Le rêve de Suzy
XII
André Vilbert n’avait rien dit à Mme Douvry et Suzy était toujours à Cannes.
La même atmosphère de joie semblait flotter autour d’elle sans qu’elle en cherchât le pourquoi, ayant peur peut-être de la troubler. Elle vivait dans le rayonnement de l’heure présente, insoucieuse de l’avenir en qui elle avait une foi absolue.
Le commencement du carême avait amené quelque trêve dans les réceptions mondaines. Peu importait à Suzy. Il s’accomplissait en elle un épanouissement qui la faisait jouir de tout : de l’intense bleu du ciel, de la caresse du soleil sur les champs de fleurs et les cimes vaporeuses de l’Estérel, de ses promenades dans les sentiers bordés de lentisques, de térébinthes, d’arbousiers, ou sous l’ombre claire des pins dont elle aspirait, à pleines lèvres, les senteurs balsamiques.
Ce matin-là, elle était assise toute seule sur la terrasse plantée de palmiers et recommençait pour la dixième fois au moins la lecture de son cher courrier de Paris, quand le bruit d’une légère voiture qui passait au pied de la villa lui fit relever la tête. Elle se pencha un peu et aperçut le panier, attelé de poneys, de la comtesse de Pruynes, l’une des intimes amies de lady Graham. La jeune femme menait elle-même son rapide attelage dont elle ralentit soudain l’allure à la vue de Suzy.
— Mademoiselle Suzanne, bonjour ! J’ai bonne envie de dire comme dans la chanson : « La fille du roi était à sa fenêtre !… » quoique la fenêtre et le roi brillent un peu par leur absence !… Ne vous enfuyez pas, je vous ai aperçue !
— Je n’ai pas la moindre intention de ce genre ! répliqua gaiement Suzy avec un salut à la jeune femme dont le visage très parisien souriait sous les grandes ailes de son chapeau.
Mme de Pruynes, d’une main ferme, retenait son attelage impatient.
— Que devenez-vous ce matin, miss Suzy ?… Nous allons jusqu’au Cannet, mon mari, M. de Flers et moi. Ces messieurs m’escortent à cheval, et j’aurais grand plaisir à vous offrir, ainsi qu’à lady Graham, place dans mon panier. L’aventure vous tente-t-elle ?
Du premier coup, Suzy était conquise. Elle dit pourtant, hésitante :
— Je ne pense pas que lady Anne puisse venir, car elle a une violente migraine ce matin…
— Oh ! quel dommage ! Mais vous, tout au moins, mademoiselle Suzy, vous ne jouissez d’aucune migraine, ce me semble ?
— Oh ! non, et j’ai toute ma liberté !… Si vous voulez bien vous contenter de moi seule… D’ailleurs, je vais aller demander à lady Graham ce qu’elle décide pour elle-même.
— C’est cela !… Courez vite mettre votre chapeau. Que vous êtes gentille de vous être ainsi trouvée sur mon passage ! La promenade sera bien plus charmante faite de la sorte !
Cinq minutes plus tard, Suzanne reparaissait, fraîche comme une matinée d’avril, apportant les regrets et les compliments de lady Graham, et elle prenait place dans la voiture, à laquelle Georges et M. de Pruynes faisaient une garde d’honneur.
— Quelle charmante surprise de vous voir ! mademoiselle Suzanne, fit Georges, retenant sa monture à côté de Suzy. Nous n’espérions pas votre présence durant notre promenade, ce matin !
— Mme de Pruynes m’a enlevée, répliqua-t-elle gaiement.
— Et vous me le pardonnez bien, interrompit la jeune femme avec malice. Si pourtant vous m’en voulez trop, je prierai M. de Flers de plaider ma cause, car c’est aussi la sienne… Il est certains visages que les peintres aiment toujours à voir !
Suzy se détourna avec une fugitive rougeur.
— Comme vous vous moquez de moi, madame, fit-elle, moitié rieuse, moitié confuse.
Mais la jeune femme avait raison. Suzy lui pardonnait fort bien l’enlèvement commis ; même plus, au fond du cœur, elle l’en remerciait un peu !
