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Légendes canaques

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KAAVO

« Et plus ça change,
Et plus c’est la même chose. »

Depuis deux récoltes d’ignames[1], la grande tribu de Gomen et les villages ses vassaux vivaient en bonne intelligence avec les tribus de Panlutch, Témala et Voh. C’était la paix florissante, mais la paix armée, la paix sans sincérité, toute de méfiances mutuelles ; de part et d’autre on se connaissait, on savait à quoi s’en tenir.

[1] Deux années.

Les canaques de Gomen profitaient de cette trêve, — cela ne durait jamais longtemps — pour faire de grandes cultures, changer de terrains, ainsi que cela se pratiquait toujours après plusieurs récoltes au même endroit. Ils irriguaient ces plantations par de longues et capricieuses conduites d’eau empruntées aux creeks et aux rivières de la région.

Avec des bois durs imputrescibles coupés dans les forêts sombres des montagnes, de la peau de niaouli bien blanche, de la paille peignée soigneusement, des joncs, des lianes rouges qui se durcissaient avec le temps, des liens de gaïacs, de bouraos et de banians, ils construisaient de hautes cases coniques, pointues comme les cimes des sapins. Quand elles étaient finies, ces cases, parachevées par le long tabou de bois rouge, sculpté, orné de gros coquillages et d’écharpes flottantes en écorces d’arbres ; quand ce tabou, ainsi qu’une flèche, s’élançait au-dessus de chacune d’elles, les cases étaient aussi hautes que les cocotiers ; toute la tribu en était fière.

C’était la paix, une ère de prospérité, de petit travail et de grandes réjouissances ; l’infime labeur de chacun multiplié par le nombre produisait de grandes choses. Des hommes allaient dans la chaîne, les patriarches, couper de gros kaoris déjà connus et soignés par leurs pères. Pour abattre ces arbres si gros, il fallait longtemps, longtemps ; ils n’avaient pour travailler que des haches en pierre, mais ils étaient adroits, les vieux : ils s’asseyaient autour de l’arbre à couper, et ils faisaient travailler le feu, de petits feux qu’ils surveillaient et dirigeaient à leur guise, avec de l’eau. Lorsque l’arbre était couché à terre, ébranché, allongé, bien lisse, comme un grand, grand poisson, tout le monde venait pour le tirer, pour le traîner : les hommes, les femmes, les enfants, toute la tribu, excepté quelques guerriers qui restaient à garder le village. Une surprise, un coup de main hardi étaient toujours à craindre.

De longues cordes en fibres de coco étaient attachées à un bout de l’arbre abattu. Tout le monde se mettait aux cordes, chacun à sa place. Un vieux montait debout sur la bille de bois, il élevait en l’air, au bout de son poing, un bouquet de fleurs symboliques et une grande banderole blanche, agitant le tout en mesure pour scander ses paroles. Il racontait l’histoire de ce kaori, le nom de l’ancêtre qui l’avait remarqué, ceux qui en avaient pris soin, comment on l’avait abattu, ce qu’on allait en faire ; il parlait, il parlait, en phrases courtes, en psalmodiant.

Le groupe répondait à chaque phrase par une approbation sourde qui semblait venir de dessous terre : — Houm ! Et la fête commençait. Tous les canaques, en grappes comme des fourmis ou des chenilles géantes, tiraient en cadence, en dansant le pilou. L’entrain était donné par des chants, par le « tape-tape » des battes en écorce de figuier, par le « boum-boum » étouffé des tuyaux de bambou frappés verticalement sur le sol : ça marchait,… ça marchait,… ça marchait,… On s’arrêtait avant d’être essoufflé pour crier, rire et se reposer. Et après, ça recommençait, et encore,… et encore,… et encore,… jusqu’à ce que l’arbre fût arrivé dans le lit de la rivière.

C’était une fête qui durait quelquefois pendant plusieurs jours et plusieurs nuits ; on allumait des feux, on mangeait et l’on dormait sur place. Les canaques s’amusaient beaucoup dans ce temps-là, tout en faisant de bon travail.

Le kaori était laissé là, dans le lit de la rivière, on le recouvrait de brousses, pour que le soleil ne le fendît pas, en attendant qu’une crue d’eau assez forte, une inondation, le fît flotter et l’emportât. Il n’y avait plus qu’à monter dessus, et à le guider avec des perches, en chantant « aé, aé, aé, » jusqu’à la mer.

Ensuite, tout doucement, on le creusait avec du feu et des outils en pierre et en coquillages. On en faisait une belle et longue pirogue pour aller à la pêche et entreprendre de lointains voyages, jusqu’à Gatop ou jusqu’aux îles Bélep. Dans ce temps-là, les hommes blancs n’étaient pas encore venus dans notre pays ; les canaques savaient bien travailler, un petit peu chaque jour, ils avaient de la patience, ils faisaient de belles choses ; maintenant c’est fini, c’est fini.

