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Légendes canaques

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VI

De retour à Pouapanou, le vieux sorcier envoya dans les cultures une équipe de canaques déterrer des ignames, et casser des cannes à sucre. Ces végétaux furent déposés en un tas, au bord de la rivière. Une deuxième bande fouilla les cases, fit une rafle de nattes, de marmites en terre cuite, et autres ustensiles ménagers. Ces divers objets furent mis à côté du premier tas. Après cela, les canaques coupèrent des lianes et des feuilles de cocotiers, ils arrachèrent des botillons de paille. Tous ces matériaux furent ajoutés au butin.

Les popinées qui étaient toujours parquées sous les arches d’un banian, furent déplacées, mises en marche, puis menées au bord de la rivière, à côté du butin. — Là, elles reçurent l’ordre d’avoir à s’organiser de manière à emporter en un voyage tout le monceau étalé devant elles.

Ayant l’habitude de ce genre de travail qui entrait dans leurs obligations de femmes, méthodiquement les popinées divisèrent les produits du pillage, en une trentaine de charges à peu près égales, et chacune prit un lot. — Ensuite, sans prononcer une parole, les porteuses, tenant compte de la force individuelle de chacune, firent une répartition équitable des charges, enlevèrent du poids à quelques-unes pour les alléger, et reporter ce poids sur les autres.

Puis, avec les feuilles de cocotiers et les lianes, elles procédèrent à un empaquetage soigné qui pût assurer la stabilité des fardeaux pendant la marche. Des botillons de paille qu’elles tressèrent, elles firent des bretelles qui ceinturèrent les ballots. — Lorsque tout fut prêt, elles s’accroupirent à terre contre les charges, passèrent les bras dans les bretelles. Pour se mettre debout, elles durent s’entr’aider, se tirer mutuellement par les mains. — Les fardeaux étaient très pesants. — Et elles restèrent là, immobiles, campées d’aplomb sur leurs jambes, le corps penché en avant, la charge posée sur la croupe, attendant le signal du départ. — En plus du poids, quelques-unes portaient un petit enfant dans les bras, d’autres les avaient à leur côté.

Aucune popinée n’éleva la voix, elles subissaient les revers de la défaite comme une chose toute naturelle, sans que leur moral en fût abattu, sans qu’elles cherchassent à prévoir de quoi l’avenir serait fait.

Pendant que quelques canaques retardaient le départ, en fouillant les brousses qui avoisinaient les cases, dans l’espoir d’y découvrir des armes cachées par les Pouapanou, Téïn, le fils du grand Chef de Bondé, arriva sur la berge de la rivière près de la caravane immobile et muette des popinées.

De par son titre, hors de la volonté paternelle, Téïn, fils de grand Chef, était indépendant, il faisait ce que bon lui semblait. — Après avoir marché avec différentes bandes de guerriers, il s’était trouvé devant la muraille derrière laquelle le Tayo gras était bloqué. Le besoin de s’agiter étant son fait, là, il s’était ennuyé. N’étant l’esclave d’aucune discipline, il était revenu à Pouapanou dans l’intention de voir la popinée dont il s’était déclaré le propriétaire : la jeune Tili. — Quoiqu’elle fût sous la dépendance d’un tabou inviolable, il pensait que par faveur spéciale il pourrait faire lever cette interdiction, à son seul profit.

En voyant que les popinées allaient partir à Bondé, Téïn chercha dans le nombre celle qui était la sienne. L’ayant reconnue, il la prit par un bras et la tira hors du troupeau. Elle ne fit aucune résistance.

A ce moment, le vieux sorcier qui suivait les préparatifs intervint : Le grand Chef de Bondé veut les popinées de Pouapanou. Il a dit de les emmener toutes.

Et Téïn le fils du chef de répondre : Tu diras à mon père que j’ai gardé celle-là pour moi.

Le vieux sorcier. — Tes paroles à toi n’ont pas de force, tu n’es pas encore chef, tu dois obéir aux ordres de ton père. Il veut toutes les femmes.

Téïn. — J’obéirai au Chef quand il me parlera, le Chef ne m’a rien dit. Pour le moment c’est toi qui me parles, tu n’es rien, je ne t’obéis pas.

Le sorcier. — Ces popinées sont tabous, tu n’as pas le droit d’y toucher.

Téïn. — Regarde là-bas ! sous le banian, c’est là que tu as mis le tabou des popinées, mais ici les popinées ne sont plus dans le tabou. Je prends la mienne.

Le sorcier. — Tu vois bien qu’elle est chargée, nous avons besoin d’elle pour porter des ignames et une marmite à Bondé. Après tu la prendras, si le Chef veut te la donner.

Téïn. — Je te dis que je la garde, tes ignames et ta marmite, voilà ce que j’en fais, tiens ! En même temps, il arrachait du dos de la popinée la charge et la jetait à terre. La marmite se brisa, il en écrasa les morceaux à coups de hache, et dispersa les ignames à coups de pieds.

Après cette violente manifestation de sa volonté, il prit la popinée et l’entraîna rudement, du côté des brousses.

Le vieux sorcier surpris ne protesta pas, ni personne, c’était le Téïn, le fils aîné du Grand Chef, pour le moment il fallait accepter. Son père déciderait.

A un signal, les popinées, entourées de guerriers barbouillés de suie, s’acheminèrent avec leurs « pikininis » par un sentier étroit, sinueux, en une longue file, les unes courbées derrière les autres, sous la pesanteur des fardeaux, cependant que les franges grises des tapas se balançaient aux croupes rondes, et que les boules crépues des têtes au-dessus des charges, s’élevaient et s’abaissaient en une ligne qui indiquait les accidents du chemin. Elles marchèrent ainsi, longtemps, sans fatigue apparente.

Les guerriers allaient fièrement, un paquet de sagaïes au poing, la hache de pierre, ou le casse-tête en bec-d’oiseau sur l’épaule, les mouvements libres, dégagés. De leurs yeux mi-clos ils observaient les popinées, et regardaient de tous côtés, afin de prévoir si une attaque ne les menaçait pas.

Au passage d’un creek, la caravane fit une halte. Les popinées burent en se jetant, de leur main ouverte, de l’eau dans la bouche. Puis, elles s’appuyèrent le long des talus qui supportèrent les charges, sans que les bretelles fussent ôtées. Après un moment de repos et de mâchage de canne à sucre, la caravane se remit en chemin.

