, en Colombie, des mines d’émeraudes ou quelque chose d’approchant ! Elle a épousé un Anglais, lord Graham, qui est pour elle le meilleur des maris… Elle l’adore, il lui rend la pareille. C’est un ménage à faire encadrer, y compris leurs trois bébés dont l’aîné n’a guère plus de sept ans…

Ici, Mme Arnay dut s’arrêter une seconde, sa volubilité l’ayant rendue haletante… Sa sœur l’écoutait, surprise, se demandant à quoi allait aboutir cette biographie.

— M’expliqueras-tu, Charlotte…

— Mon Dieu, Jeanne, que tu es impatiente !… Donc, voici ce qu’il en est… Lord Graham se trouve obligé cet hiver de partir pour la Colombie, afin de visiter les fameuses mines, et lady Graham, désolée, pour distraire son veuvage, va passer l’hiver à Cannes, où elle aura beaucoup d’amis. Seulement, comme elle redoute la solitude de la vie quotidienne, elle m’a écrit, il y a une dizaine de jours, pour me demander si je ne pourrais lui découvrir une dame ou demoiselle de compagnie assez charmante pour l’aider à supporter l’absence de lord Graham, et Suzy…

Mme Douvry interrompit sa sœur avec une vivacité dont elle ne fut pas maîtresse.

— Je ne suppose pas, Charlotte, que tu veuilles sérieusement me proposer l’éloignement de Suzy ?…

Mme Arnay eut un regard étonné.

— Mais, ma chère, je n’ai jamais été plus sérieuse. Je me demande même comment je n’ai pas tout de suite songé à Suzy… Auprès de lady Graham, elle serait comme une amie, et, de plus, verrait sa présence largement rétribuée… Les appointements que m’indique lady Graham montrent une générosité princière…

— Charlotte, fit Mme Douvry dont la voix tremblait, il m’est pénible de t’entendre parler ainsi !

Mme Arnay la considéra stupéfaite. Sans doute, elle était une femme du monde accomplie, mais le tact venu du cœur lui faisait parfois défaut.

— Comme tu es étrange ! Jeanne… Que trouves-tu de pénible — pour employer ton mot — dans ma proposition ?… Je reconnais qu’il y a la séparation !… Mais enfin cinq ou six mois sont très vite passés !…

— Charlotte, si l’on te proposait d’envoyer Germaine au loin, accepterais-tu ?

Un geste d’impatience échappa à Mme Arnay… Quelle idée avait sa sœur de déplacer ainsi la question ! Pourquoi comparer Suzy et Germaine, dont les positions étaient si différentes ?

— J’espère, Jeanne, reprit-elle un peu nerveuse, que, dans ce cas, je serais assez raisonnable pour penser avant tout à l’intérêt de ma fille !

Mme Douvry ferma les yeux une seconde comme si elle se fût recueillie. Puis elle interrogea lentement :

— Tu trouves, Charlotte, qu’il serait de l’intérêt de Suzy qu’elle partît à Cannes ?

— Mais certes oui ! fit Mme Arnay qui, un instant déroutée, repartit de plus belle, car son idée lui semblait merveilleuse — comme toutes ses idées, d’ailleurs ! — Certes oui !… Tu veux la garder à Paris !… Qu’arrivera-t-il ?… Elle cherchera des leçons ! Si elle en trouve, il lui faudra sortir par tous les temps, même les plus mauvais ; aller dans des maisons étrangères où tu ne pourras la suivre, gaspiller son talent auprès d’élèves qui la fatigueront… Si elle n’en trouve pas…

Brusquement, Mme Arnay s’arrêta, retenue par l’instinct que les paroles, d’une franchise un peu brutale, prêtes à sortir de ses lèvres, blesseraient sa sœur qui l’écoutait, sans un mot, le visage grave.

— Si elle n’en trouve pas, ce sera un autre souci pour toi ! finit-elle avec son aisance habituelle. Je te répète que lady Graham est une femme délicieuse… Je l’ai beaucoup vue cet été à Deauville… Ses réceptions étaient de vraies merveilles !… Elle accueillera Suzy en amie !… Ta fille trouvera à ses côtés une existence luxueuse, gaie, qui lui sera profitable à tous les points de vue — pécuniaire et autres ! — Lady Graham reçoit beaucoup de monde !… Eh ! mon Dieu, que sait-on ?… Peut-être Suzy te reviendra-t-elle avec la perspective d’un fiancé…

Sur cette conclusion, Mme Arnay se sourit à elle-même, satisfaite de son éloquence et de l’avenir qu’elle entrevoyait ; mais surprise en même temps, de voir que la mère de Suzy ne paraissait pas partager son enthousiasme et demeurait silencieuse.

Le cœur de Mme Douvry se déchirait à l’idée d’une séparation avec l’enfant aimée !