A peine s’aperçut-elle du chemin parcouru pour arriver jusqu’au Cannet. La conversation, dans la voiture, était joyeuse ; les cavaliers s’y mêlaient et, volontiers, Georges continuait à maintenir son cheval auprès de Suzy, de façon à pouvoir provoquer ses vives répliques, d’un tour malicieux et prime-sautier, jouissant des notes cristallines de son rire comme d’une harmonie délicieuse.
— Qu’est-ce donc que ce bruit de cloches ? interrompit tout à coup Mme de Pruynes. Écoutez !
Ils étaient tout proche maintenant du Cannet, dont les premières maisons montraient déjà leurs toitures de tuiles. Une sonnerie de cloches, en effet, emplissait l’air, ainsi qu’un appel éperdu.
Mme de Pruynes pressa son attelage. Les cavaliers le devançaient. En quelques minutes, ils eurent atteint le village.
— Eh ! parbleu, fit M. de Pruynes, c’est une façon de cloche au feu que nous entendons… Tenez, voyez, tout le monde court !… Ce doit être par là !… De Flers, venez-vous ?… Allons voir…
Il avait déjà sauté à bas de son cheval. Georges l’imita, confiant sa monture au valet de pied qui avait quitté sa place derrière la voiture.
— Raymond, ne vous exposez pas surtout, cria Mme de Pruynes, comme les deux hommes s’éloignaient. Et venez vite me raconter ce qui se passe…
Elle était partagée entre sa curiosité et son horreur de la foule.
— Oh ! chère madame, si nous allions nous en rendre compte par nous-mêmes ? demanda Suzy, que sa jeunesse aventureuse entraînait.
Mme de Pruynes ne résista pas. Demi-craintive, demi-audacieuse, elle descendit de voiture ; et, Suzy à ses côtés, s’engagea dans le chemin qu’avaient suivi M. de Pruynes et son compagnon.
La cloche sonnait toujours follement. Des gens couraient affairés, portant des seaux ruisselants dont l’eau s’éparpillait un peu sur leur passage. Une odeur suffocante emplissait l’air. Par delà un petit jardin, planté d’orangers, dans une grande lueur à reflets fauves, s’élevait une haute colonne de fumée, semée de brindilles de paille qui retombaient en pluie noire sur le chemin.
Mme de Pruynes interrogea deux filles qui passaient, toutes pâles d’émotion.
— Qu’y a-t-il ?… Un incendie ?
— Eh ! madame, c’est le bûcher des Peyrac qui a pris feu !… Et tous les hommes disent que ça va gagner la maison !
Mme de Pruynes serra nerveusement le bras de Suzy.
— Mon Dieu ! que j’ai peur !… murmura-t-elle, sans même savoir ce qu’elle disait.
Mais elle n’en continua pas moins d’avancer, entraînant Suzy frémissante.
Encore quelques pas, puis le sentier tourna, et, brusquement, les deux jeunes femmes se trouvèrent dans la foule qui entourait la maison menacée.
Le bûcher brûlait avec une clarté ardente qui heurtait brutalement le bleu du ciel. Les flammes, toujours plus hautes, montaient, balancées par l’air tiède, allant frôler les orangers du jardin, qui, peu à peu, devenaient noirs et se tordaient en crépitant sous la chaleur du brasier.
Et tout autour, c’était un désordre d’hommes et de femmes qui s’empressaient avec des imprécations sourdes, des cris d’épouvante à chaque jet plus vif des flammes, des exclamations désespérées parce que l’eau manquait.
Au loin, la cloche sonnait toujours. Le curé tout le premier, sa soutane retroussée, se mêlait aux hommes qui luttaient pour essayer de préserver la maison, une pauvre petite maison, basse sous sa couverture de tuiles, enserrée dans un étroit jardinet que tous piétinaient en ce moment.
C’est que, à côté du bûcher, il y avait justement, ce jour-là, un amoncellement de branchages résineux disposés en fagots, et, avec une hâte folle, leur propriétaire et les hommes de bonne volonté les enlevaient.
Tous s’y étaient mis, même Georges de Flers et le comte de Pruynes, qui travaillaient, entraînés par l’élan général, comme s’ils fussent venus au Cannet dans ce but.
