← Retour

Le rêve de Suzy

16px
100%

VII

Ce fut, par hasard, en venant comme d’ordinaire, un soir, chez Mme Douvry, qu’André Vilbert apprit comment Suzy allait bientôt quitter Paris.

Toute l’après-midi, la jeune fille était sortie avec lady Graham, qui s’était prise pour elle d’une chaude et réelle sympathie. Attristée par le départ de son mari pour l’Amérique, la jeune femme eût voulu déjà posséder Suzy auprès d’elle. Sans cesse elle la demandait, désireuse d’avoir une compagne pendant les innombrables courses qu’elle faisait à Paris ; et Mme Douvry se résignait à cette séparation anticipée afin que Suzy, au moment du départ, ne vît plus une étrangère dans lady Graham.

Ensemble, ce jour-là, lady Graham et Suzy avaient fait une longue station chez Worth, où Suzy même avait été appelée à donner son avis sur les modèles proposés par M. Jean, le grand couturier.

Puis, elle avait vu, chez une célébrité d’un autre genre, lady Graham essayer sur ses cheveux fauves une succession de grands et de petits chapeaux seyants, tous d’une originalité et d’un prix également remarquables, parmi lesquels elle faisait son choix avec sa vivacité habituelle, sans ombre de coquetterie.

Ensuite, avait suivi une station chez un libraire du boulevard, où la jeune femme avait fait provision de livres de toute sorte, les uns très sérieux, les autres passablement frivoles, voire même pimentés à l’occasion. Mais en même temps, elle avait exigé que Suzy fît un choix pour son propre usage : et cela, d’un accent si amical, que Suzy, en dépit de sa fierté un peu ombrageuse, n’avait pas refusé.

Alors, elles étaient revenues pour le five o’clock, chez lady Graham, où Suzy avait retrouvé Georges de Flers, — un des habitués du salon de la jeune femme, — au milieu d’une société mi-française, mi-anglaise, qui l’avait fort bien accueillie.

Aussi, un peu grisée par l’animation de sa journée, elle oubliait un moment l’amertume du départ dont douze jours à peine le séparaient, et sa causerie était vive, amusante, semée d’exclamations, à mesure qu’elle réveillait les souvenirs de sa promenade.

André, comme toujours, l’écoutait silencieusement.

Il parlait à tous, très peu à elle ; il la regardait à peine, mais elle ne pouvait prononcer le plus petit mot qu’il ne l’entendît. Et il tressaillit quand elle dit à sa mère :

— Oh ! maman, je crois que nous quitterons décidément Paris le 17. Lady Graham désire être installée à Cannes pour le commencement de décembre.

— Est-ce que vous devez vous rendre dans le Midi avec cette dame ? demanda André si surpris, qu’il en oublia sa timidité, qui lui interdisait, d’ordinaire, toute question.

— Mais oui !… Vous ne saviez pas ?…

Non, il ne savait pas ! Absorbé par de nombreux travaux, il avait dû espacer ses visites chez Mme Douvry ; il ignorait la grande décision. Et il restait bouleversé devant la nouvelle apprise ainsi soudain.

Mme Douvry lui expliquait les circonstances de sa voix triste, aux notes toujours lassées maintenant.

Et, courageuse jusqu’au bout, elle s’efforçait de mettre en lumière les côtés heureux de ce voyage à Cannes, cachant héroïquement à son mari, à la pauvre Suzy, quelle épreuve c’était pour elle de voir l’enfant s’éloigner.

— Oui, oui, je comprends, faisait André. Oui, tout cela est raisonnable. Mais, mon Dieu, qu’il me semblera… étrange, mademoiselle Suzanne, de ne plus vous voir ici !

— Vous me regretterez bien un peu, n’est-ce pas ? dit-elle, s’efforçant de rire, mais le cœur tout à coup gonflé d’émotion.

Avec son calme grave, il répondit simplement :

— Je vous regretterai beaucoup plus que vous ne le pensez !

