Le rêve de Suzy
VI
Cette fois, en quelques secondes, elle eut franchi l’escalier. Une flamme ardente lui empourprait les joues, si ardente que l’air froid qui la frappa au visage quand elle se trouva dans l’avenue du Bois fut impuissant à en calmer la brûlure.
Une indignation bouillonnait en elle et la faisait toute frémissante, poursuivie par la sensation irraisonnée qu’elle sortait amoindrie de chez Mme de Vricourt.
Fiévreusement, elle se mit à marcher tout droit devant elle, sans même réfléchir où elle allait, tant sa pensée était absorbée par le souvenir de l’entrevue qu’elle venait d’avoir.
— Oh ! jamais ! jamais, je ne recommencerai une pareille épreuve ! murmura-t-elle passionnément, les lèvres tremblantes, l’âme toute meurtrie. Oh ! non, jamais ! C’est trop terrible !
D’un geste inconscient d’angoisse, elle tordit ses doigts minces qui jouaient avec tant de talent les Préludes de Chopin. Puis, comme si ces mots eussent résumé toutes ses impressions, elle répéta encore :
— C’est terrible ! C’est terrible !…
Parce qu’il y avait en elle un impérieux besoin de bonheur, parce qu’elle était très vive dans ses sentiments, très aimante, le moindre froissement la faisait souffrir, et elle était trop jeune pour avoir appris déjà à supporter, à dédaigner, — à pardonner aussi !
Sans y prendre garde, elle descendait l’avenue du Bois. Au loin, devant elle, estompée par la brume, se profilait la silhouette fauve des arbres grêles ; et, les dominant, les écrasant de sa majestueuse stature, apparaissait la masse grise de l’Arc de Triomphe que, parfois, les nuages très bas semblaient effleurer.
Dans l’avenue, des voitures plus nombreuses montaient vers le Bois, laissant entrevoir des visages féminins derrière la glace, dans la demi-ombre des coupés, frileusement enfouis dans des fourrures ; ou bien encore, de petites têtes d’enfants, perdus sous des chapeaux d’une invraisemblable grandeur.
A pied, autour de Suzy, les promeneurs passaient aussi. Certains se retournaient pour la regarder encore, tant elle était jolie, animée par l’agitation fiévreuse qui lui donnait un étrange éclat. Et puis si jeune !… protégée seulement par son air de distinction qui avait pris quelque chose de très fier, tandis qu’elle marchait distraite, sans rien voir…
Pourtant, comme ses yeux erraient devant elle, ils tombèrent soudain sur deux pauvres êtres arrêtés au bord du trottoir, deux humbles auxquels nul passant ne prenait garde : un grand vieillard maigre dans des vêtements d’une couleur sans nom, courbé vers une fillette qui pleurait.
La petite était toute menue. Sa figure palote d’enfant pauvre, rougie par les larmes, se contractait dans une grimace drôle et touchante de détresse ; une moue plaintive serrait sa bouche. Sans doute, elle venait de tomber, car sa robe était tachée de boue ; mais ses frêles bouquets de violettes étaient déjà venus reprendre leur place dans son panier, un peu froissés seulement et le vert de leurs feuilles moucheté de terre, par endroits.
Le vieillard se penchait vers elle et, gauche, le geste tremblant et tendre, il s’efforçait de réparer le désordre des vêtements de la petite, remettant droit le châle, la capeline, comme l’eût fait une femme.
Elle le regardait agir, ne pleurant plus, la mine attentive et grave, sa petite main maigre caressant les cheveux du vieillard courbé vers elle.
Suzy s’arrêta involontairement à les considérer, prise d’une grande pitié pour leur solitude et leur misère, étreinte par l’idée que, souvent, ces deux pauvres êtres avaient dû souffrir, serrés l’un contre l’autre, le vieillard bien tendre, et la petite, confiante.
Et dans le souffle de compassion qui passait sur son âme, l’irritation de Suzy disparut.
Soudain, elle comprenait que nul ne peut échapper à sa part d’épreuve. Ce n’était pas pour elle seule que la vie se faisait difficile. D’autres, même, avaient une tâche bien plus dure que la sienne. A quoi servait de se révolter, d’être sans courage !… Pourquoi se refusait-elle à remplir son devoir parce que la forme en était pénible ?…
— Madame, achetez-moi des violettes ! dit la petite levant vers Suzy sa figure maladive.
