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Le rêve de Suzy

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XIII

Georges de Flers était parti, mais il n’était pas revenu selon les prévisions de lady Graham ; et le pourquoi de cette absence subite et prolongée était l’involontaire question qui obsédait la pauvre petite Suzy dans le secret de sa pensée.

Voici que, tout à coup, elle éprouvait à Cannes une étrange impression de solitude et de tristesse.

Pourtant lady Graham se montrait toujours pour elle une amie charmante. Pourtant les réunions mondaines dans lesquelles, tout l’hiver, elle s’était si naïvement amusée, avaient sans scrupules repris leur cours, un instant interrompu par l’apparition austère du carême.

Mais Suzy ne leur trouvait plus aucun charme. Partout où elle allait maintenant, quelque chose… ou plutôt quelqu’un lui manquait…

Peu à peu, elle s’était habituée à rencontrer journellement Georges de Flers, à le voir intéressé par les plus petits riens qu’elle lui disait, à se sentir en quelque sorte, n’importe où ils se rencontraient, sous la protection de ce regard qui suivait volontiers ses mouvements… Puis elle ne pouvait oublier comment il était venu à son secours quand un danger l’avait menacée.

Plusieurs fois, elle était retournée au Cannet, pour y distribuer les largesses de lady Graham désireuse de contribuer à la reconstruction de la petite demeure à demi brûlée. Et lors de chaque visite, elle avait trouvé prétexte pour jeter un coup d’œil d’amie sur l’enclos planté d’orangers qui lui était apparu d’une façon inoubliable.

Ce jour-là, Georges lui avait parlé comme à une enfant précieuse et chère… Était-ce seulement parce qu’elle venait d’être en péril ?… Et pourquoi, oh ! pourquoi, était-il parti si brusquement ?…

Suzy avait trop le sentiment de sa dignité de jeune fille pour rien laisser voir de la sourde inquiétude qui l’étreignait, ni pour faire la moindre allusion à l’absence de Georges.

Mais dès qu’on parlait de lui, et la chose se montrait fréquente, car Georges de Flers était une des personnalités marquantes de Cannes, elle devenait attentive, écoutant avec tout son esprit — tout son cœur peut-être aussi ! — espérant qu’un mot lui révélerait le sens de l’énigme.

Mais elle savait seulement qu’il voyageait dans le nord de l’Italie et devait aller peindre dans les environs de Florence. Quant à son retour à Cannes, nul n’en disait rien. Georges de Flers aimait à suivre son caprice ; et si ce caprice le retenait à Florence, il oublierait facilement Cannes !… Tous ceux qui le connaissaient en étaient certains…

Et cependant les jours passaient, mars arrivait. Lady Graham attendait sa sœur Gladys et son père qui devaient venir la rejoindre, après un voyage à travers l’Espagne et l’Égypte. Puis, tous se dirigeraient vers Paris où lord Graham allait arriver au printemps.

Un matin, à déjeuner, lady Graham commença soudain :

— Dearest, j’ai des nouvelles inattendues de M. de Flers. Vous intéresserait-il de les connaître ?

Elle souriait en disant cela et regardait Suzy avec un soupçon de malice dans les yeux, car elle n’était pas sans avoir remarqué un peu, l’intérêt que Georges semblait témoigner à Suzy. Mais elle le savait un ami intime de sa famille. Puis, elle avait une telle habitude du flirt autorisé par les mœurs anglaises et américaines, qu’elle n’avait pas songé à s’étonner de l’empressement de Georges, ni à en déduire des conséquences. De plus, elle le tenait pour un parfait galant homme.

Une légère flamme avait passé dans les yeux de Suzy aux paroles de lady Graham ; et elle interrogea, un peu plus vite qu’il n’eût peut-être été nécessaire :

— Qu’avez-vous appris ? lady Anne.

— Darling, vous savez que Gladys a désiré clore le cours de ses pérégrinations par le voyage d’Italie. Eh bien, elle et mon père ont, paraît-il, rencontré M. de Flers à Florence, et ensemble, ils vont aller visiter la région des lacs, pour revenir ensuite à Cannes.

— M. de Flers aussi ?

La question lui était échappée avant qu’elle eût eu le temps de réfléchir. Lady Graham, distraite par la pensée de sa sœur, ne remarqua rien de cette vivacité.

— Oh ! oui, je le suppose, d’après ce que m’écrit Gladys. Elle paraît, d’ailleurs, enchantée de son nouveau compagnon de voyage.