Oh ! oui, cet éloignement de Suzy était, pour lui, un coup bien rude ! Et si inattendu…

Mais il n’en eut pleine conscience qu’en se retrouvant dans la solitude de sa modeste chambre, qui lui sembla affreusement triste…

Pourtant, d’habitude, il en aimait l’aspect presque monacal. Mais, ce soir-là, il jeta un regard indifférent sur ses auteurs préférés, les fidèles amis des longues soirées d’hiver, sur ses dessins, dont plusieurs étaient d’une remarquable beauté, sur ses essais de critique d’art, qu’il écarta d’un geste impatient.

Il prit un grand portefeuille et l’ouvrit. Des croquis s’y trouvaient, la plupart inachevés, représentant toujours Suzy dans les attitudes où elle lui avait paru le plus charmante ; et de tous, elle se détachait singulièrement vivante.

Chacune de ces esquisses rappelait à André le souvenir d’un moment passé près d’elle. Alors, cet hiver, sur ces froides images seules, il pourrait la revoir : elle allait partir…

Quand il reviendrait dans le petit salon aux tentures d’Orient, il trouverait encore les garçons installés dans l’angle de la pièce, penchés sur la table où, le soir, ils travaillaient. Les deux jumelles montreraient toujours leurs petites têtes ébouriffées, continuellement tournées vers le beau visage fatigué de leur mère. Et Mme Douvry occuperait sa place habituelle près de la lampe, courbée sur son ouvrage, attentive à distraire les rêveries sombres de son mari…

Oui, tous seraient là… Tous, excepté elle, Suzy !…

Quand il entrerait, il ne verrait plus se lever vers lui les deux chères prunelles brunes dont il éprouvait tant de douceur à rencontrer l’éclair. Le piano de Suzy resterait fermé. Elle n’animerait plus le salon de sa vivacité jeune, du chant de sa voix.

Est-ce que c’était possible, une chose pareille ?

— Elle ne peut pas partir !… Je ne veux pas accepter qu’elle parte ! répétait-il, marchant à travers la chambre d’un pas fiévreux.

Longtemps, André Vilbert avait vécu pour l’art, seul, isolé comme un bénédictin du moyen âge au fond de sa cellule, tout l’intérêt de sa vie concentré sur ses études esthétiques, car il possédait le culte et l’amour du beau. Il avait travaillé avec passion, fuyant le monde dont la frivolité le choquait, où il se sentait mal jugé à cause de son abord un peu fruste, de la réserve farouche sous laquelle il cachait ses impressions très profondes, car il les concentrait.

Beaucoup lui reprochaient d’être dédaigneux et froid parce qu’il ne se livrait pas, ayant horreur des effusions banales ; bien peu devinaient quelle tendresse de cœur cachait sa rude enveloppe.

Étrangement modeste, il ne tenait aucun compte de sa réelle valeur, parce que, sans cesse, il avait devant les yeux, le « mieux » à atteindre. Avec cela, d’une timidité irraisonnée qui lui faisait préférer à tout, sa solitude où l’art l’attendait, lui réservant les jouissances qu’il donne à ses fidèles.

Et longtemps, André n’avait rien désiré d’autre.

Puis, un jour, regardant par hasard autour de lui, il avait aperçu un visage de dix-huit ans qui avait l’éclat d’un beau fruit, dont les yeux bruns le contemplaient rayonnants de gaieté, tandis que les lèvres s’entr’ouvraient en un sourire où frémissait la joie de vivre.

Et soudain, tout entier, dans un irrésistible élan, le cœur de cet austère travailleur s’en était allé vers l’enfant qui lui apparaissait comme l’incarnation des rêves qu’il faisait quelquefois, dans l’intimité la plus profonde de son âme, pendant ses rares moments de songerie.

Il avait aimé Suzy pour sa jeunesse, sa naïve coquetterie, sa mobilité d’impressions, son âme aimante, sa droiture fière aussi… Mais il l’avait aimée tout bas, en silence :

… Comme on aime une étoile
Avec le sentiment qu’elle est à l’infini,

selon le mot du poète.

Toujours doutant de lui-même, il n’avait jamais osé rien espérer, comprenant tout ce qui lui manquait pour plaire à cette joyeuse petite fille qui regardait la vie avec des yeux curieux et un désir avide d’en connaître la saveur.