C’était la paix, la vie heureuse. Les plantations étaient nombreuses et belles, c’était l’abondance assurée pour longtemps. Les vieux canaques étaient contents, mais les jeunes, plus fougueux, plus batailleurs, auraient bien voulu faire la guerre pour s’amuser, pour montrer leur valeur. Tous les jours ils s’exerçaient à la sagaïe, à la fronde, au casse-tête, et à toutes les armes ; mais pour eux, cela n’était pas suffisant, il n’y avait jamais de morts. Quelquefois de rares blessures à ceux qui apprenaient à esquiver, à parer les coups, à faire « poindi. » Cela n’était pas sérieux, ce n’était qu’un jeu d’enfants incapable d’absorber toute l’ardeur belliqueuse des jeunes guerriers de Gomen.

Tout était dans le calme, quand, à la saison où les pommiers d’acajou fleurissent, une ambassade extraordinaire de la tribu de Témala arriva en grande cérémonie, pour inviter les canaques de la tribu de Gomen à venir prendre part à un grand pilou, qui se donnerait à Témala, en l’honneur d’un mort de marque, d’un notable. Le vieux Poinou, celui qui savait si bien faire tomber la pluie.

Après réunion du Conseil, auquel assistaient les patriarches, les sorciers et les Chefs ; après beaucoup de palabres et beaucoup d’indécision dues à la méfiance, l’orgueil de la race l’emporta. Le chef déclara : Que les guerriers de Gomen n’avaient jamais eu peur de personne, qu’ils étaient maintenant amis avec les Témala, et que la tribu de Gomen acceptait l’invitation.

Pour sceller cette décision importante, un grand caï-caï[2] fut offert aux ambassadeurs de Témala qui, ensuite, s’en retournèrent chez eux, chargés de présents, monnaie canaque, oua-cicis[3], baouis[4], et beaucoup d’autres choses précieuses.

[2] Banquet chez les canaques.

[3] Petits coquillages blancs.

[4] Perles de pierre grossière. Collier.

Pendant une lune, la tribu de Gomen fut sens-dessus dessous, entièrement occupée par les préparatifs faits dans le seul but de pouvoir se présenter triomphalement au pilou de Témala. Les armes de guerre et de gala furent sorties, astiquées, affûtées, appointies, teintes. Le poil de roussettes et les petits coquillages furent employés à profusion, comme ornements des armes et des individus. Avec des plumes d’oiseaux l’on fit des panaches, des plumets altiers tout flambant neufs. On se livra à un travail minutieux de sparterie pour fabriquer des nattes, des paniers, des brassards, des manteaux à plumes, des chapeaux dressés en une couronne cylindrique, sans fond. On confectionna des tapas[5] de toutes les couleurs, et des « baguiyous »[6] d’honneur qui pendaient jusqu’aux pieds. Les chevelures furent roussies à la chaux, ou noircies à la noix de coco brûlée, selon le goût et l’élégance de chacun.

[5] Ceinture frangée de fibres, descendant à mi-cuisse.

[6] Morceaux d’étoffes coloriées, dont les indigènes calédoniens enveloppent leur sexe comme d’un fourreau démesurément long. Le baguiyou consiste encore aujourd’hui l’unique vêtement dans certaines tribus de l’intérieur.

Tout fut prêt. C’était beau.

Au jour convenu, le lendemain de la première apparition de la nouvelle lune au-dessus de l’horizon, ce jour-là, lorsque la rosée fut séchée, la horde se mit en branle, partit par petits groupes : d’abord, en avant, en éclaireurs les guerriers les plus matineux, les plus pressés, les plus intrépides ; ensuite, d’autres guerriers nombreux venaient par paquets, formaient le gros de la colonne, et parmi eux, le grand chef de Gomen entouré de sa garde fidèle. Puis, escortées par des canaques, les popinées suivaient, portant de lourds fardeaux de vivres, de provisions et d’objets destinés aux présents.

Les femmes étaient les porteuses, les esclaves, les bêtes de somme de la caravane ; elles marchaient pliées sous le faix, penchées en avant, le cou allongé, tendu, pour se dégager la poitrine et contrebalancer le poids lourd de la charge pendue sur leur dos par des bretelles. Ainsi chargées, les bras ballants en avant, elles s’en allaient infatigables, d’une allure souple et vive, en roulant des hanches de callipyge.