Suzy prit les fleurs, puisqu’elle ne pouvait faire plus pour ces pauvres qui lui inspiraient tant de pitié. Elle reprit sa marche, sérieuse ; mais aucune indignation ne la bouleversait plus. Elle songeait uniquement à la déception de sa mère quand elle lui apprendrait l’insuccès de la démarche auprès de Mme de Vricourt ; aussi, à toutes sortes de graves questions d’avenir qui jamais, jusqu’alors, n’avaient troublé son esprit de petite fille heureuse.
— Oh ! maman, maman, que puis-je pour vous ? songea-t-elle avec angoisse… J’accepterais tout pour vous être utile… Mais que faire ?
Comme une réponse à sa muette interrogation, dans la pensée de Suzy s’éleva le souvenir de cette lady Graham dont Mme Arnay était venue parler à sa sœur quelques jours plus tôt…
— Non, pas cela ! Je ne puis pas m’en aller toute seule ainsi, au loin ! Vous ne voulez pas, d’ailleurs, n’est-ce pas ? maman.
Était-ce bien Mme Douvry qui refusait son consentement ? N’est-ce pas plutôt Suzy qui avait rejeté la proposition de sa tante ? Sans doute, et surtout parce que la séparation l’épouvantait ! mais un peu aussi parce qu’elle ne voulait rien devoir à la sœur de Gladys Tuffton.
Elle avait répondu qu’elle donnerait des leçons ! Et elle venait de comprendre combien il est difficile d’en trouver… Quand pourrait-elle en avoir ?…
— Mon Dieu ! faut-il donc que j’accepte d’aller à Cannes ? Et si lady Graham ressemble à Mme de Vricourt ? Oh ! jamais, je ne pourrai supporter de vivre cinq mois auprès d’elle, loin de maman !…
Elle tressaillit à cette pensée. Elle aurait voulu oublier l’existence même de lady Graham ; mais son souvenir la poursuivait avec une ténacité obsédante.
Et, peu à peu, Suzy sentait sa résistance vaincue ; un grand désir s’emparait d’elle de se dévouer, de donner, dans la mesure de ses faibles moyens, un peu de sécurité à sa mère. Toute la tendresse passionnée qu’elle lui portait la soutenait maintenant…
— Si lady Graham est encore à Paris, songea-t-elle, rassemblant toute sa volonté, si elle veut bien m’emmener, je partirai !… J’espère qu’elle sera autre que Mme de Vricourt !… Tante Arnay me dirait s’il est temps encore… Il faut que je la voie tout de suite, sans quoi il sera peut-être trop tard.
Alors, sans plus hésiter, courageusement, Suzy prit le chemin qui allait la conduire chez Mme Arnay, résignée à accepter le départ pour Cannes si lady Graham la désirait pour compagne de voyage.
Mais au fond du cœur, en dépit de toutes ses résolutions, la pauvre petite souhaitait ardemment que la jeune femme ne le désirât pas !…
Mme Arnay n’avait pas encore repris son jour d’une façon officielle : mais ses intimes — et ils étaient nombreux, Mme Arnay ayant une manière… large de comprendre l’intimité ! — savaient toujours la trouver le jeudi, quatre heures étant sonnées.
Et de fait, quand Suzy écarta la portière du grand salon, la pièce était déjà remplie de visiteuses aussi, qui disaient des riens avec beaucoup de sourires, voire même de l’esprit, à l’occasion.
Assise près de la cheminée, enveloppée par l’ombre seyante d’un paravent bas, Mme Arnay causait dans son joli jargon de mondaine au fait de toutes les actualités, sa voix aux notes un peu hautes dominant le bourdonnement de la conversation générale.
Un peu plus loin, vers la table de lunch, Germaine, bavarde et souriante, servait le thé, debout au milieu d’un groupe de jeunes filles, presque toutes jolies — ou ayant l’air de l’être — sous leurs Gainsboroughs empanachés ou leurs toques minuscules ; la silhouette modelée par les robes étroites, aux plis sobres, comme celles d’esthètes anglaises. Toutes étaient très animées dans leurs causeries, et certaines avaient parfois des mots drôles et hardis, — étranges sur leurs lèvres de dix-huit ans, — qui amenaient de promptes ripostes des jeunes gens dont elles étaient entourées avec une liberté tout américaine.