M. de Pruynes, passant avec un chargement de rameaux, aperçut sa femme et lui lança un coup d’œil stupéfait, la voyant mêlée à la foule.
— Mon Dieu, ma chère, que faites-vous ici, dans cette cohue ? Mettez-vous donc à l’abri… ou mieux encore, allez-vous-en vite !… Singulière promenade que la nôtre, ce matin !
— Raymond, ne vous inquiétez pas de moi !… Je veux rester ici… Je mourrais de frayeur si je ne vous suivais pas des yeux !
Une femme qui avait entendu le dialogue intervint timidement, — l’élégante Mme de Pruynes lui semblant fort imposante :
— Si madame consentait à entrer dans mon petit jardin, elle pourrait voir son mari et ne serait pas dérangée…
— Je veux bien, je veux bien ! fit hâtivement la jeune femme, heurtée et coudoyée par les travailleurs. Mademoiselle Suzanne, venez-vous ?
Suzy ne répondit pas ; elle n’avait même pas entendu. Elle restait au milieu des femmes éplorées, suivant la scène avec une pitié profonde dans l’âme, un désir de faire quelque chose, de se rendre utile… Sans cesse, ses yeux suivaient Georges de Flers qui dirigeait les secours, et elle était fière de lui, fière de le voir unir ses efforts à ceux de ces humbles travailleurs, payant de sa personne comme le dernier d’entre eux.
— Oh ! cher monsieur de Flers, pensait-elle, que je suis contente que vous puissiez venir en aide à ces malheureux !… C’est bien !… C’est bien !… Mon Dieu !
Ce cri lui était échappé en voyant Georges avancer pour tenter d’abattre, d’un coup de hache, un oranger qui s’embrasait au seuil de la petite maison.
Vraiment, placé dans un autre milieu, Georges de Flers eût pu être quelqu’un ! En cet instant, il s’exposait avec la même aisance qu’il eût conduit un cotillon… Mais, alors même, il restait comme toujours, avant tout, le dilettante, curieux d’une impression neuve, trouvant intérêt à en épuiser la puissance…
Des voix criaient dans la foule :
— On ne préservera pas la maison !… Voyez, les flammes commencent à l’atteindre !… Quel malheur !
— Vite, il faut sauver ce qui s’y trouve !… Vite ! vite ! le temps presse !
Alors ce fut une poussée générale vers la pauvre demeure. Par la porte, par les fenêtres on sortait les meubles, le linge, les vêtements. Et tous les objets, pêle-mêle, dans un désordre triste, venaient s’empiler sur le sol, étrangement laids et misérables sous l’éblouissante lumière du soleil qui emplissait le ciel pur.
Suzy, d’abord, était restée à l’écart. Puis, soudain, honteuse de son inaction, elle suivit l’exemple de ces humbles qui se secouraient les uns les autres ; et, elle aussi, fiévreusement, prit sa part dans le sauvetage.
Comme elle revenait en courant, chargée d’une horloge noire de fumée et d’un petit berceau dépouillé de sa literie, une voix lui dit :
— Oh ! madame, merci !… Vous êtes bien bonne d’aider ainsi… Je viens d’être très malade ! Je ne puis pas marcher, ni aider, moi !
Suzy regarda qui lui parlait. Elle vit une petite femme, maigre et brune, au visage pâli par l’épouvante, qui serrait contre elle un enfant de quelques semaines, et en retenait deux autres à ses côtés.
La femme poursuivait d’une voix haletante, ses yeux fixes arrêtés sur la demeure que de longues flammes léchaient déjà :
— C’est notre maison !… Nous l’avons fait bâtir, il y aura un an, vienne la Saint-Laurent !… Et je ne puis pas marcher, voir si rien n’a été oublié des choses qu’il faut absolument sauver ! Mon Dieu, quel malheur ! quel malheur !…
Ses mains se crispaient d’angoisse, tandis qu’elle continuait à bercer l’enfant chétif qui pleurait dans ses bras.