Mais voici qu’elle allait s’éloigner ! Et un désir jaillissait de l’âme d’André : demander à Suzy d’être sa femme !

Rien qu’à cette pensée, un frémissement ébranlait tout son être. L’avoir à lui seul !… Savoir qu’aucune puissance humaine ne les séparerait, que dans le bonheur comme dans l’épreuve, ils seraient l’un près de l’autre. Oh ! combien il s’efforcerait de lui faire la vie douce et bénie, si elle voulait bien !… Mais voudrait-elle ?

Devant cette question, la joie d’André s’évanouit. Un instinct confus, plus puissant que tous ses désirs, lui criait qu’elle ne consentirait pas, qu’elle ne pouvait consentir !

Et c’était sa faute, à lui, qui n’avait pas su attirer vers la sienne, cette âme de jeune fille !

Jamais, il n’avait laissé voir à Suzy combien il lui était dévoué… Avec elle, plus encore qu’avec les autres, il avait été sérieux, froid même, car à ses côtés, il se sentait gauche, et, plus que personne au monde, elle l’intimidait…

Oh ! sans doute, elle se montrait toujours amicale à son égard, trop amicale ! Elle lui donnait ainsi la mesure du sentiment qu’elle portait à son « vieil ami », comme elle s’amusait à l’appeler, certains jours, parce qu’il l’avait connue quand elle était encore une enfant.

Et aujourd’hui qu’il était pour elle à peine plus qu’un étranger, il voulait lui demander toute sa vie !… Brusquement ! Au moment où elle allait partir… Dans la pensée d’André, elle se dressait en son charme… Alors, impitoyablement, il se considéra auprès d’elle, avec sa sauvagerie, son aspect sévère, ses manières brusques que l’usage du monde n’avait pas affinées.

Quelle folie d’espérer qu’elle l’écouterait !

Peut-être même rirait-elle de sa demande, de ce joli rire moqueur dont les notes fraîches vibraient déjà à son oreille… Et le cœur d’André se serra à cette pensée.

Lui faire parler par Mme Douvry qu’il prierait de plaider sa cause ?… Mais alors, si Suzanne refusait, après cette malheureuse démarche, ne se trouverait-il pas entièrement privé de la voir ?

Et d’ailleurs, elle paraissait accepter sans trop de chagrin la perspective de s’éloigner. Il l’avait vue très gaie quand elle racontait les menus faits de sa journée avec lady Graham qui l’accueillait comme une amie.

Là-bas, à Cannes, elle allait vivre dans un milieu où sa nature élégante s’épanouirait naturellement, car d’instinct, elle aimait le luxe. Elle y serait entourée, recherchée ; elle aurait enfin sa part des distractions mondaines qu’en vraie jeune fille, elle désirait connaître un peu.

André, lui, n’avait à offrir qu’un avenir incertain et une affection qu’elle ne partageait pas !… Quel égoïsme de vouloir la retenir !

Ah ! certes mieux valait se taire, être patient, vivre tout l’hiver encore, l’espoir devant lui, se donner entier tout à l’art afin de pouvoir offrir à Suzy un nom qu’elle fût fière, un jour, de porter.

Puis, quand elle reviendrait, au printemps, il tenterait de se faire aimer d’elle, de lui faire comprendre combien elle lui était chère, et peut-être finirait-elle par se laisser toucher…

Une à une, les heures de la nuit s’égrenèrent, tandis qu’André luttait contre l’impitoyable raison qui lui commandait le silence. Mais quand, le lendemain, il reprit son travail, le sacrifice était fait : il s’était résigné à ne rien dire encore à Suzy.

Seulement, il ne put résister à la tentation de jouir des derniers moments où elle était là…

Et, aussitôt qu’il le put et l’osa, il reprit la route tant de fois parcourue pour se rendre chez Mme Douvry.

Cette fois, en entrant, il n’entendit plus la voix animée de Suzy, et le salon était presque abandonné par ses hôtes habituels. Les garçons travaillaient dans leur chambre ; Mme Douvry veillait au coucher des deux petites. Seuls, M. Douvry et Suzanne se trouvaient dans la pièce. La jeune fille tenait son ouvrage, très sérieuse, tandis que son père examinait le courrier du soir.