Par respect et par humilité, la popinée ne devait jamais en marchant sur un sentier dépasser l’homme. Elle était obligée, ou de prendre un grand détour, ou de s’arrêter et attendre qu’un homme quelconque voulût bien lui faire signe ; dans ce cas, en se prosternant très bas, marchant presque accroupie, devenant toute petite, elle passait.

Les hommes eux, par fierté, par dignité, et aussi par paresse, ne portaient jamais que leurs armes.

Enfin, à la queue, et éparpillés tout le long de la caravane, venaient à la débandade, à la traîne, les retardataires, les insouciants, les musards, les paresseux et même des insociables et des penseurs. Tous ceux-là suivaient des sentiers à leurs convenances, ils s’arrêtaient selon leurs fantaisies, rattrappaient le temps perdu en passant par des raccourcis. Tous les hommes n’étaient tenus de rejoindre la caravane qu’aux grandes haltes ; mais pour leur sécurité personnelle ils ne s’isolaient jamais trop. Ils avaient l’instinct animal de la vie en troupeau.

Bien longtemps avant que le soleil plongeât dans la mer, l’avant-garde arriva à la rivière de Taom, où elle fit halte. Toute la file, ainsi qu’une longue corde, vint s’arrêter et se lover, là, sous les arbres, en bordure de la rivière. Il y en avait beaucoup, beaucoup, des canaques ; le soleil était couché, il en arrivait encore, c’était comme les sauterelles.

La troupe s’organisa pour la nuit, alluma des feux, arracha de la paille et des écorces de niaouli pour se coucher dessus. Les campements s’établirent selon la coutume : dans le milieu, bien sous la surveillance, protégées contre toute surprise, les femmes avec les femmes. Et partout ailleurs, sur le pourtour, suivant les commodités du terrain et les abris contre le vent, les hommes s’installèrent.

Les popinées pliées en deux circulèrent dans le campement pour distribuer le caï-caï, chacune allait aux siens, selon le rite, elles se prosternaient en déposant les victuailles au milieu du groupe de canaques, et humblement, tenant le moins de place possible, elles se retiraient sans avoir prononcé une parole.

Dans le commencement de la nuit, les jeunes, les agités, ceux qui ne voulaient pas dormir si tôt, tuèrent des roussettes à coups de bâtonnets qu’ils jetaient avec adresse. D’autres pêchèrent dans la rivière, s’éclairant de torches en peaux de niaoulis et en feuilles de cocotiers. Cette lumière éblouissait les poissons qui, ne voyant plus clair, se laissaient prendre à la main ; pour tuer les poissons, les pêcheurs les mordaient à la tête, ensuite, ils les jetaient sur la berge, où d’autres canaques les ramassaient.

Tout rentra dans l’ordre. Sur le campement qui s’endormait, à peine éclairé par la lumière tremblotante, indécise, des feux sans flammes, courait un bruissement semblable à celui d’un essaim d’abeilles qui passe, ou à celui de la brise de terre, la nuit, sur la mer en repos. C’étaient les conversations longues, les narrations interminables, à voix basse, auprès des feux. Petit à petit le bruit s’éteignit, et le grand calme seul régna.

Dans le silence recueilli de la nuit, le grondement sourd et lointain des récifs arrivait par ondes qui se répercutaient en mourant dans les échos des montagnes. Par moments, le cri aigu d’un oiseau nocturne déchirait le silence. Quelquefois la note basse et grave d’un butor, dans un marais voisin, faisait tressaillir les canaques assoupis ; ils s’imaginaient entendre la voix d’un diable, d’un revenant ; et sans se lever, tout doucement pour ne pas attirer son attention malfaisante, les canaques regardaient avec crainte dans la direction d’où arrivait ce bruit, au fond de l’obscurité, afin de voir si le diable ne venait pas. Et tout retombait dans le calme. Par instants, le bruit mou d’une bûche carbonisée qui se cassait, s’effondrait, tombait en cendres.

Toute la horde dormait. Chez ces êtres primitifs le sens de l’ouïe était si développé que, même en dormant, ils percevaient les moindres bruits ; les rumeurs ordinaires de la nuit ne les réveillaient pas, l’être annihilé savait ce que c’était ; mais survenait-il un bruit insolite, aussitôt les oreilles étaient tendues, les regards perçaient les ténèbres pour se rendre compte de la chose, se l’expliquer, souvent par le surnaturel.