Suzy n’entendit pas les derniers mots de lady Graham. Elle songeait que Georges allait revenir, qu’elle apprendrait… Quoi ?… Suzy n’eût pas pu le dire. Tout était confus, comme inachevé, dans son esprit ; mais une impression de joie inattendue lui rendait délicieuse cette confusion même.

Seulement, elle eût mieux aimé que Georges revînt seul ! Gladys l’effrayait un peu, car elle se rappelait combien on vantait sa beauté. Enfin elle allait la connaître, après avoir si souvent entendu prononcer son nom depuis le jour où, au Castel, il avait été dit devant elle. De ce jour-là, aussi, Georges de Flers n’avait plus été un étranger pour Suzy !

— J’ai une dépêche de mon père ! dit, huit jours plus tard, lady Graham à Suzy. Il arrive décidément aujourd’hui avec Gladys et M. de Flers. Voulez-vous, darling, m’accompagner au-devant d’eux ?

— Si je ne vous dérange vraiment pas, lady Anne, ce sera avec beaucoup de plaisir !…

Oh ! oui, beaucoup ! en vérité. Et il n’y avait certes pas dans tout Cannes, une jeune fille plus souriante que Suzy lorsqu’elle descendit de voiture devant la gare.

— Enfin, voici le train ! s’écria lady Graham qui arpentait d’un pas impatient la salle d’attente. Venez, Suzy ; dans ce wagon, il me semble avoir aperçu Gladys. Venez…

Elle allait déjà à la rencontre des voyageurs, tout heureuse, tandis que Suzy demeurait un peu en arrière, le cœur battant, les yeux fixés sur le wagon. Une main masculine venait d’en ouvrir la portière.

Elle en vit d’abord descendre un homme d’une soixantaine d’années, le visage très brun sous une barbe grisonnante, l’allure distinguée. Puis Georges sauta à terre et tendit la main à une jeune fille, dont la silhouette se détachait sur l’ombre du Wagon.

Oui, tous avaient raison : Gladys était très belle ! Ses cheveux fauves comme ceux de sa sœur avaient des reflets de cuivre rouge, autour du visage d’une blancheur laiteuse, où les yeux bleu-vert s’ouvraient larges, à l’ombre des cils.

Elle avait un air calme et majestueux de statue. Mais la statue pouvait s’animer, et en cette minute où elle s’appuyait sur le bras de Georges, ses lèvres s’éclairaient d’un vrai sourire de femme.

Et lui, avec quel soin il l’aidait à descendre de wagon !

Une sensation indéfinissable qui ressemblait à une angoisse traversa le cœur de Suzy. Elle frissonna, secouée d’un désir irraisonné de s’enfuir, de ne plus voir ni Gladys, ni Georges, de se retrouver à Paris, blottie contre sa mère dont la tendresse l’envelopperait.

Désir fou d’enfant !… Est-ce qu’elle pouvait partir ? Voici que lady Graham l’appelait :

— Suzy, que faites-vous ainsi, à l’écart ?… Venez vite que je vous présente mon père et Gladys. Ils m’ont tant de fois entendue parler de ma fidèle petite amie.

Et Suzy vit sa main menue emprisonnée dans celle de Gladys, tandis que M. Tuffton lui adressait un cordial salut. A peine, elle le remarqua.

Une impatience la bouleversait de recevoir le bonjour de Georges…

Enfin, il lui parlait, lui disait quelques mots de bienvenue fort aimable !… Mais l’accent en était si mesuré, qu’il sembla tout à coup à Suzy entendre un étranger.

Était-ce cette même voix aux vibrations froides, qui avait résonné frémissante, dans l’enclos plein de fleurs, répétant ce petit nom « Suzy » ?

Brusquement, Suzy eut l’impression que jamais plus elle ne l’entendrait ainsi, que quelque chose était fini qui ne reviendrait plus…

Mais, au bout de quelques jours seulement, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée.

Sans doute, Georges de Flers lui témoignait toujours la même courtoisie ; il l’entourait des mêmes soins dès que l’occasion s’en présentait. Seulement, on eût dit qu’il agissait ainsi par devoir d’homme du monde, parce qu’il était dans sa manière d’être de toujours témoigner à une femme un empressement chevaleresque ; — non plus par plaisir !

