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Le rêve de Suzy

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V

Pour la première fois de sa vie, Suzy allait sortir seule. Aussi, sur le seuil de la grand’porte, elle s’arrêta une seconde, regardant autour d’elle. Un léger frémissement, fait d’un vague plaisir et d’un peu d’anxiété, lui mettait aux joues une lueur rose plus vive.

Puis, l’idée que, dans quelques instants, elle pénétrerait pour la première fois dans une maison étrangère afin d’y demander des leçons, froissait sourdement sa fierté de jeune fille jusqu’alors indépendante. Elle avait peur aussi de rencontrer quelqu’une des amies de Germaine qu’elle trouvait aux jeudis de Mme Arnay, et qui s’étonnerait de la voir seule… Mais comme elle était, au fond, une petite personne très résolue, son hésitation fut courte ; et, redevenue brave, elle abandonna l’abri tutélaire du vestibule et s’engagea dans la rue de Prony, où de rares passants s’agitaient dans un léger brouillard.

D’ailleurs, c’était elle qui avait insisté pour que sa mère, toujours souffrante, ne s’exposât pas à l’humidité de ce temps de brume pénétrante.

Soutenue par sa tendresse inquiète, elle avait courageusement entamé la lutte pour obtenir la permission de se rendre seule chez Mme de Vricourt, bien qu’en réalité, elle s’effrayât un peu à la pensée de posséder une liberté aussi absolue.

Mais, après tout, de la rue de Prony à l’avenue du Bois, la course n’était pas bien longue !

Et caressante, avec un ton sérieux et posé que sa mère ne lui connaissait pas, elle avait insisté, revenant sans cesse sur cette idée que si, durant l’hiver, elle devait donner des leçons, il lui fallait bien s’habituer à circuler sans être accompagnée.

Peu à peu, Mme Douvry s’était prise à penser que Suzy avait peut-être raison dans sa candide sagesse ; et enfin, les yeux fixés avec une infinie tendresse sur le visage de Suzy, elle lui avait dit :

— Tu vas avoir la vie sérieuse d’une femme. Il faut t’habituer à te conduire comme une femme. Tu peux aller, mon enfant.

Alors Suzy était partie, rendue vaillante par un baiser de Mme Douvry, baiser qui ressemblait à une bénédiction.

C’était une sensation toute neuve pour elle de se sentir ainsi livrée à elle-même. Il lui semblait bizarre de n’avoir aucun visage connu à ses côtés, de ne pouvoir échanger ses impressions avec personne, d’être contrainte de marcher silencieuse de la sorte.

Aussi s’en allait-elle très grave, assez intimidée en réalité, sans regarder les passants, les yeux obstinément fixés sur l’asphalte du trottoir ou les lointains de la rue, poursuivie par l’idée que tout le monde devait remarquer son secret embarras.

Un instant, comme elle passait devant une glace, elle y jeta un coup d’œil furtif, avec le désir de se rendre compte de l’apparence qu’elle avait. Et elle aperçut alors une jeune femme — qui était elle — svelte en son costume de drap sombre et qui s’avançait la mine sérieuse, le visage d’une fraîcheur rayonnante sous le tulle de la voilette.

— Si maman me voyait, elle serait contente de moi ! Je parais très respectable ! pensa-t-elle, continuant sa route du même air posé, son pas souple glissant sur le pavé.

Un petit sourire bien discret courut rapide sur ses lèvres, et dans le secret de sa pensée, elle poursuivit :

— Je suis réellement une gentille petite dame ! Je ne croyais pas que je pourrais faire aussi bien !

Cette découverte l’amusa et la rendit un peu plus brave tandis qu’elle suivait la rue de Prony, presque déserte.

Pas tout à fait cependant ; car, en sens inverse de Suzy, un homme venait à ce moment, jeune, d’allure très élégante, le visage éclairé par une barbe blonde.

Il était à quelques pas de Suzy.

Par hasard, distraite, elle levé les yeux vers lui, et soudain une exclamation lui monta aux lèvres en reconnaissant Georges de Flers.

Elle put arrêter à temps un sourire heureux qui, indiscrètement, allait parler pour elle ; mais, avec impatience, elle sentit que le rose de ses joues s’avivait.

Son regard à lui avait eu une expression de plaisir mêlé de surprise. Parce qu’elle était seule, il paraissait se demander s’il ne se trompait pas, en croyant la reconnaître.