Par delà les hautes montagnes sombres, le ciel commençait à se blanchir, d’une lumière pâle qui allait en s’étendant, éclairant, précisant les contours dentelés des cimes. L’étoile du matin apparut, s’éleva brillante, s’irradiant, lançant par intervalles ses rayons diaprés, comme de jolis yeux qui s’ouvrent et qui se ferment. Des vallées boisées, lointaines, venaient les appels tristes des cagous, semblables aux jappements de petits chiens. Des vols rapides de canards sauvages, revenant de la mer, faisaient en passant entendre le ronflement de leurs ailes, et ce bruit s’éloignait plaintif. Petit à petit tous les oiseaux se mirent à chanter, plus gaiement, chacun sa chanson, pour se joindre au grand concert de la nature qui s’éveillait. C’était l’aurore. Les brouillards de la nuit rampaient encore dans le fond des vallées, montaient vers les pics qui se doraient de soleil. C’était le jour.

Et la horde aussi se réveillait, bruyante, comme un troupeau de bêtes sauvages. Les canaques manifestent toujours leurs sensations d’une manière expressive. Avant de se lever, ils se retournaient, s’allongeaient sur leur paille, geignaient à chaque mouvement, comme s’ils faisaient des efforts inouïs, ou s’ils souffraient. Après cela, lentement ils s’asseyaient, en poussant des han ! pénibles ; puis ils se crachaient dans les mains, en soufflant des jets de salive, cela pour se frotter, se lubrifier, se masser les membres ; le bien-être éprouvé par cette douce opération leur arrachait des cris étouffés de plaisir. Ensuite ils rapprochaient les bûches au milieu du foyer, y jetaient quelques brindilles pour faire flamber le feu, et se chauffaient le ventre et les membres, en exhalant d’énormes soupirs de satisfaction. Et bien à regret, ils se levaient, se mettaient debout, s’étirant le corps et les membres, en criant, en bâillant à désarticuler leur puissante mâchoire. Enfin ! ça y était.

Après avoir éteint les feux en dispersant les bûches, afin de pouvoir les utiliser au retour, toute la bande se mit en route, s’allongea sur le sentier, mangeant les restes du repas de la veille en marchant. Le chef était pressé.

Quand le soleil fut à pic, juste au-dessus de la tête, la longue colonne qui s’était raccourcie, tassée, pour être plus compacte, et ainsi plus forte, arriva dans la vallée de Témala. Sans traverser la rivière, elle s’installa sur la rive droite, à un endroit voisin de la tribu, qui lui fut indiqué par des estafettes envoyées à sa rencontre, dès son apparition.

Le campement fut organisé avec beaucoup de précautions défensives. Il était bon de pouvoir surveiller les allées et venues des amis, les voisins ; il fallait pouvoir, en cas de besoin, résister à une attaque en se protégeant par des abris naturels, pendant que les femmes se sauveraient, prendraient de l’avance ; il était surtout sage de ne pas se laisser entourer, de savoir par où battre en retraite, et où se rallier dans le cas d’une dispersion forcée.

Toute l’après-midi se passa à manger, à faire quelques préparatifs pour le lendemain, jour d’ouverture du pilou, et à dormir ; à dormir surtout. Aucun individu ne s’écarta du camp ; les canaques de Gomen, tout dépaysés, n’étaient pas à leur aise. Des vieux, plus expérimentés, plus méfiants, cachés dans des brousses ou montés sur des arbres, ou aplatis sur des monticules, faisaient le guet, observaient les voisins. Les Témalas, de leur côté, agissaient de même. Malgré cela, quelques-uns des leurs, les plus hardis, vinrent en visite chez les Gomens, probablement dans le but de savoir ce qui se passait là.

La nuit, les Gomens mirent des sentinelles habilement dissimulées, soit en prenant la couleur et la rigidité de troncs d’arbres vivants ou morts, debout ou couchés, selon l’endroit où elles étaient placées ; soit en se confondant avec le sol, au moyen d’une couche de poussière appliquée sur le corps ; soit en s’habillant d’un buisson, d’une touffe de paille ou de jonc, pour en avoir l’aspect et en garder l’immobilité. Le besoin avait créé chez les canaques l’art du mimétisme.

Le jour de l’ouverture du pilou avait été fixé au quatrième de la nouvelle lune ; c’était le lendemain de l’arrivée de la bande de Gomen. Dans la matinée les guerriers se préparèrent. Avec de la suie huileuse, ils se noircirent tout le corps, des pieds à la tête, y compris le visage. L’idéal était d’avoir l’aspect le plus farouche, le plus terrible possible. Ils mirent des ceintures en lianes et en cordes, des anneaux de fibres ébouriffées aux chevilles et aux poignets, ou des cordelettes en poils de roussettes portant de petits coquillages enfilés en chapelet. Chacun s’ornait suivant ses fonctions, sa richesse en objets et sa coquetterie. Ils se coiffèrent de toutes sortes de manières. Les uns portaient déjà un bonnet d’écorces d’arbres, ou d’étoffes grossières enroulées comme un turban très volumineux et très haut. Cette coiffure ne s’enlevait jamais avant une date fixée. C’était un deuil public porté par quelques privilégiés seulement. D’autres n’avaient qu’un lien, ou la ficelle de leur fronde enroulée autour de la tête, passant très haut sur la nuque, et bas devant le front ; un bout de la fronde terminé par un pompon pendait à côté de l’oreille. Tous arboraient crânement le plumet de guerre piqué droit dans les cheveux. Des peignes en bois à volonté.