— Ah ! André ! Il y a une éternité que l’on ne vous a aperçu ! s’écria M. Douvry en voyant apparaître le jeune homme. Nous aviez-vous donc oubliés ?

— Je crois que la chose serait impossible, fit-il, répondant au salut de bienvenue que lui adressait Suzy.

Combien il lui semblait dur de la voir ainsi, comme une étrangère, quand il avait encore l’âme toute remplie du rêve fait un instant…

Il s’était mis à causer avec M. Douvry qui, en réponse à une de ses questions, lui expliquait les difficultés d’une affaire qu’on lui proposait. Mais, en dépit de sa bonne volonté, André l’entendait à peine ; sa pensée était toute à Suzy.

Elle était allée s’asseoir auprès du feu. Il apercevait seulement sa taille mince penchée vers le foyer, la masse de ses cheveux châtains, qu’un reflet des flammes enveloppait d’une lueur chaude, vers le cou apparu très blanc sous la ligne sombre du corsage.

Que faisait-elle ainsi, seule, silencieuse, ne prenant pas garde à lui, quand il eût été si heureux qu’elle lui permît de jouir un peu de sa présence !…

Il pensait cela, s’efforçant de répondre aux paroles de M. Douvry qui, l’air fatigué, reprenait l’examen des lettres posées devant lui.

— Mon ami, fit tout à coup M. Douvry, voulez-vous bien m’excuser si je vous laisse un moment ? Je songe qu’il me vaudrait mieux envoyer tout de suite les renseignements qui me sont demandés par le courrier de ce soir. Mme Douvry revient dans quelques minutes et…

Il allait ajouter : « Et en attendant, Suzy la remplacera volontiers… » ; mais un coup d’œil jeté vers l’enfant absorbée arrêta les paroles ; et une intense amertume passa dans son regard. Pour lui aussi, c’était un cruel sacrifice que le départ de Suzy.

— Ne vous préoccupez pas de moi, je vous prie. Il y a là une revue qui est fort intéressante, dit André dont le cœur s’emplissait de joie à l’idée de quelques instants de solitude auprès de Suzy.

Sans doute, la porte du cabinet de M. Douvry restait ouverte, mais la lourde portière en était retombée. Nulle présence étrangère ne s’interposait entre Suzy et lui dans le salon bien clos, où les bruits de la rue arrivaient assourdis et lointains.

Si seulement elle avait voulu lui dire quelques mots, lui permettre d’approcher d’elle…

Mais non, elle ne bougeait pas ; et lui, continuait à feuilleter la revue qu’il ne lisait point.

Tout à coup, dans le foyer, une bûche s’écroula, éparpillant des cendres enflammées.

Ce fut pour André le prétexte souhaité si ardemment.

Il s’avança vers la cheminée.

Suzy avait eu un léger mouvement, afin de rassembler les braises dispersées ; mais quand elle vit approcher André, elle reprit sa pose lassée, le front appuyé sur le marbre de la cheminée, les mains jointes sur ses genoux, dans un geste de découragement. Une à une, des grosses larmes ruisselaient sur son visage, mouillant sa robe, sans qu’elle songeât à les essuyer.

André tressaillit, étreint par une angoisse telle qu’il ne se souvenait pas d’en avoir jamais éprouvé une semblable.

Il se pencha vers Suzy et interrogea tout bas avec une douceur tendre, comme il eût parlé à une enfant :

— Mademoiselle Suzanne, pourquoi pleurez-vous ?

Elle ne bougea pas, trop absorbée pour remarquer son accent. Mais elle sentit la chaleur de sa bonté, de l’affection qu’il lui portait et elle murmura, fermant les yeux d’un mouvement de fatigue :

— Cela me fait tant de chagrin de partir ! Mais je ne puis pas le dire ; maman ne voudrait plus me laisser aller et je dois… oh ! oui, réellement !… Je dois accompagner lady Graham à Cannes ! je crois que c’est mon devoir !

