Légendes canaques
III
Après bien des palabres, bien des discussions interminables, où chaque ambassadeur défendit âprement les intérêts de sa tribu, le chef de Ouénia avait accepté les battes en écorce de figuier ; il avait attaché le nœud de l’alliance à la hache de pierre qui lui était présentée, enveloppée de ses symboles.
La tribu de Ouénia donnait le passage sur ses domaines. Elle marchait d’accord avec celle de Bondé pour aller à Pouapanou, s’emparer de la personne du tayo gras, en employant la ruse jointe à la force.
Quant au vieux sorcier qui avait le pouvoir d’évoquer l’esprit de feu Téama, jadis chef de Bondé, il avait facilement prouvé la véracité de ses dires.
Au pied d’un contrefort de roches calcaires qui se coupait en falaise, à pic du Diahot, il avait mené les canaques les plus qualifiés pour ces sortes de constatations. Là, dans des cavernes aux entrées cachées par des banians rabougris, régnaient des sépultures, où reposaient et se désagrégeaient des ossements d’ancêtres.
Un glissement de pierres calcaires clivées sur un lit d’argile s’était produit, il en était résulté un éboulis de rochers avec quelques arbres rompus, déracinés.
Pour les canaques, il n’y avait aucun doute possible. Ce phénomène de rochers déplacés brutalement appartenait au surnaturel. Il avait fallu une poussée, n’est-ce pas ?… Qui l’avait donnée cette poussée ?… Non pas les hommes… Ils n’étaient pas assez forts… Alors, c’étaient les diables, les morts, l’inconnu, l’incompréhensible que l’on n’essaye même pas de définir.
Les explications du vieux sorcier étaient exactes. Il se trouvait là lorsque les rochers avaient été déplacés par la colère de Téama, de Téama qui avait été insulté par les canaques de Pouapanou. Jadis ils avaient mis à mal sa popinée Ouvé, ensuite ils avaient mangé sa chair. Et lui Téama, il n’avait appris cela que depuis qu’il était mort, depuis qu’il errait par les nuits sombres, et regardait vivre les canaques… C’était le père de Tchiaom qui avait tué Ouvé d’un coup de sa hache… Et ce crime de lèse popinée de Chef était resté impuni… Maintenant Téama le chef mort était en fureur, il fallait servir sa vengeance, afin de conjurer les mauvais sorts qu’il pouvait jeter sur les canaques… La tribu était sous la menace de calamités impossibles à prévoir.
Pendant une nuit brumeuse, propice aux manifestations de la fureur de Téama, le vieux sorcier, muni de ses fétiches, s’était transporté seul à la sépulture, dans les rochers.
De loin, d’une colline située en face, sur l’autre berge de la rivière, les canaques apeurés avaient entendu parler le sorcier ; ils avaient aussi entendu la voix de Téama, le mort, qui criait dans le fond des trous. Tous les canaques avaient allumé un feu pour se protéger des diables qu’ils sentaient dans le voisinage, mais qu’ils ne pouvaient voir. — Les diables ont peur du feu.
Puis, au milieu des rochers, sous les banians tordus, dans l’obscurité intense, il y avait eu une dispute, et des pierres qui roulaient lourdement. Et les bruits s’étaient éteints, l’épouvante du silence de la nuit avait pesé sur les choses. Il n’était plus resté que la plainte du vent dans les broussailles.
Soudain, un cri aigu s’était élevé des roseaux qui frissonnaient le long de la berge, il avait fait « kouiii ». C’était un diable qui contrefaisait sa voix pour en appeler un autre. En présence de ce danger vague, les canaques s’étaient enfuis, ils étaient allés se réfugier dans les cases, près du feu, hors des atteintes des esprits toujours malveillants.
Le matin au grand soleil, le sorcier n’était pas encore de retour. Où était-il ?… Qu’était-il devenu ?… Personne ne le savait. Personne n’osait aller à sa recherche, car, à moins d’y être convié par les sorciers eux-mêmes, les affaires des sorciers ça ne regarde pas les canaques.
Le surlendemain, au grand jour, au moment où l’on pensait le moins à lui, le vieux sorcier avait surgi de terre, dans la tribu, au milieu des habitants surpris.
En présence du Grand Chef et de tous les notables assemblés, le sorcier avait raconté ses aventures étranges : Il avait pénétré dans la sépulture de Téama pour lui parler, pour lui demander les « baouis » de la popinée Ouvé, afin de posséder ce fétiche qui devait assurer le succès de la vengeance tardive.
Téama avait refusé de lui donner les « baouis », parce que les « baouis » étaient doux et chauds comme la poitrine de Ouvé ; et que lui Téama, lorsqu’il s’ennuyait seul, il allait les toucher, là-bas, loin, dans les forêts de l’Ignambi.
Alors lui, le sorcier, il s’était disputé avec Téama le chef mort. Téama furieux avait fait rouler des rochers pour l’écraser ; mais lui, le sorcier, il avait sauté en l’air et les rochers n’avaient pas pu le tuer, ils ne l’avaient que blessé un peu, au pied. Et il montra une légère entaille au gros orteil.
Ensuite, il avait dit à Téama que, s’il ne voulait pas donner les « baouis », lui grand sorcier de la tribu, il allait jeter tous ses os, à lui Téama, dans la rivière le Diahot ; que les inondations emporteraient ses os à la mer, et qu’après il serait obligé d’aller rester à côté de ses os, avec les poissons, les loches, les requins, loin de Bondé.
Alors Téama, ou plutôt l’esprit émanant de son corps qui ne voulait pas quitter Bondé, avait consenti à donner les suggestifs « baouis » comme fétiche.