Quelques-uns, selon leurs titres officiels, portaient des coiffures spéciales et des ornements qui étaient leurs insignes, tels que chapeaux en plumes, couronnes cylindriques, masque et casque d’un seul tenant creusé dans un morceau de bois dur, et adapté sur une sorte de manteau recouvert de plumes. Le sorcier introduit dans cet appareil y disparaissait en entier. Ce costume, mû par son habitant, conjurait les mauvais sorts, effrayait les diables.

Dès que le soleil eût dépassé le zénith, les guerriers armés, sauvages, farouches, formés en un bataillon serré, et suivis du troupeau compact des popinées qui portaient les présents, traversèrent la rivière à un gué et vinrent se placer à leur poste, près de l’enceinte du terrain de pilou, attendant leur tour.

Au milieu de la place du pilou s’élevait un mât, tordu, convulsé, à côtes anguleuses, choisi exprès dans un arbre sec et dur. A son sommet appointi étaient enfilés d’énormes coquillages et des os de squale ; à la même hauteur que les coquillages flottaient de longues banderoles blanches en écorce de banian.

Cette place était clôturée circulairement par des palissades qui laissaient entre elles des ouvertures de vingt pas environ. Ces palissades étaient faites de poteaux de gaïacs secs, plantés là, debout, avec leurs branches tourmentées, effilées comme des lances ; ces poteaux avaient l’aspect de gigantesques cornes de cerfs, ils étaient reliés entre eux par des perches du même type. De grosses lianes rouges liaient tout l’ensemble et, par endroits, s’enroulaient en de grandes couronnes, dans le sens horizontal autour des branches décharnées. Tout cela s’ornait également de coquillages, d’os de tortues de mer, de squales, de vaches marines, et de banderoles de différentes couleurs.

L’aspect général de la place, dans une clairière dénudée, était triste, plutôt macabre : des squelettes d’arbres élevant vers le ciel leurs branches martyrisées, convulsées, suppliantes ; et des os, des os de toutes les formes, des têtes de requins avec plusieurs rangées de dents en scie ; des crânes plats de tortue, le bec crochu, les orbites des yeux, larges, vides, profondes. Ces palissades hérissées de pointes aiguës, comme des instruments de supplice, semblaient attendre des victimes. Sur un côté, le long d’une palissade, posée debout comme des Termes, trois tabous grimaçaient, la bouche au rictus relevé traversant la face dans toute sa largeur ; les narines larges, creuses, débordantes, empiétant sur les joues, semblaient aspirer l’odeur d’un charnier ; et sous l’arcade sourcillière proéminente, de gros yeux ronds, rouges, regardaient fixement.

A quelques pas devant les tabous, une pierre levée plantée dans le sol, légèrement penchée en avant ; ce petit menhir arrivait à la hauteur de la ceinture d’un homme. Et cet ensemble était beau, admirable, répondait à une esthétique voulue : c’était le style canaque.

Sur la place du pilou, dans tout cela, pas un os humain, les canaques en ont peur, surtout la nuit. Il existait des endroits spéciaux pour les déposer, dans des grottes et au fond des forêts tabouées, où seuls les sorciers et quelques initiés pouvaient pénétrer, en suivant certains rites. Les os des victimes du cannibalisme étaient brûlés, réduits en cendres après les festins.

Le cortège imposant du grand chef de Témala, composé de conseillers et de la garde d’honneur, tous nus, reluisants de suie, armés, le « baguiyou » voltigeant, fit son entrée solennelle sur la place. Deux êtres fantastiques zigzaguaient sur les côtés du groupe ; une tête noire, énorme, deux trous profonds dans lesquels roulaient des yeux, un corps fait d’un amas conique de plumes ébouriffées, et en dessous, des pieds humains qui marchaient, sautillaient : c’étaient les sorciers. Le cortège vint se ranger devant les trois tabous. Le chef, recouvert d’une housse en pandanus, frangée de filoches, se tint droit, fier, à côté de la pierre levée.