Sur le seuil du salon, Suzy s’était arrêtée, enveloppant du regard l’ensemble de la réunion. Et soudain son cœur eut un battement rapide, car en face d’elle, causant avec Germaine, se tenait Georges de Flers.
Elle eut peur qu’il ne remarquât l’impression de plaisir qui s’emparait d’elle et, bien vite, entra, un peu effarouchée d’avoir tant de saluts à adresser.
Lui l’avait aperçue aussitôt. Debout, il attendait qu’elle parût le remarquer. Et il la suivait des yeux, retrouvant déjà le même charme qu’un mois plus tôt au Castel, à contempler la grâce souple de ses mouvements.
Enfin elle venait et lui tendait la main, son joli sourire aux lèvres.
— Combien cela me rappelle le bon temps du Castel de vous retrouver ici ! dit-elle, un imperceptible frémissement dans la voix.
— A moi aussi ! fit-il.
Un vague désir lui venait de retenir un peu dans les siennes la petite main tiède qui arrivait à lui, si franchement !
Il la laissa retomber, cependant, et continua d’un ton de joyeux badinage qui enlevait à ses paroles ce qu’elles auraient eu de trop direct :
— Il me semblait y avoir une éternité que je n’avais entendu votre voix !… Je l’ai pensé tout de suite quand je vous ai rencontrée cette après-midi !… Jamais je n’eusse osé espérer vous retrouver si vite !
— Comment, interrompit Germaine, tu as déjà vu M. de Flers aujourd’hui ?
— Oui, comme j’allais avenue du Bois…
— Ah ! pour ta fameuse leçon. Eh bien, as-tu réussi ?
Une lueur courut sur les joues de Suzy.
— Je te raconterai cela plus tard ! répondit-elle, la voix involontairement baissée.
Germaine n’insista pas. Elle avait bien assez à faire de se répandre en effusions auprès de deux jeunes filles, ses « amies de cœur » toutes les deux, qui remplaçaient Gladys — une amie de cœur aussi ! — maintenant retournée en Angleterre.
Elle dit pourtant à Suzy :
— Tu dois être glacée par le brouillard !… Prends une tasse de thé ou de chocolat pour te réchauffer. Je vais te la servir !
Elle se levait déjà. Mais Suzy l’arrêta.
— Ne te dérange pas, je vais m’offrir tout ce dont j’ai besoin ! Ici, je me fais l’impression d’être un peu chez moi !
— C’est une excellente impression !… Suzy, tu es un amour et je t’adore ! fit Germaine reprenant avec empressement sa place entre ses deux chères amies.
— Ne pourrais-je, mademoiselle, avoir l’honneur de vous servir ? intervint Georges de Flers. Usez de moi, je vous prie, comme bon vous semblera.
Une flamme de plaisir glissa dans les yeux de Suzy.
— Je vous remercie et je vous demanderai alors de vouloir bien me passer cette tasse de thé… Puisque toutes les missions sont à votre hauteur ! finit-elle malicieusement, revenue au ton qu’elle avait avec lui au Castel.
Déshabituée de l’entendre, elle éprouvait une surprise charmée à le voir s’adresser à elle sur ce ton de respectueuse prière dont elle jouissait, surtout après la blessure d’amour-propre éprouvée chez Mme de Vricourt.
Le plaisir du moment présent lui faisait, un instant, oublier ses soucis, le pourquoi elle s’était rendue chez sa tante ; le même espoir inconscient qui s’était emparé d’elle une heure plus tôt, quand elle avait rencontré Georges, se réveillait, joyeux et vivace.
Il lui avait apporté la tasse demandée et se tenait debout auprès d’elle, attentif à la servir comme une jeune reine. Personne dans le salon n’avait l’idée de s’en étonner, tant cette manière d’agir était habituelle à Georges de Flers.
— Ne restez pas ainsi à me regarder, fit-elle gaiement. Vous m’intimidez et vous allez être cause que je renverserai mon thé ou que je me brûlerai !… enfin que je commettrai quelque malheur de ce genre !
— Vraiment ? Je pourrais amener de pareilles catastrophes ? Alors, voulez-vous me permettre de m’asseoir ici, près de vous, afin de les éviter ?
Sans attendre de réponse, Georges prit la chaise voisine de celle de Suzy.