Mais son hésitation ne dura qu’une seconde. Les yeux bruns lumineux qui croisaient les siens étaient bien ceux de Suzy, dont il avait si souvent, au Castel, admiré l’éclat.

Très profondément, il s’inclina sur son passage. Elle, toujours sérieuse, dominée par le sentiment de sa jeune dignité, répondit par un petit signe de tête, d’une grâce un peu fière. Elle avait senti l’étonnement de Georges en ne la voyant pas accompagnée, et une impression pénible assombrissait pour elle le plaisir naïf qu’elle éprouvait de cette rencontre.

Surtout, elle était flattée de l’empressement qu’il avait mis à la saluer. Bientôt l’impression pénible s’effaça et le plaisir demeura seul, éclairant pour elle, la mélancolie de cette grise journée d’octobre.

Pendant un moment, elle oublia les soucis, qui, depuis quelques semaines, attristaient son cœur. Elle oublia cette leçon qu’elle allait demander, peut-être inutilement.

Elle traversa le parc Monceau sans s’apercevoir que les arbres se dénudaient, que les feuilles couvraient le sol où, sous ses pas, elles s’écrasaient avec un bruit sec de chose qui se brise. L’une d’elles, détachée d’un rameau, vint frôler son bras, et, dans un élan enfantin, elle l’arrêta au passage et l’enfouit dans son petit carnet. Il lui revenait le souvenir de la superstition qui veut qu’une feuille porte bonheur, ainsi prise au vol, lorsqu’elle se détache jaunissante.

Un besoin d’être heureuse, d’avoir foi en l’avenir emplissait l’âme de Suzy. Comme si une bouffée d’espoir eût passé sur elle, il lui paraissait certain maintenant que les mauvais jours ne dureraient pas, ne pouvaient pas durer ! Elle allait avoir des leçons nombreuses ; son père trouverait un poste avantageux ; Mme Douvry n’aurait plus d’inquiétudes, et alors…

Suzy ne précisait pas ce qui arriverait alors ; mais certainement ce serait quelque chose d’agréable, — surtout pour elle-même, — qui, à l’avance, lui mettait dans l’esprit les images vagues et souriantes d’un avenir où, peut-être, elle ne serait plus seule…

Elle était si bien absorbée par la douceur de sa songerie, qu’elle demeura tout à coup surprise de se voir arrivée devant la maison de l’avenue du Bois où elle se rendait.

Ramenée soudain à la réalité de l’heure présente, voici qu’elle était prise d’une appréhension irraisonnée à la pensée de l’entrevue qu’elle allait avoir.

Elle ne savait pas du tout comment les choses se passent dans ces sortes de visites. Il lui venait une peur instinctive qu’on lui dît des choses désagréables. Lesquelles ?… Elle ne le prévoyait pas !… Mais elle se souvenait d’histoires lues jadis quand elle était petite fille, où il était question de pauvres institutrices reçues avec dédain. Et très fière, habituée à rencontrer partout bon accueil, elle frémissait à l’idée qu’une mauvaise réception pût l’attendre…

Une première fois, elle passa devant la porte, n’osant pas entrer. Puis, honteuse de ses hésitations, elle revint, et vite, pour s’ôter la possibilité de réfléchir, elle demanda au majestueux concierge :

— Mme de Vricourt ?

— Madame n’est pas encore sortie. Au premier.

Suzy dit un merci bref. Elle s’en voulait de ce que sa voix tremblait. Et elle monta lentement l’escalier pour avoir le temps de se calmer, un peu engourdie par l’ombre et la tiédeur chaude du vestibule, après le froid du dehors.

Mais si peu vite que ses pieds eussent effleuré les marches, elle parvint encore trop tôt devant une haute porte, dont les boiseries sombres détachaient leurs lignes sur les tentures plus claires de la muraille.

Son cœur battait toujours très fort, à tel point qu’elle aurait pu en compter les pulsations, et elle sentait ses joues brûlantes.

— Je vais être ridiculement rouge ! pensa-t-elle énervée. Je n’aurais jamais cru qu’il me fût possible d’avoir peur à ce point !… Maman, ma chérie, que je voudrais vous avoir avec moi !

Quelque chose comme des larmes lui montaient aux yeux.