Aussitôt après, le chef de Gomen la hache et la sagaïe au poing, le plumet haut, précédant sa garde de guerriers crânes, arrogants, armés de la hache ou du casse-tête, et hérissées de sagaïes, vint présenter ses salutations au chef de Témala. Les deux chefs, sans se départir un seul instant de leur attitude hautaine, échangèrent quelques brèves paroles. Celui de Gomen détacha de ses bras des longueurs de monnaie canaque, et des chapelets de « oua-cici », qu’il offrit à sa Majesté de Témala. Sa Majesté de Témala prit sur elle quelques ornements qu’elle donna à son Altesse de Gomen. Ils échangèrent encore quelques paroles, et le Chef de Gomen suivi de son escorte, s’en retourna parmi les siens.

D’autres chefs des tribus invitées observèrent le même protocole, à quelques variantes près.

Lorsque les présentations des chefs furent terminées, les Gomens, hommes et femmes entremêlés, se suivant à la file, en monôme, traversèrent la place ; ils entraient par une ouverture, passaient devant le chef de Témala. Les popinées, sans quitter la file, déposaient, en passant devant lui, les présents : tapas roulés, nattes, coquillages, armes de fantaisie, etc… La file sortait par une autre ouverture, marchait hors des palissades, pour aller se fondre à nouveau dans la masse des Gomens qui ne s’était pas encore dévidée en entier. C’était une chaîne sans fin.

Les autres tribus invitées défilèrent de la même manière.

Un lot choisi de guerriers de Gomen, les plus habiles, les plus lestes, les plus vifs, portant leurs armes, alignés symétriquement par files, formant un bloc carré, fit son entrée au pas, accompagné de son orchestre de Boum-Boum et de Tape-Tape qui prit place au pied du grand mât central.

L’orchestre préluda, d’abord tout doucement, par un chant à voix basse, contenue, qui allait en s’élevant crescendo : « Pouyarra… Poindourra… Nomendarrou… Nomendarra… aé… aé… aééé… Boiyamapou… Pou… Pouyarra… Poindourra… aé… aé… »

Le chant montait, montait, s’accélérant, s’animant de son propre rythme, s’excitant du bruit sourd des Boum-Boum frappés à contre-temps. Quand le bacchanal assourdissant fut arrivé à son comble, un cri strident, prolongé en roulant, crépita. Aussitôt le bloc des guerriers, comme un seul homme, d’un seul bond, attaqua le pilou, en mesure, d’un même mouvement, brandissant les armes d’un même geste, frappant le sol du même pied, bondissant du même saut, retombant du même poids, rebondissant ensemble, nerveux, élastiques, à droite, à gauche, en avant, en arrière, toujours en mesure, s’excitant de leurs cris de tête en trémolo, et du bruit de soufflet de leur poitrine à la respiration commandée, mesurée. Sous les coups de pilon de tous les pieds, la terre tremblait en cadence.

Autour du bataillon diabolique, des guerriers longs, minces, farouches, couraient en suivant la cadence, faisaient des enjambées de quatre brasses, ouvraient les jambes presque en ligne droite, horizontalement, les allongeaient, piquaient des pointes, touchaient à peine le sol pour rebondir souples comme des arcs. Ces énergumènes, toujours à longues enjambées, mimaient des combats, allaient vers un adversaire imaginaire qu’ils fixaient de leurs yeux fous, s’arrêtaient brusquement, le frappaient, faisaient volte-face, bondissaient d’un autre côté, lançaient une sagaïe en l’air, exécutaient des moulinets avec la hache, toujours en courant, en mesure, autour du bloc épileptique. La sueur ruisselait sur les guerriers, les respirations maintenant haletantes soufflaient toujours en cadence. Un grand cri prolongé… Tout s’arrêta net.

Les poitrines et les flancs battaient, aspirant l’air, la sueur coulait. Les Gomens étaient satisfaits d’eux ; toujours ne formant qu’un bloc, ils retournèrent à leur place.

La tribu de Témala et d’autres tribus vinrent, chacune à son tour, danser le même pilou, qu’elles varièrent par endroits.

Les hommes de toutes les tribus allèrent ensuite se masser dans l’enceinte pour ne former qu’une multitude compacte. Les chefs se placèrent auprès des tabous, dans le groupe du chef de Témala.

Un vieux canaque de Témala, portant au poing un bouquet d’herbes symboliques et une longue écharpe, monta sur un haut gaïac sec de la palissade, il se posa d’un seul pied sur une branche, se cramponna d’une seule main à une autre branche. Ainsi installé, de son bras levé il secouait le bouquet et l’écharpe, en mesure avec ses paroles, cependant que son autre pied battait l’air à l’unisson du bras et de l’écharpe : c’était l’orateur.