Quand il causait avec elle, ce n’était plus de cette façon joyeuse et familière qui lui inspirait tant de confiance et la faisait spontanément parler de ses impressions, de ses goûts, de ses pensées. Aujourd’hui, il ne cherchait plus à les connaître… De même, jamais maintenant, il ne lui demandait de jouer les mélodies qu’il aimait. Si d’autres la priaient de se faire entendre, il ne venait plus occuper, pour l’écouter, sa place ordinaire près du piano.

Et la pauvre petite Suzy ne comprenait pas pourquoi il se montrait si différent à son égard de ce qu’il avait été tout l’hiver, — surtout de ce qu’il avait été un matin au Carnet !

Elle cherchait dans sa mémoire, afin de découvrir ce qui pouvait l’avoir éloigné d’elle. Par instants, il lui venait la tentation folle de l’interroger franchement, d’agir comme elle le faisait autrefois, quand elle était petite fille et croyait sa mère irritée contre elle, parce qu’elle la voyait plus sérieuse que de coutume.

Car jamais Suzy, même enfant, n’avait pu supporter que l’on fût sévère ou froid avec elle, sans lui dire la cause de cette sévérité ou de cette froideur. Très franche, elle aimait mieux s’entendre adresser un reproche, que de souffrir d’un mécontentement dont on lui taisait la cause.

Et personne à qui demander conseil ! Oh ! certes lady Graham se montrait toujours affectueuse et bonne… Leur vie commune les avait beaucoup liées. Mais Suzy était trop fière pour laisser voir quelle anxiété l’oppressait, et surtout pour avouer la cause de cette anxiété.

D’ailleurs, depuis l’arrivée de Gladys, son intimité avec lady Graham n’était plus la même. Les deux sœurs, heureuses de se trouver réunies, étaient toujours ensemble ; et Suzy, discrète, évitait de se mettre en tiers dans leurs causeries quand lady Graham ne songeait pas à la retenir. La présence de Gladys lui rappelait brusquement qu’après tout, elle était seulement une étrangère dans la maison, en dépit du cordial accueil qu’elle y avait reçu.

Et son pauvre cœur, toujours avide d’affection, en souffrait malgré les sages conseils de sa raison, — parce qu’elle se heurtait en même temps à l’étrange attitude de Georges de Flers.

— Que lui ai-je fait ?… Qu’a-t-il contre moi ?…

Cette question, que chaque incident ramenait sur ses lèvres, y flottait encore tandis qu’elle s’habillait pour la soirée musicale de la comtesse de Pruynes.

Comme d’ordinaire, ce fut Georges qu’elle aperçut l’un des premiers en pénétrant dans les salons déjà pleins de monde, car à la vue de lady Graham, il s’avança avec empressement, prêt à lui frayer passage au milieu des nombreux invités.

Mais, déjà, M. de Pruynes lui avait offert son bras et la guidait vers les premiers rangs du public élégant qui écoutait le concert.

— Mademoiselle, veuillez me permettre de vous conduire à la place que vous choisissez, dit à Suzy l’un des jeunes gens massés à l’entrée du salon.

Elle eut une imperceptible hésitation, espérant que Georges interviendrait, réclamerait ce soin dont elle l’avait vu si souvent implorer le privilège…

Mais non, il n’y songeait pas. La main gantée de Gladys s’appuyait sur son bras ; et il écoutait, en souriant, les mots qu’elle lui disait du bout de ses belles lèvres admirablement modelées.

Une seconde, Suzy ferma les yeux. Puis, soutenue par son instinct de femme du monde, elle dit, s’efforçant de sourire :

— Je n’ai pas de préférence marquée… Conduisez-moi du côté de lady Graham… Procurez-moi, s’il est possible, un petit coin solitaire !… J’adore entendre la musique sans être troublée par rien, sans voir ni les artistes, ni le public.

— Vous êtes une vraie wagnérienne, alors ?

— Peut-être bien ! fit-elle avec un haussement d’épaules indifférent.

Le vœu de Suzy était rempli. Son cavalier — hôte assidu de la villa Graham — l’avait placée à l’extrémité du cercle des jeunes filles, dans la profonde embrasure d’une porte, où l’enveloppaient presque les plis d’une portière qui séparait le salon de la petite serre y attenant.