Réellement, c’était pour lui un plaisir de la revoir, car il la trouvait une petite personne fort séduisante. D’instinct, il se montrait empressé auprès d’elle, parce qu’il éprouvait une jouissance de dilettante à rencontrer son beau sourire jeune, à voir s’allumer, quand il lui parlait, l’éclat de ses prunelles brunes.
Pour l’entendre réveiller, de sa manière vive, les souvenirs de leur commun séjour au Castel, il se désintéressait de la conversation générale.
— En vous écoutant causer, je vous retrouve, dit-il, soudain, avec un sourire. Mais tantôt, rue de Prony, vous paraissiez une tout autre personne, une personne très imposante !
Elle rougit un peu et demanda drôlement :
— Alors, j’avais l’air sérieux, l’air d’une dame ?
— Mais oui, à tel point que, durant une seconde, j’ai hésité à vous reconnaître.
La rougeur de Suzy augmenta, empourprant jusqu’à son front, si blanc sous les folles mèches brunes.
— Sans doute, vous étiez surpris de me voir seule. C’était la première fois que pareille chose m’arrivait et j’étais très intimidée ! Mais il faut bien m’aguerrir, puisque, cet hiver, je vais donner des leçons !
Il répéta, interrogateur, sans comprendre :
— Des leçons ?… des leçons de quoi ?… pourquoi des leçons ?
Il avait l’air à tel point surpris qu’elle se mit à rire malgré elle.
— Des leçons de musique !… Si je puis toutefois, murmura-t-elle plus bas, tandis qu’une contraction serrait sa bouche. Et demi-triste, demi-malicieuse, elle continua :
— Vous ne m’en croyez pas capable ?
— Oh ! si, mais il me semble très… pénible de penser que vous aurez cette peine.
Suzy était toujours apparue à Georges de Flers dans un cadre élégant qui semblait si naturellement le sien qu’il n’avait jamais songé qu’elle pût s’en trouver privée. Et les paroles de la jeune fille détonnaient dans son esprit qu’elles impressionnaient d’une façon désagréable.
L’idée de voir cette exquise petite Suzy astreinte à un travail mercenaire, utilisant de la sorte son admirable talent de musicienne, lui était, comme il venait de le dire, très pénible, — pénible, pour elle !… et aussi, pour lui, car son goût esthétique s’en trouvait choqué.
Il ressentait la même sensation que s’il eût vu profaner une œuvre d’art, si une main brutale eût tout à coup enlevé à Suzy la poésie de sa jeunesse ; et, sans s’en rendre compte, il jeta un regard anxieux sur elle comme si la révélation qu’elle venait de lui faire eût dû la lui montrer différente.
Distraite, sa tasse à la main, elle portait à ses lèvres la petite cuiller de vermeil qui entr’ouvrait la ligne nacrée de ses dents. Et le visage semblait tout éclairé par le regard de ses yeux bruns, larges ouverts.
Elle était délicieusement jolie, comme toujours. Georges pensa qu’il ne lui demandait pas plus, et il se prit à la contempler, tandis que, souriante, elle écoutait Germaine, plongée dans le récit d’une anecdote très parisienne.
Tout à coup, la conteuse s’interrompit devant l’entrée d’une nouvelle visiteuse.
— Ah ! lady Graham !
Un frisson secoua Suzy de la tête aux pieds. Le charme était rompu, les visions heureuses dispersées ; et sa main tremblait quand elle reposa sur la table, sa tasse à moitié vide.
Georges de Flers ne l’avait pas vue, car il s’était levé pour saluer lady Graham. Mais, comme il se tournait vers elle, il vit l’expression de son visage si changée qu’il demanda vivement :
— Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrante ?
— Non, non, je n’ai rien !
Elle éprouvait presque de l’impatience à l’entendre lui parler. Elle eût voulu s’absorber toute dans la contemplation de cette lady Graham qui arrivait ainsi, juste au moment où elle occupait sa pensée.
La jeune femme était grande, merveilleusement habillée, la taille superbe ; des cheveux d’un blond fauve autour d’un visage sans réelle beauté, dont les yeux avaient une extrême vivacité et la bouche, un peu grande, un sourire très bon.
Après quelques shake-hands donnés d’un geste précis, elle avait pris place auprès de Mme Arnay et causait dans un français fort correct auquel son petit accent étranger donnait une saveur exotique. De toutes ses paroles, comme de ses manières, se dégageait une singulière franchise, une absence totale de coquetterie ou de prétention personnelle.