Tout à coup, des pas retentirent en bas, dans le vestibule. Alors, elle craignit d’être surprise immobile devant cette porte close. Résolument, elle sonna.

Une seconde d’attente ; puis, dans l’écartement de lourdes draperies, apparut une figure correcte et impassible de valet de chambre.

— Mme de Vricourt reçoit-elle ?

— Madame va sortir. Mais si Madame veut me dire son nom ?

Suzy eut un imperceptible sourire à cette appellation « madame » qui ne lui avait guère été adressée. Une seconde même, amusée, elle oublia son émotion.

Puis elle tendit sa carte au domestique, avec le mot d’introduction qu’y avait écrit Mme de Guernes.

— Veuillez remettre cette carte à Mme de Vricourt, je vous prie.

Sa voix tremblait un peu. Il lui paraissait que c’était une autre qu’elle-même qui se trouvait dans cette antichambre étrangère. Elle avait la vision de la vraie Suzy qui, rieuse, jouait au tennis, sous l’ombrage des tilleuls, n’ayant pas dans la pensée de plus grande préoccupation que celle de gagner une partie… Cette heureuse Suzy avait-elle donc disparu à jamais ?…

Le domestique l’avait introduite dans un petit salon qui jouissait d’une apparence de musée en miniature, grâce aux œuvres d’art, bronzes, statues, tableaux qui s’y trouvaient dispersés dans un désordre savant, au milieu d’une profusion de plantes vertes.

Elle put à loisir contempler tous les bibelots de prix, ornant les tables et les étagères, car, au bout de dix minutes seulement, la porte du salon s’ouvrit sous la main d’une femme, petite, point jolie, une expression ennuyée sur son visage pâle.

Elle était en tenue de promenade ; une pelisse de lourde soie, à demi rejetée en arrière, dégageait ses épaules ; et, en entrant, sur une table, elle déposa un carnet armorié et ses gants.

Suzy s’était levée. Tout le jour tombant d’une haute fenêtre l’enveloppait.

La jeune femme lui adressa un léger salut, strictement poli, rien de plus. D’un rapide coup d’œil, plein de surprise, elle examinait Suzy, comme déroutée par son aspect, qui, sans doute, ne lui paraissait pas répondre à celui d’une jeune fille sans fortune, désireuse de trouver des leçons.

— C’est bien vous, mademoiselle, n’est-ce pas, qui m’êtes adressée par Mme de Guernes, une amie de ma belle-mère ?

— Oui, madame, fit Suzy le plus tranquillement qu’elle put.

— Vous êtes professeur de musique ? Y a-t-il longtemps que vous enseignez ?

La voix de la jeune femme était brève, un peu hautaine. La fierté de Suzy se réveilla au fond de son cœur. Mais elle se domina courageusement.

— Je n’ai jamais encore donné de leçons, madame. Jusqu’ici, j’ai travaillé pour mon propre compte et suivi les cours du Conservatoire. Mais des circonstances imprévues, cet hiver…

Elle s’arrêta une seconde. Son cœur s’était remis à battre très fort ; et il lui semblait que cette dédaigneuse jeune femme allait s’en apercevoir. Elle finit vite :

— Mais des circonstances imprévues me donnent le désir d’utiliser ce que je possède de talent ; et Mme de Guernes a bien voulu m’adresser à vous, madame.

— En effet, je cherche une personne qui puisse s’occuper de l’éducation musicale de mes deux fillettes. L’aînée a douze ans et joue déjà fort bien ! Seulement je crains, mademoiselle, que n’ayant jamais enseigné, vous manquiez un peu d’expérience. Je dois vous dire aussi que j’ai déjà quelques personnes en vue.

Le cœur de Suzy se serra… Sa mère souhaitait tant qu’elle réussît ! Et elle, Suzy, avait un tel désir d’adoucir les inquiétudes de Mme Douvry… Sans savoir pourquoi aussi, elle songea à Georges de Flers qui, cinq semaines plus tôt, se montrait si attentif auprès d’elle et accueillait comme une faveur le plus petit mot qu’elle lui adressait… Comme ce temps lui apparaissait lointain tout à coup.

Une émotion poignante lui serrait la gorge. Mais elle reprit pourtant :

— Je n’ai jamais, en effet, donné de leçons dans des maisons étrangères, madame. Mais j’ai deux petites sœurs dont j’ai toujours surveillé le travail.