De là, elle écoutait le concert, les paupières baissées, dominée comme toujours par le charme que la musique exerçait sur elle. Elle connaissait la plupart des œuvres qu’interprétaient des artistes dont la vue lui était cachée, selon son désir. Mais elle ne cherchait pas à leur donner un nom… Leur harmonie la berçait ainsi qu’un chant de rêve, remuant dans son cœur les fibres les plus profondes.

Était-ce donc parce qu’elle avait souvent entendu à Paris plusieurs de ces mélodies, que les images de son home lui revenaient avec une intensité étrange, lui donnant la nostalgie de la maison, le désir ardent de se retrouver au milieu de ceux qui lui étaient chers, dont elle était aimée ?…

Elle se prenait, aussi, à penser à André. Et voici qu’elle se rappelait, avec une sorte de remords, combien peu elle avait pris garde à lui, le soir où il était venu chez lady Graham… pour elle seule !… A peine, alors, avait-elle songé à le bien accueillir, lui si dévoué et si bon !…

Elle comprenait soudain qu’elle l’avait fait souffrir, et elle eût voulu lui en dire son regret, savoir guérir la blessure qu’elle lui avait faite.

— Maman, maman, murmura-t-elle, sans remuer ses lèvres closes, pourquoi n’étiez-vous pas près de moi ?… Rien de tout cela ne serait arrivé ! J’ai soif de vous !… Et puis, si vous étiez ici, vous comprendriez peut-être pourquoi il a changé ?…

Des larmes montaient à ses yeux. Alors, pour fuir sa pensée, elle s’efforça de s’intéresser au seul concert, de laisser la musique agir, comme un baume, sur son agitation. La grande cantatrice, Sylvia Scharpi, commençait à chanter, un silence profond se faisait dans l’auditoire. Et, peu à peu, Suzy oublia son tourment. Tout son cœur vibrait avec l’admirable voix de l’artiste. Aussi, quand le violon reprit seul le chant, elle tressaillit, secouée par une impression désagréable, en entendant un murmure de conversation — très discret, d’ailleurs — dans la petite serre dont une portière la séparait.

Elle aurait voulu imposer silence à ces profanes, les supplier d’écouter… et pourtant ce fut elle qui, tout à coup, oublia et la Scharpi et le jeu frémissant du violon, et tout enfin ! car il lui semblait reconnaître la voix de Georges de Flers.

Malgré elle, nerveuse, avec une attention qui lui serrait les tempes, elle chercha à distinguer les timbres différents des causeurs. L’un devait être M. de Pruynes, et l’autre… Oui, c’était bien Georges qui parlait… Un mouvement de Suzy avait écarté davantage la portière que son bras frôlait, et elle entendait maintenant sa voix aux vibrations veloutées, bien qu’il s’exprimât presque bas, d’un ton contenu.

Mais un silence attentif régnait dans le salon parce que la Scharpi reprenait son chant, et les moindres mots des deux interlocuteurs arrivaient distinctement aux oreilles de Suzy.

— De Flers, avouez que vous négligez la France pour l’Angleterre !

— Moi, comment cela ?

— Mon cher, vous montrez une candeur adorable ! Ne vous doutez-vous pas un peu, artiste inconstant, que la beauté de miss Tuffton est en passe de vous faire oublier le joli visage de Mlle Douvry ?

Suzy quitta sa pose indifférente. Un frisson venait de la secouer dans tout son être. Soudain la musique ne résonna plus à ses oreilles que très lointaine, comme un chant douloureux dont le murmure soulignait la conversation qui se poursuivait près d’elle.

— Entre nous, savez-vous, de Flers, que vous paraissiez assez emballé en l’honneur de Mlle Douvry, quand vous vous êtes élancé à son secours, au Cannet ?

— Mon ami, vous êtes d’une perspicacité merveilleuse ! Vous avez raison, j’étais, je le reconnais humblement, si emballé — pour employer votre mot expressif — que si je n’étais parti le soir même, il ne me restait plus qu’à succomber à la tentation d’aller faire ma demande. Rien n’est traître comme les petites filles naïves !… On s’amuse à les observer, à voir en elles la première éclosion de la femme… Puis, un beau jour, on s’aperçoit qu’on s’est laissé prendre soi-même à cette étude intéressante, et il ne nous reste plus alors qu’à épouser ou à partir…

— Et vous êtes parti !

— Mon cher ami, je me défiais de mon imagination. Mlle Douvry est une délicieuse jeune fille, mais avouez qu’elle est impossible comme femme !… Elle n’a pas un atome de dot et aucune fortune en perspective.