— Ne vous tourmentez pas, dit Suzy, remplie de compassion. Je vais chercher moi-même…
Vive et souple, elle se glissait dans la foule qui faisait la chaîne et parvint encore une fois dans la salle basse où la chaleur était intense. Elle rassembla quelques menus objets, les enferma dans les plis de sa jupe blanche et ressortait haletante quand un cri arriva jusqu’à elle :
— L’enfant ! l’aîné des enfants est rentré dans la maison ! La fumée va l’étouffer !
Suzy ne réfléchit pas. Elle laissa tomber à terre les objets qu’elle tenait, et se précipita dans la pièce qu’elle venait de quitter, tandis qu’une clameur montait :
— Madame ! mademoiselle ! ne vous exposez pas ainsi ! Laissez faire les hommes !…
— Suzanne ! Suzanne ! cria Mme de Pruynes éperdue, sortant de son refuge.
Georges de Flers accourait :
— Où est-elle ?… Répondez, vite, où est-elle ?
— Dans la maison ! C’est de la folie !… Mon Dieu !… Ramenez-la ! Monsieur de Flers… Voyez comme l’incendie gagne !…
Il ne l’écoutait plus. D’un bond, il s’était élancé vers la demeure et en franchissait les degrés. Une odeur âcre le saisit à la gorge.
Il appelait :
— Mademoiselle Suzanne ! Où êtes-vous ? Suzanne !
Il lui semblait entendre marcher dans le petit grenier qui surmontait la salle basse. Il s’engageait dans l’escalier, appelant encore « Suzy ! » quand elle apparut.
— L’enfant ! je ne trouve pas l’enfant !
Georges ne savait pas de quel enfant il s’agissait. Il ne voyait d’ailleurs qu’une chose, le péril qui menaçait la jeune fille. Une bouffée de fumée s’engouffrait dans la pièce. Les vitres des croisées éclatèrent et les flammes mordant la muraille, allumèrent les rideaux que l’on n’avait pas eu le temps d’arracher.
Suzy jeta un cri, prise de peur, et répéta désespérément :
— L’enfant ! Mais l’enfant, qu’est-il devenu ?
— Il est sauvé ! fit Georges, au hasard… Venez vite !…
Il s’aperçut qu’elle chancelait, aveuglée, étourdie par la fumée. Il s’élança et l’enleva presque dans ses bras, comme il eût fait d’une petite fille.
Elle se laissait faire, la tête perdue, soutenue par lui, tandis qu’à travers les pièces enchevêtrées les unes dans les autres, il cherchait une issue autre que celle de la façade, envahie par l’incendie.
D’un coup rude, il enfonça une porte close devant lui, et l’espace d’une cour ensoleillée s’ouvrit…
Un soupir de délivrance lui échappa.
— Enfin !… Sauvée !… Suzy, vous n’avez rien ?… Enfant, enfant, quelle folie de vous exposer ainsi !…
La voix de Georges tremblait. Un frémissement agitait ses lèvres, pâlies comme tout son beau visage.
Le dilettante avait disparu devant l’homme…
Elle restait sans répondre, bouleversée par la brusquerie de la scène, regardant d’un œil machinal les taches rousses qui marbraient la blancheur de sa robe, tant les flammes l’avaient frôlée ; aspirant l’air frais, saisie par le calme de ce petit enclos où n’arrivait qu’assourdie, la rumeur de la foule, de l’autre côté de la maison.
Georges répétait anxieux :
— Mademoiselle Suzy, parlez-moi !… Dites-moi que vous n’êtes pas blessée ! Oh ! parlez-moi, je vous en supplie !
L’accent de cette voix inquiète la ranima soudain. Il l’avait fait asseoir sur les marches d’un puits un peu élevé ; elle dit, avec un petit sourire encore effrayé :
— Mais je n’ai rien du tout !… Tranquillisez-vous… J’ai eu peur seulement !… Oh ! que c’est terrible, les incendies !…
Elle levait les yeux vers lui, comme pour lui demander protection et elle rencontra son regard. Il la contemplait avec une expression de douceur émue qu’elle ne lui avait jamais vue et qui la fit tressaillir.
Une joie pénétrante montait en elle, l’enveloppant, lui ôtant même le souvenir de la frayeur qu’elle venait d’éprouver… Comme c’était bon de sentir qu’il avait eu peur pour elle, qu’elle lui devait peut-être d’avoir pu sortir de l’horrible salle basse !