Dès que les Bondés eurent traversé le territoire des Ouénias, leurs alliés, ils entrèrent chez eux, sur un terrain qui leur était familier, dont ils connaissaient les moindres recoins. Sachant que là, une attaque n’était pas à redouter, ils ne virent plus que les popinées. Chacun supputa dans son for intérieur la valeur sexuelle de celle qu’il désirait. Si toutefois le hasard daignait le servir ; dans le cas présent le hasard c’était le bon plaisir du Chef.

Le soleil était dans la mer, c’était la nuit. La caravane, éclairée par les torches flamboyantes des feuilles de cocotier, s’annonça par les cris de triomphe de ses conducteurs, et fit son entrée dans la tribu de Bondé. Les captives, à la queue leu leu sur le sentier, regardaient avec indifférence ces cases qu’elles voyaient pour la première fois.

Les hommes dans la tribu, surtout les vieux, détaillaient les arrivantes avec des yeux où fulguraient des éclairs de lubricité bestiale. Quant aux femmes, elles étaient plutôt contrariées par cette venue de popinées étrangères, qui allaient encore troubler la tranquillité domestique. Le troupeau fut parqué sous un hangar, et laissé à la surveillance des guerriers.

Le grand chef prévenu de l’arrivée des femmes vint en toute hâte. Le sorcier lui exposa sommairement la situation à Pouapanou, le blocus du Tayo gras, se réservant de lui expliquer tout plus longuement, lorsqu’il aurait consulté les esprits des morts, les diables de la rivière, et procédé à diverses sorcelleries.

Et le Chef alla au plus pressé. Il regarda les popinées en gros, les palpa en détail, puis il en désigna quatre qui furent immédiatement conduites au gynécée de ses femmes, une case en paille. Après avoir fait son choix, il parla aux canaques assemblés autour des arrivantes.

Mes guerriers qui sont à Pouapanou n’ont pas attrapé le Tayo gras. Ce sont des guerriers bons à rien, ils n’auront pas les prisonnières. Je vous les donne. Sur ces paroles définitives le Chef s’en alla.

Aussitôt ce fut une chiennerie : des disputes, des bousculades, des coups ; des combattants que les hommes sérieux séparaient. Dans ce partage de femmes, ou plutôt dans cette curée, l’influence, l’intimidation, la brutalité physique, furent les forces qui guidèrent les hommes. Lorsque les personnages les plus craints, à des titres quelconques, se furent adjugés les popinées de choix, les autres restèrent à la disposition du vulgaire. Certaines de ces femmes durent satisfaire à la lubricité d’une foule d’individus.

Ne connaissant que ces mœurs, elles ne firent aucune résistance, se soumirent à une loi qui leur était naturelle, par destination.

Et par la suite, la situation instable de ces femmes dura jusqu’à ce que des unions se fussent créées, imposées par l’habitude, et fussent sanctionnées par les notables de la tribu.

Le lendemain, à la faveur de l’intensité de la nuit, le vieux sorcier, qui voulait soigner son prestige, se glissa mystérieusement chez le Chef pour l’entretenir des affaires de Pouapanou. Il trouva sa Majesté nue, allongée nonchalamment sous un appentis fumeux, au milieu de ses femmes qui tressaient des nattes et des paniers, pour s’occuper les mains tout en conversant. D’un regard le sorcier fit comprendre ses intentions.

Une popinée les précéda dans une case où elle alluma un feu. Aussitôt que les flammes bleuâtres et courtes, en des convulsions douces, léchèrent les petites bûches du foyer, le grand Chef et le vieux sorcier entrèrent et s’assirent sur les nattes.

Et le sorcier, les yeux fixés sur ceux du Chef, parla. Il parla par saccades, avec volubilité, procéda par images afin de frapper l’esprit du Chef, sans lui laisser le temps de le suivre dans ses pensées et de les approfondir.

Il raconta l’approche patiente, les ruses, l’attaque rapide, la prise du village de Pouapanou, la violence des guerriers de Bondé dont la tête était devenue comme du feu dans les bambous. Il déplora surtout le massacre de l’aveugle de Pouapanou, ce qui avait eu pour effet d’apporter la malchance à l’expédition, car : L’aveugle c’est l’ami des diables, ses oreilles étaient fines comme les oreilles des oiseaux, comme celles des hiboux qui se promènent la nuit, elles entendaient les pieds des canaques morts qui marchent loin. Les yeux de l’aveugle étaient toujours fermés, mais ça ne faisait rien, ils savaient où était le soleil. L’aveugle pouvait aller seul, partout ; il connaissait les choses des canaques. Et alors, aussitôt que l’aveugle avait été mort, son esprit, ou plus exactement son revenant, était allé dire au Tayo gras de se sauver, de se cacher au fond des forêts, dans une grotte, parce que les guerriers de Bondé voulaient le prendre et le manger.

Le sorcier détailla aussi, et insista sur l’incident de la jeune popinée Tili, que les guerriers de Bondé avaient voulu tuer, pour la simple raison qu’elle les avait effrayés et qu’ils s’étaient honteusement sauvés devant elle, aussi vite que les canards dans les joncs.

Ensuite, il expliqua que, la nuit précédente, il s’était introduit au fond des rochers du bord de la rivière, sous les banians noirs, que là il avait parlé au spectre de Téama, et que Téama lui avait répondu :

« Longtemps, la mère du père de Tili c’était la sœur de Ouvé, que Ouvé avait été sa popinée à lui grand Chef, et que maintenant Tili était destinée au Chef de Bondé. »

A ces dernières explications, le Chef de Bondé sentant une bonne aubaine qui lui était envoyée par son ancêtre Téama, se renseigna : Où est cette jeune popinée ?… Il me la faut ! amenez-la ici, j’ai besoin d’elle.

Devant les ordres du Chef, le sorcier dégagea ses responsabilités : Je n’ai pu te l’amener, ton fils Téïn l’a gardée pour lui, à Pouapanou, il dit qu’elle est sa femme, il n’a pas voulu nous laisser la prendre.