— Oh ! fit Suzy tout bas.

Elle serrait si fort son éventail entre ses doigts, qu’un feuillet se brisa.

Il y avait dans ce « oh ! » de la stupeur, et aussi une impossibilité de croire aux paroles entendues, une révolte contre l’évidence même. Instinctivement, elle se détourna pour supplier Georges de lui dire qu’elle avait mal compris… Mais entre eux tombait, aussi infranchissable qu’une épaisse muraille, le tissu soyeux de la portière dont les convenances lui interdisaient de soulever un pli même.

Toujours plus passionné, montait le chant de la Scharpi ; mais Georges de Flers ne semblait pas l’entendre, lui qui se disait un fervent adorateur de musique.

Il répondait au comte de Pruynes de sa belle voix chaude qui avait murmuré à Suzy des paroles très douces dans le petit enclos fleuri… Aujourd’hui, l’accent en était sceptique et léger.

— Que voulez-vous, de Pruynes… je me connais trop pour pouvoir me faire d’illusions sur mon compte. Si, dans un beau moment d’enthousiasme, j’avais offert mon nom à Mlle Douvry, je sais parfaitement que, dans mon for intérieur, j’aurais plus d’une fois, ensuite, regretté mon intempestive prière… J’ai une foule d’habitudes, de goûts de luxe — peut-être excessifs, je l’avoue ! — mais qui me sont très chers et auxquels il me faudrait renoncer si j’épousais une femme sans fortune… De plus, Mlle Douvry jouit d’un certain nombre de frères et de sœurs, à l’avenir desquels il faudrait peut-être aussi songer, à un moment donné… Non ! j’y ai réfléchi : décidément, restreindre mes dépenses, faire des économies, me charger de responsabilités, c’est là, je l’avoue à ma honte, une vertu tout à fait en dehors de mes moyens !… Mon cher, les idylles sont ravissantes, dans les romans surtout…

Quelles inflexions dédaigneuses soulignaient les paroles de Georges !… Suzy ne le voyait pas, mais elle sentait l’air de nonchalance hautaine dont il les prononçait.

Elle ne doutait plus, maintenant !… Quelque chose venait de mourir en elle ; la foi enthousiaste et naïve qu’elle lui avait vouée. Elle ne l’estimait même plus ; avec toute la rigueur de sa jeunesse généreuse, elle le jugeait, et sur ses lèvres, un cri éperdu montait :

— Taisez-vous !… Par pitié pour vous-même, taisez-vous !

Elle eût voulu ne plus rien entendre, ni savoir, mais oublier, fermer les yeux, et puis dormir longtemps, longtemps, jusqu’au jour où la vie aurait emporté, loin d’elle, Georges de Flers.

Et pourtant, en dépit de toute sa volonté, elle distinguait encore ses paroles qui lui arrivaient plus vibrantes que les derniers accents de la Scharpi :

— Vous me demandez, de Pruynes, pourquoi je suis revenu à Cannes ?… Parce que, maintenant, je me suis ressaisi, je suis sûr de moi… D’ailleurs, je me tiens en garde contre toute surprise !… Le poème était charmant, mais j’en ai fini la lecture. Et, après tout, peut-être avez-vous raison, et la beauté de miss Tuffton m’a-t-elle aidé à l’achever…

Autour de Suzy, c’était toujours le même cadre aristocratique et souriant ; les grappes de fleurs semées à profusion qui emplissaient l’air d’un parfum pénétrant ; la lumière ruisselant sur les épaules des femmes apparues dans la soie claire des corsages, le fouillis vaporeux des dentelles ; puis, à travers le salon, un battement d’éventails, léger comme un vol d’oiseau.

Dans sa poitrine, le cœur de Suzy battait à se rompre. Mais ses yeux pleins de flamme demeuraient secs. Un souffle d’intense mépris passait sur elle comme un tourbillon, étouffant à jamais l’élan juvénile qui avait jeté vers Georges de Flers son âme fraîche de jeune fille.

Ainsi, il l’avait aimée !… Il ne s’en cachait pas… Mais lui, l’artiste, l’homme du monde chevaleresque, il l’avait aimée jusqu’à la bourse.

