Légendes canaques
II
Quelques jours plus tard, en chassant les courlis au bord des marais, grâce aux combinaisons des atomes crochus, Pouépa a bien voulu conter l’histoire canaque du mystérieux dugong. Toutefois, après la promesse que Badimoin ne saurait rien de cet indiscret bavardage.
Autant que la mentalité canaque transposée en français peut le permettre, cette légende est donnée comme elle a été reçue, avec toute son imagination naïve, sa rudesse sauvage, sa senteur d’algues marines.
Autrefois, à Carindi, il y a longtemps, longtemps, on ne sait plus à quelle époque, mais il y a bien longtemps, existait un garçon canaque dont toute la tribu avait à se plaindre. Et cela se comprenait : Jamais il ne voulait apporter son aide aux plantations d’ignames et de taros. Jamais il ne s’occupait à la pêche des poissons. Jamais il ne voulait donner un coup de main à la construction des hautes cases pointues. Jamais il ne voulait faire ce que faisaient tous les autres canaques. Il ne travaillait pas, et c’était tout. Pourtant, il mangeait toujours, toujours, beaucoup, la nourriture de tout le monde.
Celui-là ne pensait qu’à danser le pilou, la nuit ; à se promener au bord des rivières, sous les banians ; et à chanter, à chanter aé aé aé, sur les montagnes, parce que les montagnes, en face, chantaient aé aé, aé, avec lui.
Si ce n’eût été que cette paresse naturelle, la tribu qui la comprenait très bien l’aurait admise, sans protester. Il n’était pas le seul paresseux. Mais ce garçon-là faisait encore autre chose de bien plus mauvais : Il poursuivait toujours les femmes, partout, dans les cases, sur les sentiers, à travers la brousse, au bord de la mer, dans les marais partout, partout…
Il se précipitait sur les popinées, il enfonçait ses doigts dans leur chevelure laineuse, il les jetait à terre, et il les tenait là… Des fois il leur plongeait la tête dans l’eau de la rivière, ou dans l’eau salée, pour les empêcher de crier… Et puis après, il se sauvait… Ça, c’était pas bon.
Beaucoup de ces hommes, dont les femmes avaient été violentées, ruminaient contre ce libertin une sourde colère, mais ils n’osaient rien lui dire, parce que celui qui jetait les popinées par terre était fort, fort… Au casse-tête, à la sagaïe, à la fronde, il était adroit, adroit comme on ne savait pas quoi… Et il était méchant, aussi méchant que les diables d’autrefois savaient l’être.
Quand il y avait des fêtes, des pilous d’honneur, selon une coutume maintenue par les jeunes, il exhibait son adresse.
Le corps zébré de lignes, la face peinte en noir, le plumet insolent, une canne flexible au poing, il allait se camper, crâne, au milieu de la rivière, sur un banc de sable, dans l’eau jusqu’aux genoux.
De là, tout en frappant de ses poings sa poitrine sonore, il invectivait les hommes, les traitait de sots, d’incapables, de maladroits, de buveurs du sang des femmes.
Et sous les outrages les hommes s’animaient, s’excitaient. Quatre, six, dix guerriers farouches, les plus adroits, s’avançaient sur un morne qui dominait la rivière ; et tous ensemble, d’un même jet, ils lui tiraient des pierres de fronde qui sifflaient autour de lui et piquaient l’eau d’un coup sec : tsick.
Et lui, la face éclairée d’un rictus diabolique, l’œil aigu, le corps trépidant, souple comme une anguille, il se pliait, sautait à droite, bondissait à gauche, s’effaçait d’une ligne, en insultant les pierres qui passaient rageuses et ne savaient l’atteindre. Parfois, de sa canne flexible maniée comme une raquette, il les déviait d’un heurt, en criant : Ouillililili… Ce qui appelait sur lui la fureur de ses assaillants.
Malgré toute son adresse à l’esquive, ce qui était une gloire pour le clan, en raison des mauvais tours qu’il jouait et de ses fréquents adultères, la tribu ne l’aimait pas, elle le détestait, le haïssait.
Plusieurs fois de vindicatifs et orgueilleux rivaux l’avaient provoqué en combat singulier, devant la tribu entière. Il les avait d’abord nargués, et ensuite, il leur avait porté des coups avec tant de précision que toujours il était resté vainqueur, dressé dans son triomphe au-dessus d’un corps abattu, sanglant.
Et puis, il n’y avait pas moyen de l’attaquer dans la brousse, par surprise. Ses yeux voyaient partout, devant, sur les côtés, dans le dos, même la nuit. Et ses oreilles à lui, elles entendaient tout, de loin, aussi bien que les oreilles des oiseaux.
Mais ce qu’il y avait de plus invraisemblable, ce canaque-là n’avait pas peur des sorciers… Peut-être qu’il était un peu fou ?…
Toujours était-il que cette vie excessive ne pouvait durer, parce qu’elle tombait dans une exagération de mœurs déjà trop brutales, qu’elle était contraire au bien-être de la tribu.
De l’avis du Chef et des notables assemblés en Conseil, ce canaque-là devait modérer ses extravagances, ses turpitudes, venir à la sagesse, se comporter comme tous les autres hommes.