Le Chef fut très contrarié de cette désobéissance de son fils, qui le privait d’une jeune popinée venue par transmission d’héritage. Mais pour le moment, ses sens étant calmés, il n’exprima pas sa colère qui montait lente et sournoise, comme l’âme canaque. Au fond il ne sentait que l’affront fait à sa puissance de grand Chef. Son fils lui désobéissait devant tous les guerriers. Cet incident ne se terminerait pas ainsi. Il ne devait pas donner des ordres pour que son fils lui soit amené avec la popinée. Son fils était petit Chef et par conséquent tabou, les canaques ne porteraient pas la main sur lui. Donner cet ordre, ce serait détruire le prestige et l’autorité des Chefs. Plus tard il aviserait.

Pour se résumer, le sorcier exprima à peu près cet état d’esprit : Tu vois grand Chef, tes guerriers ont mécontenté les diables, ils n’ont pas suivi les conseils qui me viennent des morts, de ceux qui savaient mieux que nous. Maintenant les « baouis » d’Ouvé ne peuvent plus nous faire capturer le Tayo gras… L’aveugle l’a conduit et le guide encore dans la grotte.

Les baouis de Ouvé ne veulent que protéger Tili, la jeune popinée de Pouapanou. Malgré cela, nous aurons le Tayo gras, la faim et la soif le feront sortir de sa caverne. Il viendra taper contre la muraille avec un caillou pour nous demander à manger et à boire. L’aveugle qui le guide dans les ténèbres ne pourra pas l’en empêcher. Lorsque le Tayo gras sera loin de la grotte, dans un pays inconnu de l’aveugle, l’esprit de l’aveugle ne pourra plus le protéger ; l’aveugle restera dans ses forêts de l’Ignambi et tracassera les canaques de Pouapanou.

Dans son obstination de brute autoritaire, le Chef décida que l’on attendrait le Tayo gras pour commencer le pilou des jeunes guerriers, et l’orgie qui s’en suivrait.

Le vieux sorcier s’en alla, s’éloigna sans bruit, et disparut dans le noir des broussailles. Par un pouvoir inconscient d’auto-suggestion, il était convaincu de tout ce qu’il venait de raconter au Chef. Arrivé dans sa retraite, il s’assit sur un rocher, devant l’entrée de sa petite hutte solitaire. Là, sous les étoiles qui s’avivaient à travers les ombres des branches, il condensa ses pensées, développa son imagination d’homme primitif inspiré, de conducteur spirituel d’un troupeau humain : Un troupeau qui sentait un besoin instinctif de surnaturel, de fables, d’illusions, et qui, sans le savoir, préparait une mythologie.


Depuis plus d’une lune, les guerriers de Bondé veillaient devant l’entrée de la grotte du Tayo gras, et rôdaient sur les montagnes avoisinantes. Ils avaient même construit des abris en feuilles de choux-palmistes, pour se préserver de la pluie.

Leurs alliés, les canaques de Ouénia, fatigués de rester dans les forêts humides, devant cette triste muraille de rochers, et moins esclaves de la discipline du Chef de Bondé, s’étaient retirés peu à peu. Les uns après les autres, sous des prétextes quelconques, étaient allés chez eux. Ils n’en étaient plus revenus.

Tchiaom le Tayo gras était toujours dans la grotte. Parfois les guerriers avaient entendu de grosses pierres qui roulaient sourdement, ou des cailloux qui étaient lancés à la voûte et dégringolaient en un bruit sec le long des parois. Une nuit, les gémissements du Tayo gras étaient venus jusqu’à l’entrée de la caverne ; il avait dû tomber et se faire beaucoup de mal. Les guerriers avaient été contents : peut-être allait-il se décider à sortir, ce poltron de Tayo gras qui se cachait, et qui ne voulait pas se laisser manger.

Progressivement, dans l’esprit superstitieux des canaques, la crainte du surnaturel avait pris une nouvelle orientation. Depuis longtemps le Tayo gras était enfermé ; il n’avait rien à manger, rien à boire, et il remuait toujours… Comment pouvait-il faire ?… Le Tayo gras devait être mort, et c’était son esprit, son diable, qui jetait des cailloux en l’air et faisait rouler des rochers au fond des crevasses. L’esprit de l’aveugle de Pouapanou était avec lui… Donc, ils étaient deux… Jamais les guerriers ne prendraient le Tayo gras, parce qu’un diable on ne peut jamais le prendre. Le Tayo gras devait sortir la nuit et aller chercher à manger. Après il revenait dans la grotte, parce que c’était chez lui. Ses os étaient là.

Devant l’inutilité de cette veille constante, les guerriers se démoralisaient. Ils restaient là, parce que la volonté et les menaces du grand Chef les y contraignaient, mais ils savaient bien que c’était du temps perdu. Ils s’ennuyaient dans les forêts de l’Ignambi, loin de leur terre, de leurs cases, et surtout de leurs femmes. Il n’y avait même pas de canaques de Pouapanou à chasser et à tuer. Tous les Pouapanous avaient quitté la région.

Pour passer le temps, se distraire de leurs ennuis, dans le cirque de rochers, sous la voûte des branches qui masquait le soleil, les guerriers dansaient le pilou-pilou de la paille. Ils s’alignaient sur plusieurs files, un genou à terre, une époussette de paille molle à la main. A un signal tous les bras se balançaient et balayaient le sol en mesure. Progressivement les danseurs se levaient, se redressaient en un rythme berceur. Dès qu’ils étaient debout, un cri de cagou se prolongeait en roulant des trilles. Aussitôt les danseurs, en une souplesse gracieuse, quoiqu’énergique, sautaient avec ensemble, faisaient des pas sur les côtés, en avançant, et des voltes-faces avec retour. Les bustes et les bras qui se balançaient en cadence entretenaient l’envol. Et ceux-là s’arrêtaient. Et c’était au tour des spectateurs à s’y mettre.

Plusieurs fois le vieux sorcier était venu. Il s’était tapi contre le mur qui bouchait l’entrée de la grotte, et il était resté là, longtemps, à écouter, en retenant son souffle. Après ça, il avait dit aux canaques que le Tayo gras était encore vivant, qu’il fallait toujours rester là, l’attendre, que l’aveugle de Pouapanou apportait à manger au Tayo gras, mais qu’il ne pouvait pas en apporter assez pour le satisfaire, que le Tayo gras viendrait un jour taper avec un caillou et demanderait à sortir de sa caverne.