La voix tremblante, elle dit :
— Je suis bien fâchée de vous avoir tourmenté ! Je n’ai pas réfléchi du tout. J’ai voulu seulement aller chercher l’enfant…
Il la contemplait toujours assise, au pied du puits moussu, aussi blanche que sa robe, ses mains jointes sur les genoux. Et il la trouvait délicieuse ainsi…
— Vous êtes vaillante et douce, commença-t-il presque bas. Une vraie femme… O chère petite Suzy !…
— De Flers !… de Flers !… Répondez-nous !… Êtes-vous de ce côté ?… cria une voix anxieuse. Et M. de Pruynes apparut sur le seuil de l’enclos, les vêtements roussis, le visage contracté par l’inquiétude.
— Comment, vous êtes sorti de cette fournaise et vous nous laissez dans une mortelle inquiétude à votre égard et à celui de Mlle Suzanne !… De Flers, vous êtes un homme abominable !… Mon Dieu, comme Mlle Suzanne est pâle ! Est-elle blessée ?…
Brusquement, Georges s’était éloigné de Suzy, dès le premier appel de M. de Pruynes ; et, le ton rapide, il expliquait, en quelques mots, le danger couru par la jeune fille.
D’autres personnes approchaient, l’enclos s’emplissait de monde ; une des premières, la comtesse de Pruynes arrivait, toute blanche de frayeur, et s’empressait autour de Suzy, exhalant son émotion en phrases entrecoupées :
— Oh ! mademoiselle Suzanne ! quelle peur vous nous avez faite !… Et lady Graham qui vous avait confiée à nous !… Quel inepte incendie !… Et cet enfant qui imagine de rentrer dans la maison et d’en sortir par une porte de côté, sans le dire ! Maintenant que l’habitation est aux trois quarts consumée, voilà les pompes qui arrivent !… Dans un instant, le feu sera éteint… Tenez, respirez mes sels anglais. Mon Dieu, je vous ai crue brûlée !…
Suzy se mit à rire. Mieux que tous les cordiaux du monde, quelques mots l’avaient ranimée et lui étaient une force mystérieuse… Georges — elle le sentait — les lui avait dits avec tout son cœur, ils étaient tombés au plus profond de sa jeune âme et ils y chantaient une musique divine…
— Chère madame, je suis désolée de vous avoir effrayée de la sorte… J’ai été, en effet, bien étourdie en pénétrant dans cette maison…
— Ma chère, vous avez été tout simplement héroïque ! répliqua la jeune femme qui n’avait eu nulle ambition de mériter un semblable qualificatif.
— Je n’en avais pas du tout l’intention !… Je n’ai pas réfléchi ! fit Suzy naïvement.
— Mais, petite imprudente, qu’aurait dit lady Graham si nous vous avions ramenée blessée ou asphyxiée !… Savez-vous qu’elle doit déjà se demander ce que nous devenons !… Il est presque midi !… Sauvons-nous vite…
— Buvez encore un peu d’eau fraîche, mademoiselle, insista Georges, revenu aux côtés de la jeune fille.
Elle obéit avec une docilité d’enfant et se leva pour partir.
— Êtes-vous tout à fait remise de votre émotion ?… Pourrez-vous marcher jusqu’à la voiture ?… Voulez-vous me donner le bras ?… demanda-t-il encore tandis que M. de Pruynes s’éloignait pour faire approcher les chevaux.
Elle avait une envie folle de dire : « Oui, » mais elle n’osa pas.
— Merci, je puis bien aller seule ! répondit-elle avec un petit rire heureux. Je ne veux pas avoir l’air d’une intéressante malade !… Je suis beaucoup plus forte que vous ne le croyez tous !
Elle suivit Mme de Pruynes, mais au moment de franchir la porte de l’enclos, elle se détourna une dernière fois, l’enveloppant d’un rapide coup d’œil comme si elle eût voulu en emporter la lumineuse vision, tel qu’il était, si calme, sous ses massifs d’orangers, bordé de roses embaumantes…
Ils traversèrent rapidement les groupes des travailleurs maintenant maîtres de l’incendie, sur lequel jaillissait un continuel jet d’eau limpide. Sur leur passage, tous s’écartaient respectueusement. Des exclamations de sympathie, de remerciement montaient vers Suzy dont les joues s’empourpraient en entendant.