En phrases courtes, coupées, ponctuées par les approbations en « Houm »… sourd de la foule, il fit le panégyrique du mort en l’honneur duquel ce pilou avait lieu. Il chanta les vertus, les gloires, les triomphes de Poinou : Ce vieux Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie… Houm… Poinou qui savait faire tomber la pluie pour faire pousser les ignames… Houm… Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie pour faire pousser les taros… Houm… Pour la paille, le bois des pirogues, des cases, des armes. Toute la flore comestible et industrielle y passa… Houm… Ensuite, Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie pour faire couler la rivière, pour porter les pirogues, et ceci, et cela… Houm… Quand il y avait eu des inondations qui avaient tout dévasté ce n’était pas de la faute à Poinou qui n’avait pas su arrêter la pluie, ou qui avait donné trop forte mesure, non ! c’était que d’autres sorciers, spécialistes en pluie, avaient fait pleuvoir en même temps que Poinou. Houm… Pour les sécheresses non plus, Poinou n’était pas accusable, il avait, seul sur son mamelon, fait tout le nécessaire pour appeler la pluie, ça allait réussir, tous les canaques avaient vu les nuages ; mais toujours les sorciers malfaisants des autres tribus étaient venus exprès dans la région, en se cachant, pour faire des incantations en sens inverse et empêcher de pleuvoir. Donc, il n’y avait rien à reprocher à Poinou… Houm…

L’orateur cita le nom du successeur de Poinou. A ce moment, un vieux canaque tout barbu, velu frisé, monta sur un arbre sec pour se montrer au peuple. Il ne parla pas, mais il se tint perché dans une attitude très grave, très digne. L’orateur continua : « Voilà M’boidoulé le successeur de Poinou… Houm… Celui qui connaît bien… Houm… Il connaît les herbes qu’il faut pour faire pleuvoir… Houm… Les mots qu’il faut dire, les gestes… Houm… Il parla ensuite des bonnes relations qui unissaient les tribus amies de Témala et de Gomen. Le discours s’acheva approuvé, applaudi par des Houm ! formidables. Tout le monde était content, la bonne entente régnait.

La multitude se dispersa partout, dans et hors de l’enceinte. Tous les canaques parlèrent entre eux, selon leur connaissance des différents dialectes. On se congratula sur la beauté de l’ouverture du pilou. On se réjouissait à l’idée de sa continuation. La bonne entente régnait. Il n’y avait, pour le moment, rien à craindre. Aucun individu n’aurait voulu par sa turbulence agressive faire naître une bagarre, une échauffourée qui aurait pu l’empêcher de prendre part au pilou de la nuit.

Les popinées ramassèrent les vivres, ignames, taros, poissons fumés, qui, pendant le long discours, avaient été déposés là, un tas pour chaque tribu, par les popinées de Témala.


La vallée occupée par la tribu de Témala était très fertile, bien boisée, mais au fond de ses forêts il n’y avait pas les arbres spéciaux dans lesquels on pouvait creuser de longues pirogues. Ceux plantés par les canaques n’étaient pas encore assez développés. Pour avoir ces précieux arbres à pirogues, les canaques du bas de la rivière de Témala, ceux de l’eau salée, restaient tributaires de ceux qui habitaient vers les sources, à une journée de marche : c’était les Oua-Tilous.

Ces Oua-Tilous parlaient le même dialecte que les Témalas, ils avaient ensemble d’assez bons rapports ; à jours fixés ils faisaient le « Piré », ce qui consistait en des échanges des produits de la mer contre ceux du sol de l’intérieur. Ils se rencontraient à une place convenue, où ce marché avait toujours lieu régulièrement.

Depuis longtemps, les Témalas convoitaient et demandaient quatre kaoris, déjà vus et choisis par eux, pour faire des pirogues longues, longues. Les palabres à ce sujet avec les Oua-Tilous n’aboutissaient à rien, ils ne pouvaient s’entendre. Ces derniers ne voulaient rien céder de leurs exigences : ils demandaient, avant d’abattre leurs arbres, qu’il leur fût livré six jeunes popinées nubiles ; ensuite, après la livraison de ces arbres à Témala, il leur fallait un nombre déterminé de charges de poissons et de crabes, à chaque jour de « piré », pendant la durée de quatre lunes.

Pour les poissons fumés et les crabes, on s’était vite mis d’accord ; mais pour les popinées c’était une autre affaire, il y avait des tiraillements. Les Témalas ne voulaient les donner qu’après avoir reçu les arbres. La question popinée était très délicate, les unes appartenaient à leur homme, les autres étaient ou trop jeunes ou trop vieilles, ou vendues dès l’enfance ; et celles dont ils auraient pu disposer, ils ne voulaient pas s’en dessaisir.