Mais les guerriers ne croyaient plus fermement aux paroles du sorcier. Lorsqu’il parlait, les canaques secouaient la tête, allongeaient les lèvres, et claquaient de la langue, pour exprimer leur peu de confiance.

Après avoir demandé l’avis de ses hommes, et avoir reçu leur consentement, le chef de guerre avait fait proposer, par le sorcier, au Chef de Bondé : qu’il autorisât les guerriers à s’en retourner chez eux, et qu’il en tuât quatre, selon son choix, pour remplacer le Tayo gras, parce que le Tayo gras ne voulait pas se décider à fournir sa chair au festin des jeunes guerriers. Mais le Chef toujours têtu n’avait pas accepté l’offre, au contraire, il avait insisté davantage pour avoir le Tayo gras.

La deuxième lune était déjà ronde, le Tayo gras n’était pas encore venu taper à la porte. Les plantations de la tribu de Pouapanou étaient ravagées. Il n’y avait plus d’ignames, plus de taros, plus de bananes, plus de cannes à sucre. Sur les cocotiers il ne restait que des feuilles. Tous les choux-palmistes étaient coupés. Dans la rivière, dans les creeks, dans les marais plus un poisson, plus une anguille. Rien ! Rien ! Les guerriers de Bondé avaient mangé tout.

Les canards sauvages avaient peur, ils ne venaient plus. Dans les forêts, les guerriers avaient tué des pigeons, ils avaient tué des roussettes. Et maintenant tous les pigeons s’étaient envolés loin, et toutes les roussettes étaient parties vers des forêts plus hospitalières, de l’autre côté des montagnes.

Pour manger, les guerriers n’avaient plus que les graines des arbres, les vers du bois mort, et la peau des bouraos. Ils mangeaient aussi de la terre blanche, en buvant beaucoup d’eau.

Les guerriers de Bondé avaient faim, faim, ils avaient tué des cagous pour les manger, et tous les cagous se l’étaient répété de proche en proche, et tous les cagous étaient partis ailleurs. Et les canaques ne les entendaient plus crier, la nuit, quand tout était calme.

Un matin, avant que le soleil éclaire les cheveux des montagnes, les guerriers couchés autour des feux entendirent un cagou qui aboyait au fond d’une ravine, dans le voisinage. Aussitôt, quatre coureurs agiles partirent sans bruit à la recherche de ce précieux gallinacé. Dès qu’ils l’aperçurent, le cagou les vit aussi et se sauva de toute sa vitesse, sous les brousses. Mais les rapides coureurs le dépassèrent à travers les arbres, sans pouvoir le prendre ; alors ils le rabattirent vers le campement pour le fatiguer, tout en restant dans leur zone.

Le cagou, le bec au ras du sol, filait par bonds, en s’aidant de ses ailes ouvertes. Les canaques le suivaient de près, encore quelques enjambées et ils allaient l’avoir ; le cagou cacherait sa tête dans une touffe et resterait là, immobile, selon son instinct, lorsqu’il est fatigué.

Subitement, le cagou avait disparu, les coureurs ne l’avaient plus vu, et ils avaient cherché ses traces. Le cagou s’était enfilé dans l’épaisseur des feuilles mortes, entre deux rochers. Les canaques avaient fouillé de la pointe d’une sagaïe, la sagaïe s’était enfoncée de toute sa longueur, dans le vide, dans une fente de la pierre.

Alors, pour obliger le cagou à sortir de son trou, les canaques avaient décidé de l’enfumer. L’un d’eux était allé au campement, chercher un tison, et ils avaient allumé un feu, en écartant les feuilles sèches, afin de ne pas incendier la forêt.

Jamais les canaques n’avaient vu du feu comme celui-là : toute la fumée entrait dans les rochers, en roulant du bruit comme le vent à travers les arbres, et elle ne sortait pas. Le cagou non plus. Alors ils avaient activé le feu. Ils avaient mis et remis du bois, et la fumée rentrait toujours dans le ventre de la montagne.

C’étaient probablement les diables qui tiraient la fumée en dedans, les mêmes diables qui avaient empêché la fumée d’entrer dans la grotte, lorsque le sorcier avait voulu enfumer le Tayo gras. Et les canaques avaient mis encore du bois, dans l’intention de faire sortir le cagou, et aussi pour savoir si les diables pouvaient avaler toute la fumée.

Tout à coup, les individus qui poussaient le feu avaient entendu des cris de triomphe et des trilles d’allégresse s’élever au-dessus de leur ravine. Ces manifestations venaient du cirque de rochers, du campement, de l’entrée de la grotte. Et des canaques bondissant, gesticulant à travers les lianes, fous de joie, étaient arrivés comme renfort pour activer le feu. Avec exaltation ils avaient raconté ce qui se passait d’extraordinaire.

Les guerriers qui veillaient à l’entrée de la caverne avaient vu de la fumée sortir entre les pierres du mur qui bouchait la porte. Et la fumée s’était épaissie, elle était venue de plus en plus noire. D’abord les guerriers avaient eu de la crainte, ils ne connaissaient pas cette fumée-là. Le Tayo gras et les diables devaient faire du feu avec les pierres, dans la grotte il n’y avait rien à brûler, — les canaques savaient que certaines pierres donnaient des étincelles de feu en les cognant. — Et la fumée était sortie tordue, en tourbillons, elle avait répandu une odeur acre et résineuse de bois. Donc ! Ce n’était pas des pierres. Alors les guerriers avaient compris que cette fumée devait être celle du feu des chasseurs de cagous, puisque l’un d’eux était venu chercher un tison.

Devant la certitude, des cris de joie et de triomphe avaient jailli des poitrines. Le Tayo gras allait être pris ! Tout le monde s’en retournerait à Bondé ! On allait revoir les femmes ! C’était fini de crever de faim ! On mangerait beaucoup d’ignames, beaucoup de poissons de l’eau salée.

Voulant activer le feu, les canaques avaient porté des charges de bois. Et comme le Tayo gras ne sortait pas assez vite de son trou, ils avaient abattu des arbres secs, et les avaient allongés en entier sur le brasier pétillant d’étincelles. Le tapis de feuilles sèches des alentours s’était allumé ; des arbres s’étaient embrasés du pied jusqu’à la cime et n’étaient plus que gerbes de flammes. L’incendie crépitait, ronflait dans la forêt. Mais qu’importait puisque c’était fini de rester là. On allait partir à Bondé.