Elle aurait, à Cannes, une vie facile et large et serait à l’abri des tracas incessants amenés par l’heure difficile que traversait son père. Mme Douvry ne pouvait se le dissimuler, les charges de leur budget restreint devenaient très lourdes dès que son mari n’en soutenait plus le poids… Et quand les démarches tentées par lui aboutiraient-elles ?

Oh ! la fortune d’autrefois, comme elle était loin !… Pour la première fois, Mme Douvry la regrettait de toute son âme…

Mme Arnay considérait sa sœur, n’osant l’interroger, un peu embarrassée devant le silence de la pauvre femme, devant l’expression souffrante de son visage.

— Eh bien, Jeanne ? dit-elle enfin, incapable d’attendre plus longtemps.

Mme Douvry tressaillit, arrachée à sa rêverie douloureuse.

— Peut-être as-tu raison, Charlotte. Peut-être devrais-je me résigner à l’exil de ma Suzy !… toutefois si elle y consent !…

— Interroge-la tout de suite, car le temps presse ! Lady Graham, d’un jour à l’autre, peut rencontrer la compagne de voyage qu’elle souhaite, et alors…

Sans répondre, Mme Douvry se leva et, sonnant, fit demander Suzy.

Au bout d’une minute, un pas léger retentit dans la pièce voisine, et Suzy, soulevant la portière, vint offrir son frais visage aux lèvres de sa tante.

— Mère, vous m’avez demandée ?

— Oui, Suzy. Ta tante a une proposition à t’adresser.

Il y avait dans la voix de Mme Douvry un frémissement qui frappa la jeune fille.

— Une proposition ?… à moi ?… interrogea-t-elle avec une sorte de curiosité anxieuse.

Mme Arnay intervint.

— Oui, mon enfant, voici ce dont il s’agit…

Et rapidement, convaincue, entassant raison sur raison, Mme Arnay se mit en devoir de faire connaître à Suzy quel heureux événement ce serait pour elle et pour sa famille, si elle accompagnait lady Graham à Cannes…

Attentive, le cœur battant, Suzy écoutait, secouée d’un sourd frisson de révolte à l’idée d’accepter une position dépendante, de devoir quelque chose à la sœur de cette Gladys Tuffton, l’amie de Germaine, la jeune fille si admirée de Georges de Flers !

Mais quand elle entendit qu’il s’agissait de cinq mois passés au loin, un cri lui échappa :

— Oh ! mère, vous ne voulez pas, n’est-ce pas ?… Jamais je ne pourrai vivre si longtemps séparée de vous !… Jamais, jamais !… Ne me dites pas d’accepter !…

Elle s’arrêta, le cœur gonflé d’émotion à tel point que des sanglots lui serraient la gorge.

— Ma chérie, ne t’agite pas ainsi, murmura tendrement Mme Douvry qui prit dans les siennes les mains tremblantes. Jamais je ne te demanderai de t’éloigner, si le sacrifice te semble trop douloureux ! Je t’ai parlé de la proposition de ta tante parce qu’elle présentait de bien grands avantages, mais…

— Oh ! maman, ne me faites pas voir ces avantages, je vous en supplie !… Je donnerai des leçons à Paris… Vous savez bien que Mme de Guernes m’en offre une première, les autres viendront ensuite !… Mais ne me dites pas d’aller vivre cinq mois dans une maison étrangère !

Ah ! le cri de Suzy répondait bien à celui de sa mère ! Un même élan jetait leurs deux cœurs l’un vers l’autre, et les raisonnables avis de Mme Arnay étaient, pour l’heure, lettre morte.

Elle le sentit et se leva, presque froissée. Elle trouvait absolument de rigueur que l’on suivît toujours les conseils dont elle daignait gratifier les êtres qui se trouvaient sur son passage, et en cela, elle ressemblait fort à son mari. De plus, à son point de vue, il était tout simple que ceux qui manquent de fortune fussent prêts à accepter, comme chose naturelle, les sacrifices entraînés par leur position.

Aussi dit-elle, l’accent bref :

— Devant le refus de Suzy, je n’insiste pas, Jeanne. Mais permets-moi de te dire qu’il est des circonstances dans la vie où les questions de sentiment doivent passer au second plan… Et il me semble que c’était le cas cette fois !… Sans doute, je me trompais !

Ce fut sur cette conclusion, fort désagréable à son impeccabilité, que Mme Arnay quitte sa sœur, laissant Suzy bouleversée par l’anxiété de reconnaître quel était son devoir.

— Maman, interrogea-t-elle avec angoisse quand elle fut seule avec sa mère, est-ce que vous pensez réellement que j’aurais dû accepter la proposition de ma tante ?

— Ma pauvre petite fille, peut-être eût-ce été sage de le faire ?… Enfin, attendons !… J’espère que la recommandation de Mme de Guernes aura quelque résultat !… Je le voudrais bien !

C’était aussi l’ardent désir de Suzy qu’il en arrivât ainsi !…

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