— Ah ! vraiment !… Ainsi, vous n’êtes pas tout à fait novice !… Je vous demanderai alors, mademoiselle, quelles sont vos conditions.

Une rougeur ardente envahit le visage de Suzy. Cette question d’argent était pour elle un supplice. Ses deux mains se serrèrent nerveusement, tandis que la jeune femme continuait, de son accent mesuré et froid :

— Je préfère vous avertir tout de suite, mademoiselle, que je pourrai seulement accepter des propositions très… douces, car il s’agit de leçons pour des enfants dont le travail ne demande pas grande dépense de talent de la part du professeur… De plus, les personnes qui m’ont déjà été envoyées se montrent peu exigeantes dans leurs demandes…

Suzy contempla stupéfaite l’élégante jeune femme qui s’exprimait ainsi, au milieu de cet appartement luxueux où les plus petits bibelots étaient des objets de prix. Une réplique trop franche traversait son esprit, envahi par une âpre sensation de dédain.

Par bonheur, un coup frappé discrètement à la porte du salon arrêta toute parole sur ses lèvres.

— Qui est là ?… Entrez, fit Mme de Vricourt avec impatience.

Dans l’entre-bâillement des portières, le valet de pied se montra.

— La voiture de Madame est avancée.

— Bien, bien, fit-elle. Je suis occupée. Il ne fallait pas me déranger.

Et, se tournant vers Suzy qui attendait, résolue comme un jeune coq de combat, elle reprit :

— Ah ! j’oubliais ! mademoiselle. Avant de discuter tout arrangement, permettez-moi une question. Déchiffrez-vous bien ?… Je tiens absolument à cela, pour ma fille aînée surtout, qui est déjà d’une certaine force…

— Je lis très facilement la musique, madame, fit Suzy, résignée à cet interrogatoire.

— Bon !… Alors, mademoiselle, serait-ce trop abuser de votre obligeance que de vous prier de vouloir bien déchiffrer devant moi quelques lignes ? Ma demande vous semble peut-être bizarre ; mais j’aime à me rendre compte par moi-même…

Un éclair s’alluma dans les yeux de Suzy ; et, dans ses veines, le sang se mit à courir très vite.

Mme de Vricourt parlait sans aucune intention blessante. Mais comme elle le disait : « Elle voulait se rendre compte. » En cette minute, elle avait un air d’homme d’affaires qui discute une entreprise.

— Je suis tout à votre disposition, madame, dit la jeune fille.

Mme de Vricourt s’inclina un peu, et l’ombre d’un sourire détendit ses lèvres.

— Je vous remercie, mademoiselle, et vais alors user de votre bonne grâce.

Rapidement, le geste fiévreux, Suzy enlevait ses gants et, toute droite, un peu hautaine, elle attendit debout auprès du piano, tandis que la jeune femme prenait un album et l’ouvrait au hasard.

Suzy s’était rapprochée. Elle jeta un coup d’œil sur la musique et dit, une vibration fière dans sa voix fraîche de jeune fille :

— Je connais ce Prélude de Chopin, madame, et ne pourrais, en le jouant, vous montrer comment je déchiffre… Voulez-vous me permettre d’en choisir un autre ?

Une expression d’embarras passa sur le visage de Mme de Vricourt. Mais elle se remit très vite et répondit :

— Je m’en rapporte absolument à vous, mademoiselle.

— Alors, voici une page qui m’est tout à fait inconnue.

Suzy s’assit au piano ; et, dès que ses doigts eurent effleuré l’instrument, toute l’agitation douloureuse qui la bouleversait disparut devant l’intensité de jouissance que la musique éveillait en elle.

Elle ne connaissait pas la page placée sous ses yeux. Mais une merveilleuse intuition la guidait. Sous ses doigts, les accords tombaient avec des sonorités d’orgue, interrompant, par leurs notes graves, l’harmonie plaintive et tourmentée du chant.

Elle jouait, soudain oublieuse du milieu où elle se trouvait, sans s’apercevoir même qu’auprès d’elle, se tenait une jeune femme qui l’enveloppait d’un regard de curiosité presque jalouse, songeant à peine à écouter, les yeux fixés sur ce délicieux profil de jeune fille, dont l’expression grave et recueillie en ce moment contrastait avec la juvénile finesse des lignes.