Des canaques empoignés d’une ardeur diabolique, au risque de rôtir leur peau nue, entassaient toujours du bois sur le brasier infernal. Leur intention était d’étouffer, de griller, de brûler, d’incinérer le Tayo gras, s’il ne voulait pas se décider à sortir.

Pendant que les chauffeurs poussaient le feu, des guerriers disposés en demi-cercle devant la muraille de la grotte, et d’autres perchés sur les rochers, la sagaïe en arrêt, la hache haute, la fronde tendue, attendaient, en trépignant un pilou farouche, que le Tayo gras vînt demander grâce.

Par les fentes des pierres la fumée noire sortait en trombe, s’élevait le long de la muraille, et agitait la voûte sombre des feuilles. Depuis longtemps les guerriers s’impatientaient, quand enfin, des coups qui faisaient : toc… toc… toc…, furent frappés en dedans du mur. C’était le Tayo gras qui tapait avec un caillou, comme l’avait prédit le sorcier.

Les guerriers les plus courageux, enveloppés dans l’épaisseur de la fumée, avaient enlevé les pierres qui couronnaient le mur. Aussitôt que l’ouverture avait été assez large, une multitude de grosses chauves-souris à queue s’était précipitée dehors. Elle était sortie en une bande compacte, noire, qui s’était allongée comme un ruisseau qui coule. Pour ne pas avoir les yeux crevés, les guerriers avaient été obligés de se reculer hors du passage. Et les chauves-souris avaient voltigé dehors, dans tous les sens, en se cognant aux arbres. Elles avaient cherché les endroits sombres de la forêt pour ne plus être éblouies par la lumière.

Lorsque le défilé des chauves-souris avait été terminé, les guerriers audacieux s’étaient remis à enlever des pierres, dans la fumée aveuglante. Par moments le Tayo gras avait encore cogné : toc… toc… toc…, avec un caillou. Mais les canaques ne le voyaient toujours pas. Ils en étaient à enlever les derniers moellons, quand ils distinguèrent, dans la fumée, une forme humaine étendue par terre. Un guerrier l’interpella brutalement. Le corps ne bougea pas, ne répondit rien.

Alors les guerriers se précipitèrent sur l’individu. Leurs mains de gaïac s’appesantirent sur des os, sur un être décharné, asphyxié, un squelette incapable d’un mouvement.

Les guerriers soulevèrent le moribond, se le passèrent de mains en mains pour le descendre. Puis, ils l’étendirent sur un lit de paille. Après un long moment d’attente, l’air pur ranima l’asphyxié, il reprit ses sens.

Un canaque à la parole autorisée lui parla : « Dis donc ! toi tu l’es maigre… Pourquoi ?… Toi tu l’es pas encore mort, hein ?… »

Tchiaom répondit : « Ha bein ! Moi manger les petits roussettes pas cuits (les chauves-souris crues). Moi boire la pluie de l’eau des cailloux… Vous besoin manger moi, hein ?… Moi maigre, maigre…, vous mangez quoi ?… Rien du tout !… Vous laissez moi partir à Pouapanou… Tout à l’heure moi gras encore… Après vous vient chercher moi. »

Et les guerriers protestèrent : « Ça fait rien toi maigre, nous connaît pas laisser toi partir… Nous porter toi à Bondé. Le Chef lui parler… Nous connaît rien du tout… Le Chef lui connaît bien. »

Ces explications données, les canaques coupèrent une longue perche, des lianes, de la paille, et ils façonnèrent un genre de hamac, un palanquin dans lequel ils allongèrent Tchiaom devenu le Tayo maigre.

Après avoir mis le feu aux huttes du campement, et avoir propagé l’incendie de la forêt, dans l’intention de commettre le plus de dégâts possibles, quatre canaques, deux à chaque bout de la perche, soulevèrent le palanquin avec le Tayo maigre. Et toute la horde barbare, exubérante d’une joie brutale, s’achemina d’une allure souple, vers la tribu de Bondé. Le Tayo maigre n’était pas lourd, il ne retarda aucunement la marche de la colonne, les canaques se remplaçaient au portage. Jamais le hamac ne toucha terre.

Tout le long du parcours, les canaques s’ingénièrent à trouver de la nourriture pour le Tayo maigre, de façon à le présenter au Chef avec un ventre plus rebondi. Car, au fond, les guerriers étaient très inquiets. Le Chef leur avait donné l’ordre de lui amener le Tayo gras, et ils lui apportaient un squelette. Certainement le Chef serait en colère, il allait être terrible.

Tchiaom avait faim, et il était encore plus glouton que les canaques le sont ordinairement, il avalait tout ce que les guerriers lui présentaient : Des noix de coco, des crevettes crues, des figues sauvages, des vers de bancouliers, des escargots gluants. De temps en temps on lui versait de l’eau dans la bouche, pour faire descendre. Tchiaom n’avait plus faim, il ne pouvait plus avaler, mais les canaques le forçaient encore de manger. Ils le bourraient d’aliments substantiels.

Au milieu de la nuit la colonne arriva chez elle, à Bondé. Elle marchait en silence, sans une torche, par un étroit sentier bordé de broussailles humides de rosée. Les guerriers n’étaient pas fiers et turbulents comme de coutume, même le Chef de guerre était soucieux. Depuis deux lunes ils étaient absents de chez eux, et ils y revenaient fatigués, affamés, sans butin, ne portant qu’un Tayo maigre, maigre.

Après avoir installé le Tayo maigre dans une case, et l’avoir entouré d’ignames cuites et de poissons fumés ; après l’avoir confié à la surveillance d’une garde vigilante, sans bruit, afin de ne pas attirer l’attention du grand Chef, et ne pas réveiller la tribu endormie, chacun s’était glissé en cachette dans ses foyers.

Demain, au jour, le grand Chef serait en fureur. Les vieux, les vétérans qui avaient tout un passé de gloire, critiqueraient leur expédition manquée. Les jeunes guerriers qui attendaient depuis deux lunes dans le fond de la forêt seraient mécontents, et ils se moqueraient d’eux, même les popinées ne les regarderaient plus comme des héros : quand ils leur parleraient sur le ton autoritaire, les popinées auraient des rires narquois, parce qu’elles penseraient au Tayo gras et au Tayo maigre.