— Germaine, appela Mme Arnay, offre, je te prie, un peu de vin de Syracuse à lady Graham… Très chère amie, vous ne pouvez refuser, c’est un rien !
Mais Germaine n’était pas là, occupée dans le petit salon à échanger mille adieux tendres avec une de ses amies de cœur.
Suzy hésita une seconde, puis, entraînée par une irrésistible impulsion, elle se leva, posa, sur un plateau, un petit gobelet d’argent rempli du vin délicat et alla le présenter à la jeune femme. Son cœur battait très fort, comme jadis chez Mme de Vricourt.
— Ah ! merci, Suzanne, fit Mme Arnay avec son charmant sourire des jours de réception.
Lady Graham avait levé les yeux vers Suzy, et son regard demeura attaché sur le visage de la jeune fille.
— What a fine girl ! murmura-t-elle.
Puis, se penchant vers Mme Arnay, elle demanda :
— Quelle est donc cette jeune fille ? Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue chez vous.
— Ma nièce, Mlle Douvry !
— Mlle Douvry !… N’est-ce pas une personne de ce nom que vous m’aviez proposé d’emmener à Cannes !… Vous savez que je n’ai toujours aucune compagne en perspective !… Je suis bien ennuyée !
La jeune femme avait dit ces derniers mots d’un ton un peu plus élevé, si bien que Suzy les entendit.
Un froid lui passa au cœur. Elle eût voulu ne plus écouter ; mais, les nerfs tendus, elle distingua, avec une impitoyable netteté, la réponse de Mme Arnay, faite pourtant en aparté.
— Chère madame, je ne sais vraiment qui vous adresser. C’est de ma nièce même que je vous avais parlé. Je vous ai expliqué, je crois, par quelle suite de circonstances elle aurait pu et dû accepter votre proposition. Mais elle ne s’est pas décidée et, à mon avis, elle a eu grand tort…
Lady Graham n’insista pas. Mais tandis qu’elle se mêlait à la conversation générale, ses yeux vifs allaient sans cesse vers Suzy qui causait fiévreusement dans le cercle des jeunes filles.
Un instant, leurs regards se rencontrèrent comme si un aimant les eût attirés l’un vers l’autre.
Alors, lady Graham se pencha vers Mme Arnay, et, d’une voix plus basse, lui demanda :
— Croyez-vous que ce refus de Mlle Douvry soit irrévocable ? Je la trouve si charmante que j’ai bonne envie d’aller moi-même plaider ma cause auprès d’elle. Je ne pourrais, je suis sûre, trouver une plus agréable société !… Et puis, votre nièce !… Voulez-vous me permettre d’essayer une tentative ?
— Oh ! bien volontiers !… Vous rendriez à Suzy un grand service en la décidant !
Suzy suivait, anxieuse, les mouvements de la jeune femme, ayant l’instinct qu’il s’agissait d’elle dans ses paroles.
Elle tressaillit quand elle vit lady Graham s’approcher.
— Mademoiselle, voulez-vous me faire la grâce de m’accorder une minute d’audience, bien que je sois une étrangère pour vous ? dit la jeune femme.
Son sourire avait quelque chose de cordial qui attira Suzy.
— Je suis tout à vous, madame, fit-elle suivant lady Graham un peu à l’écart, sous l’abri d’un immense palmier.
La jeune femme sembla hésiter, comme se demandant de quelle façon il lui valait mieux adresser sa requête. Mais il n’était ni dans sa nature ni dans ses habitudes de pratiquer l’indécision, et, de sa manière franche, elle demanda :
— Est-il vrai, mademoiselle, que vous ne vouliez pas venir avec moi à Cannes ? Si vous me le permettiez, je vous demanderais pourquoi, afin que nous voyions ensemble s’il m’est vraiment impossible d’avoir le plaisir de vous emmener ? Car vous allez me trouver bien… bien…
Elle chercha le mot.
— Bien audacieuse… non, présomptueuse… c’est ainsi que l’on dit ?… bien présomptueuse, mais il me semble que toutes deux, nous nous entendrions fort !… Ne croyez-vous pas ?
Le visage de Suzy s’éclaira un peu.
— Je pense que oui, fit-elle.
Sa voix tremblait. Elle comprenait que l’heure était venue où il fallait prendre une résolution.