S’il eût été pauvre encore, elle lui eût pardonné, elle l’eût excusé de la fuir… Mais non ! Georges de Flers était riche, très riche. Elle avait été le témoin, depuis plusieurs mois, de la façon princière dont il usait de sa fortune. Et, d’ailleurs, il l’avait déclaré sans embarras au comte de Pruynes, s’il ne voulait pas faire sa femme de Suzy, c’était afin de n’avoir à rien sacrifier du luxe raffiné dont il se plaisait à vivre entouré.

Elle l’avait vu généreux, pourtant ! Quand deux mois plus tôt, un coup de vent avait fait périr en mer des pêcheurs du pays, il avait été le premier à offrir pour eux son aumône à lady Graham ; il avait donné aussitôt l’une de ses plus remarquables toiles pour la tombola organisée en leur faveur… Et ce jour-là même — Suzy s’en souvenait avec une amertume poignante — elle s’était sentie plus encore rapprochée de lui, car il semblait partager la pitié qu’elle ressentait pour les malheureux naufragés.

Et c’était le même homme qui venait de prononcer les paroles d’impitoyable égoïsme dont le souvenir la torturait comme une brûlure. Suzy était encore très jeune. Elle ignorait qu’il est une générosité qui fait partie des devoirs de l’homme du monde, dans laquelle le cœur n’a rien à voir. Et cette générosité-là, Georges de Flers la possédait, pleine et entière.

Elle ressentait la même intolérable angoisse que si elle l’eût vu se dégrader devant elle, lui qu’elle avait connu toujours prêt à comprendre et à admirer ce qui était beau !… Quels mensonges disait-il donc alors ?

Ainsi qu’une rumeur lointaine, elle entendait dans le salon des applaudissements enthousiastes. Mais elle ne songeait plus ni au concert, ni à la Scharpi, ni à aucun artiste… Était-ce le langage de Georges que l’on accueillait ainsi ?… Le bruit de ces acclamations lui était douloureux, et, machinalement, elle porta la main à son front qui lui faisait mal.

Elle savait donc maintenant pourquoi Georges avait brusquement quitté Cannes ! Et elle s’était inquiétée de son départ ! Elle avait été heureuse de son retour ! Et, naïve, elle avait craint de l’avoir blessé en quelque chose, le voyant changé pour elle depuis qu’il était revenu !

— C’est affreux ! C’est affreux ! murmura-t-elle avec un sursaut de révolte. Oh ! que c’est mal à lui d’avoir agi ainsi !… Et que c’est cruel de ne pouvoir plus l’estimer !

Toute sa fierté, aussi, frémissait à la pensée que pour Georges, elle avait été à peine plus qu’une distraction, rejetée quand il l’avait jugée dangereuse pour sa propre tranquillité.

Confusément, en dépit de son inexpérience, Suzy comprenait que cet homme d’honneur, selon le monde, n’avait pas agi loyalement envers elle. Il avait pris plaisir à la regarder vivre — comme il eût respiré une fleur — sans s’inquiéter une seconde de ce qu’elle penserait des attentions constantes qu’il lui prodiguait, surtout pour sa propre satisfaction.

S’il était parti, ce n’était pas par intérêt pour elle, c’était par prudence pour lui-même, parce qu’il se défiait de son imagination.

Et elle n’avait rien deviné !… Elle lui avait livré sans compter ses impressions, ses désirs naïfs, ses rêves de petite fille enthousiaste, croyant rencontrer une affectueuse sympathie d’ami, là où il n’y avait qu’une curiosité de dilettante.

Oh ! quelle horreur elle éprouvait pour son égoïsme souriant, sa sécheresse d’âme !…

— Ne trouvez-vous pas que cette Sérénade vient d’être admirablement exécutée ? demanda, se tournant vers Suzy, une jeune fille assise à quelques pas d’elle.

Elle répondit : « Oui » sans savoir ce qu’elle disait même. Elle n’avait rien entendu et elle pensait :

— Oh ! pourquoi ai-je su la vérité ! Pourquoi !…

Il se faisait un remous de soies froissées à travers le salon, car les femmes se levaient, la première partie du concert étant achevée. Devant elles, les hommes s’inclinaient au milieu du bourdonnement joyeux des conversations et les conduisaient vers le hall où, sous de gigantesques palmiers, le buffet était dressé.

Suzy, elle, restait immobile, lasse, très lasse, agitant son éventail d’un geste inconscient, regardant, farouche, les couples qui défilaient devant elle. Un flot d’indicible amertume gonflait son cœur, meurtri de sa brutale rencontre avec la réalité.