— Allons-nous-en vite ! murmura-t-elle à l’oreille de Mme de Pruynes. C’est horriblement désagréable d’être regardée ainsi !
— C’est que vous n’êtes pas encore habituée à votre rôle d’héroïne ! répliqua la jeune femme d’un ton d’affectueux badinage. Mais voici la voiture. Vous êtes sauvée des démonstrations de toutes ces bonnes gens.
Et ce disant, Suzy installée à ses côtés, Mme de Pruynes enleva son attelage.
Lady Graham, en effet, surprise de ne pas voir revenir les promeneurs, les attendait, presque inquiète, sur la terrasse.
— Enfin ! dit-elle, apercevant la voiture qui s’avançait dans un tourbillon de poussière.
— Chère amie, ne nous grondez pas ! lui jeta Mme de Pruynes. Vous ne pouvez soupçonner quels événements tragiques nous attendaient au Cannet ! Ni de quel cortège de personnes dévouées vous m’apercevez entourée !
— Lady Graham, vous voyez en nous des sauveteurs improvisés ! continua gaiement M. de Pruynes.
Sa femme l’interrompit et commença vite le récit de leur promenade mouvementée, tandis que Suzy descendait de voiture, désireuse de fuir les éloges de Mme de Pruynes.
Georges avait mis pied à terre pour recevoir son adieu.
— Je vous remercie beaucoup d’être venu à mon secours, de m’avoir fait sortir de cette affreuse maison !…
— Vous n’avez pas à me remercier !… J’ai eu si peur pour vous…
Il s’arrêta brusquement comme s’il se fût effrayé des paroles qui lui venaient aux lèvres.
D’un coup d’œil, il enveloppait Suzy, et, une seconde, il garda dans les siennes les mains fluettes qu’elle lui avait données.
Puis, lentement, il les laissa retomber et dit seulement :
— Si vous voulez bien me le permettre, mademoiselle, j’aurai cet après-midi le plaisir d’aller savoir comment vous vous trouvez.
— Oh ! merci ! Mais je vous en prie, ne prenez pas cette peine… Quand vous viendrez ce soir, chez lady Graham, vous me verrez, je suis sûre, tout à fait vaillante, et je pourrai vous montrer ma… ma reconnaissance en vous jouant les airs russes que vous préférez !…
Elle souriait d’un air joyeux en lui disant cela. Et tout l’après-midi, elle vécut avec la pensée de cette soirée qu’ils allaient passer ensemble. Tout bas, les paroles de Georges dans l’enclos fleuri murmuraient à sa pensée de mystérieuses promesses que son jeune cœur était avide de comprendre…
Comme elle rentrait, peu avant le dîner, en compagnie de lady Graham, le valet de chambre présenta une carte à la jeune femme.
— De M. de Flers ? Il est venu ?
Suzy, déjà sur le seuil du salon s’arrêta soudain, et ses yeux interrogèrent lady Graham qui regardait quelques lignes écrites sur la carte. La jeune femme lisait à demi-voix les mots tracés au crayon :
« Madame,
« Je suis désolé de ne pas vous rencontrer, car je désirais vous exprimer tout mon regret de ne pouvoir me rendre chez vous ce soir. Mais l’appel soudain d’un ami me force à quitter Cannes aujourd’hui même, pour Bordighera. Je pars heureux d’apprendre que Mlle Douvry ne se ressent plus de son émotion. Daignez être assez bonne, madame, pour l’en assurer, et agréer, pour vous et pour elle, mes plus respectueux hommages.
« Georges de Flers. »
— Alors, il est parti ?… répéta Suzy d’une voix assourdie et lente, comme si elle n’avait pas bien compris le sens des mots prononcés devant elle.
— Oui, mais seulement pour quelques jours, sans doute…
Et lady Graham, laissant distraitement retomber la carte, regagna son appartement, sans voir que deux grosses larmes glissaient sous les paupières baissées de Suzy.