— Mais je ne sais comment je pourrais vivre loin de la maison !… C’est pourquoi, madame, j’avais repoussé toute idée de vous être présentée…
Spontanément, lady Graham saisit, dans sa grande et belle main, la petite main de Suzy.
— J’aime beaucoup mon home et je comprends combien il vous serait dur d’être loin du vôtre… Mais quelques mois sont vite passés et je suis sûre que vous ne vous ennuieriez pas ! Je ferais, d’ailleurs, de mon mieux pour vous adoucir le regret d’avoir quitté votre famille !… Ne pensez-vous pas qu’avec un peu de courage, vous pourriez vous décider ?…
Ah ! oui, du courage !… La pauvre Suzy rassemblait toute son énergie, car elle sentait qu’il ne lui fallait pas repousser lady Graham. Elle aurait voulu se voir soutenue ! Et ni Germaine, ni ses amies, ni Mme Arnay ne songeaient à elle…
Georges de Flers, lui, la regardait et pensait qu’elle lui fournirait le sujet d’un joli tableau de genre, ainsi posée, sa fine silhouette découpée sur l’or pale d’une portière.
Mais Suzy ne savait pas ce que pensait Georges Elle vit seulement une expression d’intérêt sur son visage, et elle ne se sentit plus aussi isolée.
Tout près d’elle, lady Graham attendait sa réponse avec une patience méritoire, eu égard à ses habitudes de femme dont le moindre caprice était toujours satisfait.
Suzy comprit qu’il fallait parler. Ses cils eurent un battement rapide ; et de sa voix cristalline, le ton résolu et lent, elle répondit :
— Avant de vous connaître, madame, il me paraissait impossible de partir ! Mais, maintenant, ce voyage me fait moins peur, et… et, je veux bien aller avec vous !
— Oh ! mademoiselle ! Quelle bonne réponse !… Vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites ! C’est une amie, veuillez en être certaine, que j’aurai tout l’hiver auprès de moi !
Suzy entendait à peine lady Graham, étourdie par la pensée que le pas décisif était franchi ; sous ses paupières baissées, de grosses larmes montaient. Elle avait tout à coup envie de s’enfuir de ce milieu indifférent, de se retrouver dans le cher home qu’elle allait bientôt quitter.
La voix de Georges arriva jusqu’à elle.
— Je ne voulais pas partir, mademoiselle, sans vous adresser mes hommages, dit-il, s’inclinant respectueusement devant elle.
Comme il relevait la tête, leurs yeux se croisèrent et ceux de la jeune fille, si rieurs quelques instants plus tôt, avaient pris une telle expression de chagrin, qu’une exclamation involontaire vint à Georges.
— Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous triste ? mademoiselle Suzanne.
Sa voix résonnait très douce avec cette intonation que Suzy lui avait entendue un soir, au Castel, quand elle était désolée ainsi. Et, comme alors, un irrésistible élan de reconnaissance l’emporta vers lui.
— Pourquoi êtes-vous triste ?
— Parce que lady Graham m’a décidée à l’accompagner à Cannes ! Et il me paraît si terrible de m’en aller toute seule, sans personne des miens ! fit-elle plaintivement.
Elle avait parlé d’un petit ton d’enfant, plein de détresse, et une réelle compassion saisit Georges. Il eût voulu pouvoir la consoler.
— Il ne faut pas être si désolée, mademoiselle Suzanne, dit-il, avec un accent de vive sympathie. Le séjour de Cannes vous sera, je suis sûr, beaucoup moins pénible que vous ne le pensez. Lady Graham saura vous le faire aimer ; et après elle, tous nous serons heureux de l’aider dans ce soin…
Vivement, Suzy leva la tête vers lui et répéta le cœur battant :
— « Nous serons… » Est-ce que vous aussi, vous vous rendrez à Cannes cet hiver ?
— Oui… J’aime infiniment cette région du Midi et je compte y rester à peindre six semaines ou deux mois… peut-être plus…
Il avait imperceptiblement détaché les deux derniers mots qui arrivèrent à la jeune fille comme un discret hommage.
— Et j’espère bien, finit-il, que si je puis jamais vous y être bon à quelque chose, vous voudrez bien me traiter en vieille connaissance et compter sur mon entier dévouement.
Un petit « merci » tremblant monta aux lèvres de Suzy, et soudain l’amertume de son prochain exil ne l’étreignit plus aussi poignante…