En dépit de ses efforts, sous les cils baissés, deux larmes glissèrent encore.

Alors un grand souffle d’émotion s’éleva dans l’âme d’André, emportant en une minute, ses résolutions de silence, son austère sagesse, ainsi qu’un vent de tempête balaie des feuilles mortes, dans un tourbillon.

La voix frémissante, il dit presque bas, comme effrayé de son audace :

— Si vous le vouliez, mademoiselle Suzy, il est un moyen que vous restiez.

— Un moyen ? oh ! dites, dites ! fit-elle passionnément.

— Mademoiselle Suzy, murmura-t-il d’un accent que l’émotion brisait, voulez-vous être ma femme ?

D’un bond, elle fut debout, le regardant bien en face, stupéfaite, ses pleurs séchés, oublieuse de tout, devant l’intensité de surprise qu’elle éprouvait.

— Oh ! fit-elle.

Le cœur d’André battait à grands coups dans sa robuste poitrine. Une de ses plus terribles craintes s’était dissipée : elle l’avait écouté sans devenir moqueuse, sérieusement même, et il voyait l’expression grave de son jeune visage, enveloppé par la lumière des flammes.

Mais malgré cela, avec une implacable intuition, il la devinait attentive, l’esprit curieux et troublé, non pas émue dans l’âme. Aussi, il eût voulu lutter, la supplier. Et, habitué à concentrer toutes ses impressions, il ne savait comment lui parler.

Machinalement, elle tordait le ruban de sa ceinture ; et, au bout d’une seconde, elle demanda la voix lente, un peu plaintive :

— Pourquoi m’avez-vous dit cela ?

Il la crut blessée de ce qu’il s’était adressé directement à elle-même.

— Je sais bien, commença-t-il timidement, d’un ton d’excuse, que j’aurais dû parler d’abord à madame votre mère, mais jamais je n’ai osé lui avouer mon désir… Je comprends si bien comme il y a peu de raisons pour que vous consentiez… Ce soir, c’est parce que vous pleuriez que j’ai tout oublié !… Je ne vous ai pas offensée, dites ?

— Oh ! non, non ! mais il me semble si étrange de vous entendre parler ainsi !

Elle s’était rassise sur sa petite chaise basse, dans l’ombre de la cheminée, et il ne pouvait distinguer son visage. Il avait l’impression que chaque minute de silence écoulée augmentait l’invisible distance qui les séparait. Mais en cet instant, où elle avait une gravité inaccoutumée, elle lui apparaissait différente d’elle-même, pareille à une inconnue… A cette enfant sérieuse, qui n’était plus la rieuse Suzy d’ordinaire, il n’osait dire les prières suprêmes que lui murmurait sa pensée.

Et elle n’en soupçonnait rien, car l’émotion donnait au visage d’André quelque chose d’âpre et de rude qui contrastait d’une étrange manière avec la douceur de son accent.

— Je sais bien, reprit-il humblement, que je ne suis pas l’homme que vous pourriez souhaiter !… Je suis gauche et maladroit dans mes manières… Je comprends qu’il soit ridicule à moi…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Ne parlez pas ainsi !… Moi, je sais seulement que vous êtes bon, très bon ! et je vous suis si reconnaissante de vouloir m’épargner le chagrin de partir !

La voix tremblante, il dit :

— Ne me remerciez pas, c’est mon bonheur que j’espère, en vous demandant de… en vous priant de ne pas me repousser !

Elle eut un léger tressaillement. Personne encore ne lui avait jamais ainsi parlé, et son amour-propre féminin s’éveillait charmé ; mais son âme restait close. On eût dit qu’une mystérieuse barrière la séparait d’André. Elle avait certes de l’amitié pour lui ; elle savait quelle confiance il inspirait à sa mère ; et cependant le « oui » qu’il lui demandait était loin, très loin de ses lèvres.

— Je ne peux pas consentir ! oh ! je ne peux pas ! pensa-t-elle avec une sorte de révolte passionnée !

Si elle l’eût osé, elle se fût enfuie ou elle eût appelé sa mère comme si un danger la menaçait. Elle était touchée — peut-être flattée, surtout ! — des paroles d’André, et, en même temps, fâchée du trouble où il la jetait.