Mais voilà !… Comment devait-on s’y prendre pour lui faire entendre raison… Il n’écoutait personne,… bien au contraire… Il se moquait des vieux, et menaçait les jeunes…
Après avoir longuement palabré sur ce sujet difficultueux, en tenant compte des usages préétablis, des lois coutumières, le Conseil fut unanime à reconnaître que le frère aîné de ce mauvais garçon, au titre de Chef de famille, devait le ramener à l’obéissance. Et que dans le cas d’une non-réussite, on emploierait des moyens plus énergiques.
Le frère aîné lui parlerait gravement, en présence de quelques têtes vénérables. Il lui exprimerait la réprobation de toute la tribu, en l’appuyant de ses propres reproches, et même de coups de lianes, si ces arguments devaient servir à le convaincre.
D’habitude, l’apathie de la race venant dissoudre la volonté, la puissance du frère aîné restait plutôt fictive, honorifique. Pour cette fois, sous l’aiguillon du Chef et des anciens la réaction nerveuse opérait. Le frère aîné assuma ce rôle de correcteur qui lui revenait par droit d’aînesse. Il fut même très flatté dans son orgueil de détenir ce pouvoir exécutif renforcé par la volonté de la tribu entière.
Dans l’intention bien définie de faire pénétrer au fond de la cervelle du coupable les arguments les plus décisifs, le frère aîné passa une demi-journée à choisir, à couper, et à préparer six fortes lianes noueuses, d’une brasse de longueur.
Mais ce n’était pas tout. Afin d’avoir la possibilité de rencontrer ce mauvais garçon dans une case, où il dormait souvent, il fallait d’abord le veiller, et ensuite le saisir tôt, le matin, avant qu’il sorte, lorsque les feuilles sont encore mouillées de la rosée, avant qu’il aille promener son oisiveté vagabonde à travers les méandres des sentiers, sous les brousses complices.
Un matin, quand il faisait encore froid dehors ; à ce moment où le soleil commence à incendier les cimes des montagnes, et à fondre les brouillards qui traînent dans le creux des vallées, le frère aîné, son paquet de lianes sur l’épaule, se rendit à la case où le mauvais-garçon dormait.
Un vieux canaque adipeux, obèse, au crâne reluisant, et deux autres vieux ratatinés, velus sur les épaules, à la chevelure d’un blanc fauve, aux reflets huileux, le suivaient sans empressement, échelonnés à quelques pas derrière. Ces vieux-là étaient les vénérables, les patriarches, les témoins éventuels du châtiment. Ils personnifiaient les traditions séculaires de la tribu.
Les justiciers arrivèrent devant une petite case tapie sous un bouquet d’arbres touffus, au bord d’un étang où flottaient à plat les larges feuilles de nénuphars. Des canards sauvages s’envolèrent, brusques, au ras de l’eau, en un ronflement qui s’éloigne ; cependant que les poules sultanes se sauvaient légères, à pas menus dans les roseaux.
L’exécuteur du pouvoir et les témoins se concertèrent : Le mauvais-garçon dormait-il là dans cette case ?… Fallait-il l’appeler ?… ou bien attendre qu’il sorte ?…
A quoi eût servi de s’égosiller dehors. Le frère aîné se baissa dignement, à quatre pattes, passa la tête à travers la touffe de paille qui bouchait la porte, et appela d’une voix puissante.
Par réflexe de la défense, d’un saut élastique le dormeur fut debout, le casse-tête menaçant. Brutal, il demanda : Toi ! Que me veux-tu ? Parle.
Et l’interpellateur de répondre lentement, sur un ton grave, comme une voix lointaine venue du passé : Tu me reconnais, je suis ton frère, ton frère aîné, celui qui reste le chef de notre famille, celui qui apporte la pensée des vieux de longtemps. Jette ton arme. Viens dehors, je veux te parler.
A ces paroles, la survivance des traditions, les atavismes de respect devenus instinctifs, affluèrent à son cerveau ainsi que des lois profondes. Le mauvais-garçon laissa tomber son arme, et sortit docile, devant la porte.
Et le frère aîné, en des emphases solennelles, lui exposa tous les griefs de la tribu : Son refus de travailler aux œuvres utiles à la communauté. La peur justifiée qu’il inspirait aux femmes fidèles. La haine sourde amassée contre lui par les hommes.
D’aplomb sur ses jambes, la tête baissée, le regard fuyant, le mauvais-garçon écoutait sans répondre.
Le frère aîné continuait toujours. Il reprochait au mauvais-garçon, son insolence agressive envers les guerriers qui savaient imposer les droits de la tribu aux voisins turbulents.
Au souvenir de ses propres audaces, de ses triomphes guerriers, se laissant emporter par sa colère fougueuse, il cingla de ses lianes vibrantes, le visage, les épaules, le dos du coupable ; ce qui à chaque coup soulevait de longues boursouflures saignantes, sur la peau brune.
Les muscles s’étaient crispés, la chair avait tremblé, mais le patient n’avait exhalé aucune plainte. Après avoir regardé son frère aîné d’un œil sournois, haineux, le front barré de gros plis, se mordant la lèvre inférieure, il s’en était allé, les poings serrés, sans prononcer un mot. Pendant que les imprécations du Chef de famille le poursuivaient encore, et le menaçaient de le chasser de la tribu, s’il ne voulait se conformer aux ordres.
De leurs gestes silencieux et dignes les trois vieux approuvaient.
Le canaque châtié s’enfonça dans les broussailles, se confondit avec les feuilles… Et jamais, jamais plus on ne revit le mauvais-garçon sous sa forme primitive, tel qu’il avait disparu, à Poya, un matin de soleil.