— Bravo ! Bravo !… Ma chère, c’est un crime à vous de ne pas jouer plus souvent ! fit une voix masculine… Toutes mes félicitations !

Et M. de Vricourt, soulevant la portière, apparut dans le salon et demeura stupéfait devant Suzy qui se levait du piano, les lèvres encore tremblantes d’émotion.

Il la salua, interdit. Sa femme se tourna vers lui. Elle paraissait ennuyée de son admiration, et un léger pli lui creusait le front.

— Je suis désolée, mon ami, de n’avoir aucun droit à vos éloges. Mais vous voudrez bien les transmettre à qui de droit.

Et, avec une imperceptible nuance de hauteur, elle expliqua :

— Mademoiselle était venue de la part de Mme de Guernes m’offrir ses leçons pour les enfants et je l’avais priée de me mettre à même de juger de son talent… qui est en effet fort beau…

On eût dit qu’elle prononçait à regret cet éloge, contrainte seulement par la nécessité.

— Mais, ma chère, fit M. de Vricourt étonné, ne vous ai-je pas entendue déclarer, ce matin même, que vous vous étiez enfin arrangée avec une personne, excellent professeur, qui avait, de plus, passablement besoin de trouver des élèves !…

La jeune femme eut un geste d’impatience.

— Je sais bien. Mais il est toujours possible de se dédire, de trouver un prétexte, et si le jeu de mademoiselle me convenait mieux…

Toute la délicatesse, la droiture fière de Suzy l’emportèrent dans un élan irréfléchi.

— Oh ! madame ! jamais je ne consentirais à prendre la place d’une autre personne dans ces conditions !… Ce serait trop mal !

Une fugitive rougeur courut sur le visage de Mme de Vricourt, et son regard qu’elle levait irrité vers la jeune fille, se baissa devant la flamme de reproche qui étincelait dans les yeux de Suzy.

La voix mordante, presque agressive, elle dit :

— Rassurez-vous, mademoiselle, je n’ai nulle intention de mettre votre conscience à pareille épreuve. J’ai seulement voulu me rendre compte du bien-fondé de la recommandation de Mme de Guernes afin de pouvoir, à l’occasion, user de vos services. Mais, en effet, mes arrangements sont pris, et je crois préférable de n’y rien changer.

Les deux femmes se tenaient debout l’une auprès de l’autre, Suzy dominant de toute la tête cette petite femme maladive qu’elle écrasait de l’éclat de sa belle jeunesse.

Mme de Vricourt le sentit peut-être. Elle s’écarta de Suzy et, prenant sur la table son carnet et ses gants, se dirigea vers la pièce voisine du salon.

— Je ne veux pas abuser davantage de votre temps, mademoiselle, et vous remercie de m’avoir mise à même de vous entendre, fit-elle avec un léger signe de tête d’adieu.

Elle soulevait la portière de son appartement sans paraître songer le moins du monde à reconduire la jeune fille.

M. de Vricourt le remarqua sans doute, car il s’avança et ouvrit la porte du salon devant Suzy.

Son attitude était froide mais absolument courtoise. Lui, traitait Suzy en femme du monde, non pas en humble professeur salarié, reçu comme un inférieur.

Durant une minute, une détente se fit en elle et, soudain, toute sa bonté délicate la domina, lui inspirant le regret d’avoir blessé Mme de Vricourt par sa trop franche réponse. Jamais elle ne pouvait supporter de sentir quelqu’un irrité contre elle.

Alors, comme M. de Vricourt l’accompagnait jusqu’au seuil de l’appartement, elle s’arrêta, redevenue tout à coup la petite Suzy du Castel, et, par un de ces retours spontanés qui lui donnait tant de charme, elle dit anxieuse :

— Je crains d’avoir froissé Mme de Vricourt, il y a un instant. S’il en est ainsi, voulez-vous, monsieur, la prier de croire à tout mon regret ?

M. de Vricourt eut un regard surpris et un geste de dénégation polie.

— Veuillez, mademoiselle, ne pas vous inquiéter de ce petit incident sans importance que Mme de Vricourt, d’ailleurs, avait provoqué.

Le ton de ces paroles était si indifférent, qu’il glaça Suzy. Sans un mot de plus, elle s’inclina et sortit, avide d’entendre retomber derrière elle la porte de cette demeure inhospitalière.

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