— Oh ! si maman pouvait rentrer ! Pourquoi ne revient-elle pas ?… Qui la retient ? pensait-elle avec une anxiété nerveuse.

Et le silence entre elle et André lui paraissait si lourd, qu’elle reprit fiévreusement, la pensée absente de ses paroles :

— Comment pouvez-vous désirer vous embarrasser de moi !… Auprès de vous, si sérieux, je ne suis qu’une petite fille étourdie !

— Oui, je suis trop sérieux, peu aimable, je le sais, fit-il tristement.

Elle l’arrêta, prise de compassion devant son accent.

— Ne dites pas cela !… D’ailleurs, les autres ne vous jugent pas trop grave. A moi seule, vous paraissez ainsi parce que je ne suis pas bien raisonnable. Mais… mais… peut-être me corrigerai-je…

— Je ne désire pas vous voir devenir autre que vous êtes maintenant.

Une faible rougeur courut sur le visage de la jeune fille. Elle continua avec une espèce de hâte :

— Et puis, jamais je n’aurais pensé que vous puissiez m’adresser une semblable demande !

— Jamais ?

— Non !… Non, je croyais que vos travaux seuls vous intéressaient !… Quand vous veniez, vous étiez toujours absorbé. Vous ne me parliez presque pas !… Juste, quand je vous interrogeais ! Alors, vous me répondiez, finit-elle avec un involontaire sourire.

Elle se sentait tout à coup plus brave, car elle entendait le pas de sa mère dans la pièce voisine. Enfin elle allait être délivrée de ce terrible tête-à-tête ! Mais un des garçons appela Mme Douvry, qui ignorait la présence d’André, et elle s’éloigna.

Le jeune homme, lui, n’avait rien remarqué. Le monde extérieur n’existait plus pour lui. Il ne voyait que la tête brune dont le regard se détournait du sien ; et saisi d’un irrésistible désir de connaître son sort, il demanda, rassemblant tout son courage :

— Mademoiselle Suzy, vous ne m’avez pas répondu… Est-ce parce que ma demande était d’une témérité absurde et folle ?

— Non, mais je vous en supplie, laissez-moi encore réfléchir !

Elle l’enveloppait d’un regard furtif. D’un coup d’œil, elle vit son visage sévère, aux traits fortement dessinés, que l’émotion contractait, sa haute taille mal découpée par ses vêtements dépourvus de toute élégance ; et, sans qu’elle sût pourquoi, brusquement, se dressa dans sa pensée, l’image d’un homme mince, d’une extrême distinction, dont la barbe blonde éclairait le visage patricien. Et cet homme s’inclinait devant Suzy ; il lui parlait d’un ton de respectueuse prière ; il l’enveloppait de sa courtoisie chevaleresque et il lui montrait une affectueuse sympathie aux heures où elle était triste…

Une rougeur intense empourpra les joues de Suzy à cette vision. Plus avant encore, elle cacha son visage dans l’ombre de la cheminée.

André, la voix suppliante, l’interrogeait une dernière fois :

— Mademoiselle Suzy, ne croyez-vous pas que vous pourriez m’accorder un peu d’affection ?

— Mais je vous assure que j’ai beaucoup de… de sympathie pour vous…

— Comme pour un ami ? fit-il malgré lui.

Elle ne répondit pas. Il disait vrai.

— Et… jamais il ne vous sera possible de me donner plus ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas ! Oh ! vous me tourmentez ! Je n’ai pas le temps de voir, fit-elle d’un accent de détresse, sans calculer ses paroles. Je pars dans cinq jours !

— Et si vous ne partiez pas ?

Ne pas partir ! Ses mains se joignirent. Ne pas partir, rester dans la douceur du home ! Ne pas se voir emmenée au loin, parmi des étrangers !… Oui, mais aussi repousser loin d’elle le dévouement accepté !… Rester !… Et devenir la fiancée, puis la femme d’André Vilbert.

— Non ! non ! non ! je ne veux pas !… Je ne peux pas ! Il est très bon !… Mais… mais j’aime mieux attendre ! répéta-t-elle encore tout bas, frémissante.