Le lendemain, au jour, la tribu fut agitée bruyante. Les guerriers ne pouvaient retarder plus longtemps leur présentation officielle au grand Chef. Mais un événement imprévu était venu compliquer la situation déjà déplorable, et troubler le peu d’assurance du Chef de guerre et de sa troupe. Le grand Chef allait être terrible.

Dès que la lueur blanche de l’étoile du matin s’était montrée au-dessus de l’Ignambi, le Tayo maigre s’était raidi trois fois, et il était mort. Même en lui brûlant les pieds, il n’avait pas voulu remuer. Ses gardiens lui avaient donné trop d’ignames et trop de poissons : son manger n’avait pas voulu descendre, il avait rendu des crevettes entières, une indigestion l’avait étouffé. Cette mort bouleversait le protocole de la présentation et de la fête qui devait s’ensuivre. Les canaques savaient, par expérience, que le grand Chef devenait féroce lorsqu’il était contrarié.

L’on avait vu les sorciers et quelques vieux s’introduire mystérieusement chez le Chef, et l’on savait que le Chef de guerre avait été exclu de cette réunion importante. — Les guerriers qui revenaient de Pouapanou attendaient anxieux ce qui allait sortir de ce palabre décisif.

Un vieux canaque apparut hors de la case du conseil, et vint transmettre des ordres. Aussitôt, guidés par la baguette du Chef de guerre, et par celles de ses lieutenants, les canaques s’alignèrent sous les cocotiers, en deux longues files parallèles, écartées de huit pas l’une de l’autre, et se faisant vis-à-vis. De manière que le grand Chef, passant entre les lignes, pût voir tous ses guerriers de face. En attendant la venue des autorités, les canaques, sans quitter la place qu’ils occupaient, eurent la permission de s’asseoir à terre.

Pendant ce temps, au grand Conseil, les sorciers exposaient les motifs graves qui avaient porté malheur à l’expédition de Pouapanou.

Première faute : Deux guerriers avaient tué l’aveugle fétiche, et l’aveugle mort (l’esprit émanant de lui) avait protégé le Tayo gras.

Trois canaques avaient lancé des sagaïes sur Tili, la descendante de Ouvé ; ensuite ils avaient voulu la massacrer à coup de casse-têtes. Et alors, les « baouis » de Ouvé, donnés au sorcier par Téama, étaient devenus impuissants contre le Tayo gras.

Le vieux canaque qui savait parler avec les oiseaux avait pris la parole : Un cagou avait montré aux canaques de Bondé une fente dans les rochers, pour qu’ils pussent enfumer le Tayo gras, afin de l’obliger à sortir du ventre de la montagne. Ce cagou-là, ce n’était pas un vrai cagou. Non ! C’était le père de Tchiaom qui était mort depuis longtemps, et qui errait par les forêts. Il s’était habillé avec les plumes des cagous, parce qu’il ne voulait pas que son fils restât dans la grotte pour y mourir de faim. Et puis, il n’était pas content de voir les guerriers de Bondé détruire tout dans ses forêts de l’Ignambi. Le père de Tchiaom savait que lorsqu’ils auraient son fils, les guerriers partiraient à Bondé.

Pour ces raisons, il s’était approché comme un cagou, à côté du campement ; et il avait crié comme un cagou, pour appeler les canaques. Les canaques étaient venus, ils avaient poursuivi le cagou, le cagou s’était réfugié dans un trou. Les canaques avaient allumé du feu, le cagou était sorti par un autre trou, et il s’était sauvé sur le sommet des montagnes. Les canaques n’avaient pas pu le prendre.

Tchiaom était sorti maigre de la grotte. Tous les guerriers de Bondé étaient partis de l’Ignambi. Et maintenant le père de Tchiaom était content, parce qu’il pouvait se promener seul dans les forêts.

Ces explications fabuleuses reconnues comme vraies par le grand Chef, aucun doute ne vint effleurer sa mentalité de canaque. Il demanda seulement les noms des guerriers qui avaient compromis la réussite de l’expédition, en tuant l’aveugle et en malmenant Tili. — Puis, il décida que le pilou en l’honneur des jeunes guerriers commencerait le soir, lorsque l’ombre d’un homme serait de la longueur de son corps.

Ceci dit, il se leva, sortit de la case, et s’en alla entouré de huit canaques armés, barbus, poilus, trapus, musclés, les regards sournois, d’une cruauté froide par nature.

Dès que le grand Chef apparut, les deux lignes de guerriers se dressèrent, le silence qui précède les actes solennels de la vie s’imposa. Cependant que les longues palmes des cocotiers se berçaient en un bruissement de caresses, et que les oiseaux roulaient leurs notes matinales, en se dorant de soleil.

Le Chef, le front bas et têtu, l’œil inquisiteur, passa lentement entre les deux lignes de ses guerriers : il les dévisagea, à droite, à gauche. Aucun ne sourcilla, aucun ne trembla. Le Chef s’arrêta devant un guerrier. D’un signe de la main il le désigna. Aussitôt, les canaques barbus l’entourèrent et le guerrier s’effondra lourdement, son corps résonna sur le sol. Il avait la tête fendue d’un coup de hache. Les deux lignes humaines restèrent immobiles.

Puis, le Chef poursuivit son chemin entre les deux haies vivantes. Devant un guerrier il s’arrêta encore, et le guerrier s’abattit, le front ouvert, la face ruisselante de sang. Et le Chef continua ainsi jusqu’à cinq. Les victimes n’avaient fait aucun geste de défense.

A ce moment, les conseillers intervinrent pour faire remarquer au Chef qu’il avait dû se tromper. Il avait désigné un canaque à la place d’un autre, et les bourreaux l’avaient assommé. Ils avaient tué Maramo au lieu de tuer Tianga.

Sans aucune hésitation, pour réparer l’erreur, le Chef donna l’ordre de tuer Tianga. Mais Tianga était à l’autre bout de la ligne ; en entendant son nom circuler sur les lèvres, et en voyant des yeux le regarder, il eut peur, fit un bond en arrière et se sauva de toute la rapidité de sa terreur.