Téama, toujours incorporel, était parti devant, en laissant ses os se reposer ; il avait marché, marché, marché, à travers les forêts, par les montagnes, les vallées, les creeks. Lui le sorcier, il l’avait suivi, suivi, suivi, au bruit de ses pieds sur les feuilles sèches qui craquaient. Il était beaucoup fatigué le sorcier, mais il avait marché toujours, toujours, il ne s’était jamais arrêté.
Enfin ! Lui et Téama étaient arrivés dans le fond des forêts noires de l’Ignambi.
Là, entre les racines noueuses d’un kaori, sous des vieux cailloux moussus, ils avaient trouvé les « baouis » de Ouvé. Téama les lui avait donnés.
Après cela, Téama était parti, sans faire de bruit, pour aller rejoindre ses os. Lui le sorcier, il n’avait pas pu le suivre, il était revenu seul, et maintenant il était fatigué, fatigué.
Après ces explications surnaturelles bues par les canaques, le sorcier avait déroulé de sa tête une bande de feutre en écorce de banian, puis il en avait extrait les fameux « baouis » de la belle Ouvé. Ils se composaient de trois « Oua-cicis » et de quatre petits cailloux bleuâtres, le tout enfilé en chapelet par une cordelette tressée en cheveux humains et poils de roussette.
Devant ce fétiche qui venait des morts, l’assistance s’était reculée avec crainte. Seuls les initiés et quelques esprits forts avaient osé le toucher respectueusement, pour s’assurer de sa nature matérielle. Puis le sorcier avait repris le fétiche et l’avait remis dans son turban, autour de sa tête aux cheveux crépus, d’un blanc brûlé, jaunâtre. Et il s’en était allé maigre, efflanqué, nerveux, seul comme toujours.
Toutes les opérations de sorcellerie du vieux spirite avaient réussi. — Le chef de Bondé et la tribu entière marchaient d’accord avec les mânes des ancêtres, puisque Téama, le chef parmi les morts, voulait aussi que Tchiaom fût pris, tué et mangé. — Téama le mort aurait sa part du festin, les sorciers en grande cérémonie la lui porteraient à sa sépulture, et ils la déposeraient en offrande, sur les rochers, à côté des débris disloqués de son squelette.
Le vieux canaque qui comprenait le langage des oiseaux avait interrogé un corbeau qui croassait, il lui avait demandé : Attraperons-nous le tayo gras ?… Aussitôt le corbeau avait crié : Koaque… Koaque…, quatre fois. — Ça voulait dire beaucoup oui. — Pour récompenser le corbeau le vieux canaque lui avait promis du sang caillé.
L’entente avec les canaques de Ouénia était faite.
Sous de tels auspices, la dévastation du village de Pouapanou, et le rapt de l’homme gras devaient réussir, sans aucun mécompte du côté des agresseurs.
Les jeunes gens qui étaient toujours cachés dans la forêt n’avaient aucun droit de prendre part à une expédition guerrière, avant que la cérémonie officielle de leur pilou eût eu lieu, mais ils pouvaient se réjouir d’avance, pour célébrer leur avènement à la virilité, ils mangeraient l’homme gras de Pouapanou.
Pour aller à Pouapanou, s’emparer de l’homme gras, piller et revenir, il fallait trois jours, sans se presser, en prenant le temps nécessaire aux ruses. Les guerriers, et l’homme gras qu’il faudrait peut-être porter, en l’attachant à une barre de bois, seraient de retour à Bondé deux jours avant la nouvelle lune.
Le Conseil avait conclu que le grand pilou devrait avoir lieu dès que la lune apparaîtrait, tordue comme une feuille de gaïac, au-dessus de la montagne du tonnerre, (le dôme Tiébaghi).
Alors le grand Chef donna ses ordres définitifs. Les chargés du protocole organisèrent le cérémonial de la fête. Les popinées amassèrent des provisions de victuailles. — Tous ces préparatifs se firent au grand jour, à la lumière, au vu et au su de tout le monde. C’était pour le pilou des jeunes gens.
Il n’en fut pas de même en ce qui concernait la préparation de la chasse à l’homme. Afin d’éviter le bavardage des femmes, et l’espionnage toujours à craindre, le chef des guerriers prévint secrètement ses hommes qu’ils eussent à se mettre en forme, à se rendre invincibles.
Avant le départ pour le raid, d’un lever de soleil à l’autre, soit, pendant vingt-quatre heures, les guerriers afin d’être plus lestes, plus agiles, plus forts, observèrent une continence et une abstinence rigoureuses. Chacun se munit d’un fétiche, et en cachette fit les simagrées qu’il crut nécessaires pour se préserver des coups, se rendre invulnérable.
Durant cette retraite les guerriers conservèrent un grand calme ; ils vaquèrent à leurs occupations, sans rien changer à leurs habitudes. Ils évitèrent même de se grouper en nombre. Tout cela pour ne rien laisser deviner de leurs intentions belliqueuses. En silence, dans l’ombre, sournoisement, chacun perfectionnait ses armes, s’essayait dans les incantations. L’un appointait ses sagaïes au feu, en prononçant des paroles fatidiques. L’autre enroulait une tresse, résineuse autant que magique, autour de la poignée de son casse-tête, pour le fixer bien en main. Les plus richement armés aiguisaient leur hache de pierre bleue, sur un bloc de grès apporté autrefois par des hommes inconnus et redoutables.
Saturés de fierté et d’orgueil, les guerriers de Bondé attendaient le glorieux jour de départ.