Attendre quoi ? Suzy ne savait pas. Mais une étrange angoisse l’étreignait à l’idée de ce mariage, comme s’il eût dû fermer pour elle, l’avenir que lui ouvrait sa jeunesse.

Oh ! oui, elle voulait attendre. Sans doute, c’était pour elle un brisement de cœur que cette séparation avec tous ceux qui lui étaient chers. Mais on eût dit qu’un lien mystérieux l’entraînait à Cannes. Et, de nouveau, dans son esprit, passa lointaine, comme une vision fugitive, l’image de Georges de Flers.

Elle releva la tête et vit, debout devant elle, André anxieux. Alors elle eut la conscience du chagrin qu’elle allait lui causer et une pitié la prit, car il n’était pas un indifférent à ses yeux, mais un ami comme il l’avait dit.

Elle se pencha un peu vers lui et, la voix très douce, d’un accent de prière, elle parla :

— Ne m’en veuillez pas, je vous en prie !… Votre demande est trop soudaine !… Le temps me manque pour comprendre ce que je dois faire !… Et puis, à cause de maman, de tous ici, il faut que je parte, pour leur être utile !… Maintenant, je ne puis pas songer à mon avenir à moi !

— De toutes vos paroles, mademoiselle Suzy, je veux retenir un seul mot. Vous avez dit que maintenant, il ne vous était pas possible de songer à vous-même. Peut-être est-ce par charité que vous vous êtes exprimée ainsi… Mais ce maintenant, laissez-moi le garder comme une pauvre petite espérance. Laissez-moi, je vous en supplie, conserver un peu d’espoir jusqu’à votre retour !…

Une exclamation involontaire échappa à Suzy :

— Oh ! je ne puis pas m’engager ainsi !… Je ne veux pas !

Mais il luttait avec la ténacité d’un désespéré.

— Vous ne serez pas engagée, je vous le jure… Vous serez libre comme vous l’étiez avant que je vous aie laissé connaître ma… folie !… libre de disposer de votre vie, selon votre désir…

La voix d’André s’altéra un peu à ces mots. Il s’épouvantait de ces mois de séparation absolue entre eux… Il parvint pourtant à se dominer et acheva :

— Et, à votre retour, si, comme aujourd’hui, vous ne pouvez consentir à me confier le soin de vous rendre heureuse, alors nous demeurerons seulement amis, de même que nous l’avons toujours été, n’est-ce pas ?… Et à quelque moment que ce soit, vous pourrez compter sur moi…

Elle l’écoutait le cœur battant, émue réellement cette fois, de sentir qu’il l’aimait ainsi !… La pensée lui traversa l’esprit qu’elle eût dû prononcer le « oui » suprême, donner sa vie à cet homme sincère et dévoué… Mais les mots ne purent sortir de ses lèvres…

La voix tremblante, elle répondit :

— Je ne sais quel sera l’avenir, et je ne veux pas que vous vous croyiez plus engagé envers moi que je ne le suis envers vous… Mais quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais que vous avez cherché à éloigner de moi un grand chagrin !

Elle lui tendait la main d’un geste d’abandon confiant. Il comprit que ses paroles étaient un adieu, qu’il ne pouvait rester davantage… Et il se leva.

Pourtant, il n’était pas résigné à la pensée de ne plus la revoir avant son départ… Aussi, il demanda, suppliant :

— Me permettrez-vous de venir vous adresser un dernier adieu avant que vous quittiez Paris ?… Je vous promets de ne plus vous parler de… de mon rêve…

D’un léger signe de tête, elle dit oui, souffrant du mal qu’elle lui avait fait — et pourtant n’en comprenant pas la profondeur…

— Je vous remercie, répondit-il avec une gravité triste. Au revoir ! alors.

Elle répéta :

— Au revoir !

Sur le seuil du salon, il s’arrêta encore, espérant, malgré toute évidence, qu’elle le rappellerait… Mais elle ne paraissait plus songer à sa présence et demeurait immobile, le visage caché dans ses mains.

Chargement de la publicité...