Le Chef commanda à tous ses guerriers de poursuivre Tianga et de le tuer. En un instant, ce fut fait. Les lignes se brisèrent, Tianga fut abattu à coups de pierres de fronde, traversé de sagaïes, apporté triomphalement et déposé aux pieds du grand Chef.

Après cette tuerie des cinq guerriers qui étaient coupables envers les esprits, et d’un sixième par erreur, les cadavres furent transportés au charnier de dépeçage.

Aucun regret, aucune plainte, aucune douleur ne troubla l’âme sauvage des féroces canaques. Au contraire, la joie montait. C’était la volonté du Chef qui obéissait aux coutumes ancestrales. Maintenant l’affaire de Pouapanou était réglée, payée. Il ne subsistait plus aucune crainte ; c’était fini. La vie de la tribu allait reprendre son cours normal, jusqu’à la guerre prochaine, encore inconnue.

Avant de se retirer derrière les palissades qui entouraient ses cases, le Chef qui n’avait pas fini de régler ses comptes, donna des ordres formels pour que la jeune popinée Tili lui fût amenée, chez lui, sur sa natte, de gré ou de force.

Quant à son fils Téïn, il n’en parla pas, sachant qu’il jouissait du tabou des Chefs, et que les canaques n’oseraient porter la main sur lui. Mais il pensait que son fils suivrait Tili, pour lui demander, à lui grand Chef, l’autorisation d’avoir cette jeune popinée.

Et lui grand Chef, il refuserait, il la garderait pour son usage.


Le soir, lorsque le Chef arriva en grande pompe pour célébrer l’ouverture du pilou, il trouva la place déserte. Tout autour, sous les arbres : Personne… Aucun bruit, la tribu semblait être abandonnée.

Depuis le matin le Chef maîtrisait sa colère sournoise, il s’était promis de la dépenser au pilou, en commettant quelque excès de son despotisme extravagant. Ses canaques dévoués ne lui avaient pas obéi, et ses désirs lubriques s’en étaient exacerbés. Malgré ses ordres, Tili, la jeune popinée de son fils, ne lui avait pas été amenée, sur sa natte. Et personne n’était venu lui expliquer les causes de ce manquement aux usages. Son autorité si hautement affirmée était-elle donc méconnue ?

Après un moment d’attente, il envoya quatre de ses gardes se renseigner dans les cases, chercher quelqu’un à qui parler. Et lui-même, le Chef, afin de calmer son impatience, et sa colère qui montait, il ramassa dans le milieu de la place, au pied du long mât tordu, des battoirs en peau de figuier, et à toute volée il frappa l’appel au pilou. Mais personne ne vint. Et à la ronde, les oiseaux effrayés s’éloignèrent.

Au bout d’un moment, après avoir parcouru le village en tous sens, les gardes furent de retour. Ils déclarèrent au Chef que la tribu était vide, qu’ils n’avaient trouvé que quelques impotents qui ne savaient rien. Mais qu’ils avaient vu que des filets de pêche, des marmites, et beaucoup d’ustensiles n’étaient plus à leur place habituelle.

Alors, le potentat abandonné de ses sujets, sans rien y comprendre, sans que son esprit pût s’expliquer pourquoi, se retira chez lui, au milieu de ses femmes et de sa garde fidèle. Vaguement il sentait de la peur, l’inconnu lui devenait une menace.

Un peu avant la nuit noire, lorsque tous les cri-cri chantent dans les herbes, quand les arbres deviennent des « Toguis », et que les roussettes s’envolent, le vieux sorcier accompagné du canaque des oiseaux, et de celui qui savait appeler le vent, fit une entrée craintive chez le grand Chef.

Le Chef avide d’explications les reçut, et se sentit réconforté par leur présence. Aussitôt il leur demanda pour quelles raisons ses sujets avaient déserté la tribu.

Le vieux sorcier parla : Maintenant tous les canaques ont peur. Ils se sont sauvés dans la brousse, avec les popinées. Ils ne veulent plus venir à Bondé, parce que tes bourreaux vont les tuer.

Le Chef (qui se sent fort en voyant qu’il inspire encore de la terreur). — Pourquoi mes bourreaux vont-ils les tuer ?… Qu’ont-ils fait de mauvais ?… Dis-moi vite.

Le vieux sorcier. — Pas un canaque n’a voulu venir, tous ils te craignent, on ne peut plus faire le pilou, parce que les jeunes guerriers ne sont pas dans la forêt, ils sont partis.

Le Chef (furieux). — Pourquoi ne sont-ils plus là ? Aujourd’hui c’est leur fête. S’ils ne viennent pas, je vais les punir. Pourquoi sont-ils partis ?

Le vieux sorcier. — Depuis plus de deux lunes les jeunes guerriers étaient dans la forêt, ils attendaient le Tayo gras, et ils s’ennuyaient beaucoup. Souvent ils sortaient de la forêt pour se chauffer au soleil. Ensuite ils sont allés plus loin, jusqu’à la rivière, pêcher des poissons. Ils ne voulaient plus écouter les vieux qui les gardaient, et les vieux les laissaient se promener, parce que les jeunes étaient les plus forts.

Le Chef. — Je punirai les vieux. Ils creuseront des fossés pour conduire l’eau sur les montagnes, et ils planteront des taros. Quand les jeunes seront revenus, ils couperont le bois de quatre cases.

Le vieux sorcier. — Les jeunes ne reviendront plus, ils ne couperont pas du bois pour les cases. Téïn, ton fils, les a emmenés. Téïn c’est le petit Chef, toujours il allait voir les jeunes dans la forêt, et il leur parlait longtemps, longtemps. Téïn il est jeune, c’est le camarade des jeunes. Les jeunes l’écoutaient parce qu’il leur parlait bien. — Quand tous les guerriers sont revenus à Bondé, Téïn était avec eux. Aussitôt arrivé à Bondé, Téïn est allé rejoindre les jeunes dans la forêt, Téïn a emmené Tili avec lui. Dans la nuit, Téïn et tous les jeunes sont venus à la tribu, ils ont parlé aux popinées. Après ils sont allés à la rivière, beaucoup de popinées les ont suivis, et des guerriers aussi. Et puis, tous ils ont monté dans les grandes pirogues, et ils sont partis. Ils ont descendu le Diahot, le courant de la marée les a emportés. Maintenant ils sont loin, loin, là-bas, à la mer.