Tous ceux qui étaient là pensaient sans doute comme Georges de Flers ! Pas un des jeunes gens dont elle avait reçu les hommages empressés durant l’hiver n’eût daigné l’accepter pour femme… Sans dot !

Sans doute les choses devaient ainsi se passer, puisque Georges de Flers l’avait déclaré sans embarras, comme s’il se fût agi d’un fait d’une évidence absolue… De même, M. de Pruynes avait accueilli ses paroles.

Que faisaient la jeunesse de Suzy, son charmant visage, — un sujet d’inspiration pour Georges de Flers ! — son talent d’artiste, les qualités que la nature avait pu lui donner !… Rien ! Rien !… Elle était sans dot !

Et tous les hommes en jugeaient ainsi…

Tous ?…

Soudain, au fond de la pensée de Suzy, se dressa le visage sérieux d’André Vilbert. Allait-elle donc le méconnaître une fois de plus ?

Lui, était venu à l’heure où l’avenir était sombre, où la vie se faisait lourde pour elle. Il avait voulu l’aider à porter son fardeau, prêt à se dévouer tout entier, si elle voulait bien le lui permettre.

Et elle l’avait repoussé, en petite fille étourdie et folle, sans deviner la valeur de cet homme qui dominait Georges de Flers de toute sa générosité.

Il n’était pas un mondain blasé, lui, mais un homme de cœur, incapable de mensonge et de calcul. Jamais il n’eût parlé ni agi comme l’avait fait M. de Flers, Suzy en éprouvait la certitude absolue ; et, dans ce bouleversement de tout son cœur, elle se réfugia, éperdue, dans le souvenir d’André, parce qu’elle était sûre de pouvoir l’estimer, lui !

Elle avait vu Georges se diriger vers le hall, ayant Gladys à son bras. Au bout d’une seconde, il reparut dans le salon, semblant chercher quelqu’un… Était-ce elle ? Allait-il recommencer son jeu de tout l’hiver ?… — Comme elle avait eu foi en lui, pourtant !… Comme elle lui avait ouvert, sans crainte, l’entrée de sa jeune âme !

En effet, il venait de son côté, et son visage s’éclaira quand il la vit :

— Mademoiselle Suzanne, voulez-vous me permettre de vous offrir le bras pour aller rejoindre lady Graham qui est au buffet et vous demande ?

Elle leva les yeux vers lui, incapable de répondre. Mais sans doute ses prunelles brunes exprimaient quelque chose de la tempête qui traversait sa pauvre âme, car Georges demanda vivement :

— Qu’avez-vous ? mademoiselle. Êtes-vous souffrante ?

— Souffrante, moi ?… Oh ! non !

Sa propre voix sonnait à son oreille comme celle d’une étrangère. L’accent lui en paraissait changé, et elle eut peur que Georges ne le remarquât et ne la questionnât… A aucun prix, il ne devait savoir qu’elle l’avait entendu !

Elle se leva et effleura de ses doigts gantés le bras du jeune homme, tandis qu’il lui parlait et qu’elle lui répondait avec effort, en petites phrases brèves… Entre eux, un abîme s’était ouvert, mais il ne le savait pas et il ressentit une impression agréable en la voyant, dans une haute glace, passer appuyée sur lui, très fine dans son élégance.

Comme d’ordinaire, un cercle nombreux entourait lady Graham qui accueillit Suzy par une exclamation amicale :

— Dear, où vous cachiez-vous donc ?… Tout le monde vous réclame ici !…

— Vraiment ? fit-elle.

Un indéfinissable sourire de dédain crispait sa bouche ; mais une sorte de fièvre la brûlait.

Machinalement, elle trempa ses lèvres dans la coupe de champagne que lui présentait Georges. Elle se mit à causer avec une animation nerveuse, prenant un âpre plaisir à se voir entourée, admirée comme Gladys, recherchée par ces hommes qu’elle jugeait avec l’impitoyable sévérité de ses dix-huit ans. La fin de la soirée s’écoula pour elle comme un songe où elle agissait poursuivie par une sourde douleur, alors même qu’elle s’efforçait de sourire, de causer, pour oublier…

Mais quand, enfin, elle se retrouva dans le silence, le calme de sa chambre de jeune fille, sans qu’aucune présence amie vînt lui adoucir l’amertume de son rêve fini, une immense détresse l’étreignit ; et, cachant, comme un enfant, son visage dans l’oreiller, elle éclata en sanglots passionnés…

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