Le Chef (avec autorité). — Tous mes guerriers qui savent faire marcher les pirogues vite, vont poursuivre les jeunes, ils vont les attraper, et les amener ici.

Le vieux sorcier. — Les guerriers qui rament vite ne pourront pas courir après les jeunes, parce que Téïn il connaît tout. Avant de partir, Téïn a fait mettre le feu dans les pirogues, et maintenant il n’y a plus de pirogues. Tout le monde dormait dans la tribu, personne ne regardait la rivière. Les pirogues sont brûlées.

Devant la décision et l’audace de son fils, le grand Chef resta muet, stupide d’étonnement. Il essayait de penser pour comprendre : Lui, il était le grand Chef, tous les canaques le craignaient et lui obéissaient. Quand il désirait une popinée, il la prenait, personne ne parlait. S’il voulait manger un petit enfant, on le lui apportait cuit dans des feuilles de bananier. Sur un geste de lui, les bourreaux tuaient les victimes qu’il désignait. Tous ces actes affirmaient bien qu’il était un grand Chef. Et alors ?… Pourquoi les canaques suivaient-ils son fils ?… Son fils n’était que le Téïn de la tribu, il ne serait Chef que plus tard, si un jour lui grand Chef il mourait. Au lieu de lui obéir à lui, les guerriers avaient obéi à son fils, à son fils qui ne savait pas commander puisqu’il n’avait pas encore tué un seul homme. — Téïn était ami avec tous les canaques, et ils l’écoutaient. — Lui, Grand Chef ! Il était donc comme les cailloux, rien du tout !… Maintenant il n’y avait plus de pirogues à Bondé. Les jeunes guerriers étaient partis, et avec eux des grands guerriers forts, beaucoup de popinées les avaient suivis. Le pilou n’était plus possible. Tout s’écroulait.

La mentalité du Chef étant arrivée à la limite extrême de sa compréhension, qui ne concevait que la brutalité, et comme il ne pouvait la dépenser sur les absents, sur les coupables, il demanda des conseils au vieux sorcier, et à ses deux acolytes.

Après force discussions, voici ce qu’ils proposèrent : Il fallait dire aux canaques qui étaient cachés dans la brousse de revenir vivre à la tribu, qu’il ne leur serait fait aucun mal, que toutes les affaires étaient oubliées. En un mot, que c’était fini, fini.

Les conseillers expliquèrent au Chef, sans arriver à bien le convaincre, qu’il était nécessaire de tenir sa parole, que si les canaques étaient trompés, ils iraient rejoindre les jeunes, et prendraient Téïn comme grand Chef, et que lui n’aurait plus de sujets, rien que les vieux, vieux.

Quant aux jeunes qui étaient partis dans les pirogues, avec Téïn à leur tête, il ne fallait pas s’en occuper, ils ne voulaient plus revenir à Bondé. Ils avaient dit qu’ils allaient chercher de la terre pour créer une autre tribu.

Le grand Chef accepta ce que les sorciers proposaient. Malgré cet amoindrissement de sa puissance, sans aucun raisonnement, d’instinct, il était fier de son fils, tout en le haïssant. Car l’âme canaque admire et respecte la duplicité, la ruse, l’audace et la force.

Les jours qui suivirent, les habitants de la tribu de Bondé revinrent chez eux, par petits groupes, en sondant le terrain avec beaucoup de méfiance. Car, pour les canaques, une parole donnée c’est un piège tendu qu’il faut éviter. Mais tout se passa bien, petit à petit la tribu reprit sa vie coutumière. Et le grand Chef modéra un peu son despotisme.

Malgré tout, le Chef conservait une rancune qu’il voulait assouvir. Les explications fournies par les sorciers, au sujet de l’affaire de Pouapanou, ne lui avaient pas donné une satisfaction bien complète. Un matin d’orage, le chef des guerriers fut trouvé étranglé dans sa case. Les sombres bourreaux avaient accompli mystérieusement les ordres de leur maître. Le grand Chef de la tribu n’avait plus eu confiance en son chef des guerriers, et il le craignait. — Cet incident passa presque inaperçu. Les canaques n’eurent que des doutes, aucun n’osa en parler.


Les transmissions orales, déformées et embellies par le temps, disent que les jeunes guerriers de Bondé, conduits par leur chef Téïn, débarquèrent sur l’île Balabio, distante de six ou sept milles de la Grande-Terre. Après avoir subjugué les quelques habitants de cette île, ils s’y installèrent et vécurent surtout de la pêche, toujours très fructueuse sur ces rivages.

Et comme ils étaient devenus des canaques de la mer, et se nourrissaient de poissons, ils étaient forts, forts, et ils avaient eu d’innombrables « pikininis » : Sur le sable de la plage, les pikininis c’étaient comme des bancs de sardines. — Et Tili, c’était le fétiche de la tribu, parce que longtemps, longtemps, le papa pour le papa, pour le papa pour la maman pour Tili, il était arrivé à Balabio, sur une grande pirogue qui venait de loin, loin, là-bas, sur la mer, à la place où le soleil sort de l’eau.

Et le grand Chef de Bondé, le père de Téïn, était devenu vieux, vieux. — Et Tchiaom le Tayo gras de longtemps, il venait toujours avec les diables, la nuit, pour faire mauvais au vieux chef. Et le vieux chef savait bien que c’était Tchiaom qui avait fait partir Téïn, avec les jeunes guerriers, dans les grandes pirogues, lorsqu’il mourait, au moment où l’étoile du matin éclairait les cimes de l’Ignambi.

Et le vieux Chef de Bondé était mort, parce que Tchiaom faisait toujours mauvais pour lui. — Et les canaques de Bondé étaient allés chercher Téïn à Balabio, et il y avait eu un pilou et un caï-caï mémorables. Et après, Téïn avait été le grand Chef de tous les canaques du Diahot, depuis les sources jusqu’à la mer.

Pour conclure Thiota-Antoine ajouta :

Tu sais ! peut-être que les vieux ils étaient un peu sauvages, ils ne connaissaient pas comme les blancs, ils faisaient les choses des canaques : Toujours la guerre, toujours la guerre. Longtemps, les canaques étaient beaucoup forts, ils savaient bien tout seuls, va ! Pas besoin des blancs…

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