Malgré tout, il leur fallait ces arbres, ils voulaient ces arbres. Ils avaient bien pensé aller s’en emparer par la force, mais c’était difficile ; il aurait fallu couper ces arbres et les traîner, tout en se battant avec les Oua-Tilous qui étaient nombreux ; et ces Oua-Tilous étaient des canaques des montagnes, par conséquent, adroits à la fronde : ils tuaient des oiseaux. Les Témalas n’auraient pas su tenir les cordes pour tirer l’arbre et en même temps esquiver les pierres des frondes. Et même s’ils avaient pu traîner les arbres jusqu’à la rivière, en attendant une crue d’eau, il aurait fallu les garder ces arbres, pour que les Oua-Tilous ne vinssent pas les remettre à sec et les brûler. Le grand conseil convint que ce moyen n’était pas bon, mais que malgré tout il fallait avoir ces arbres.


Boum… Boum… Boum… Ce sont les bûches de bois creuses de l’orchestre sur lesquelles on frappe des coups retentissants, pour appeler la gent canaque au pilou. C’est la grande nuit sombre, toutes les choses s’effacent, se fondent dans les ténèbres. Pas un feu, pas une lumière. De vagues silhouettes, noires, imprécises, se meuvent dans l’obscurité, il en vient de partout, des files, des grappes, des paquets ; tout cela s’avance, converge vers le grand mât, dont le sommet découpé en forme bizarre se profile dans le ciel faiblement éclairé par quelques étoiles timides. Il en arrive toujours, des silhouettes noires, diaboliques, pour aller s’ajouter au noyau, à la boule qui se forme et grouille sous le mât ; il en arrive encore, et encore, la boule se grossit, s’élargit, s’étale, devient une masse, et il en vient toujours des silhouettes.

Maintenant elle est assez large la masse. Alors sortant du noyau, au pied du mât, un bourdonnement roule à ras de terre ; tout doucement, progressivement, ce bruit prend de l’ampleur, devient une mélopée basse qui va encore en s’élevant, en montant toujours, et se transforme en un chant guttural monotone. A ce moment, tous les instruments sonores et bruyants de l’orchestre frappés en mesure donnent le branle.

La masse humaine s’agite, ondule, se met en marche, en pilonnant le sol, cadençant son pas sur le rythme brutal de l’orchestre ; tous les canaques agglomérés, formant un disque immense, tournent, tournent, en avançant par petites saccades, en cadence : aé, aa, aé, aa, pied droit, pied gauche, pied droit, pied gauche ; toujours ce même pas invariable. C’est un manège gigantesque, dont le mât central est le pivot.

Et ça tourne, ça tourne, toujours par secousses, et dans le même sens. Les individus près du centre marquent le pas sur place ; ceux de la périphérie font de longues enjambées pour suivre le mouvement ; et ça tourne, ensemble, toujours en mesure ; aé, aa… Chacun danse à sa façon, y apporte sa petite note personnelle ; pourvu qu’il avance en mesure avec la masse c’est tout ce qu’il faut ; l’un va en reculant, l’autre marche sur le côté, et tous se contorsionnent, se donnent des attitudes, prennent des poses avantageuses pour être distingués par les popinées. Tous les sexes sont pêle-mêle dans le tas. Les mâles montrent leur beauté, leur force, la vigueur et la souplesse de leur échine, par des coups de reins puissants en avant. Les femelles font des grâces, des minauderies, balancent leur buste en des souplesses félines, ondulent des hanches et de tout le bassin, pour exciter les ardeurs : aé… aa… aé… aa…

Dans ces pilous de nuit, qui n’avaient pas d’autre but, les mœurs étaient à l’abandon. C’était la débauche admise, tolérée dans la mesure du possible, compatible avec le caractère jaloux de la race ; chacun veillait sur son bien.

Il y avait pour ces sortes de saturnales des popinées tout indiquées : d’abord les femmes répudiées, quand elles avaient cessé de plaire, et elles étaient nombreuses. Ensuite, celles coupables d’adultère, qui avaient eu la chance de ne pas mourir du supplice infligé en punition de cette faute : Ce supplice consistait à purifier par le feu la partie incriminée, cela sur la demande du mari. Parmi ces popinées de la communauté, il y avait aussi les filles dépréciées, presque toujours victimes de la violence. Si le suborneur était craint, redouté, la chose en restait là ; mais celui qui avait acheté la personne, lorsqu’elle était enfant, n’en voulait quelquefois plus, et la fille devenait relativement libre.

Il y avait aussi les popinées punies pour avoir failli aux marques ostensibles de respect dues aux hommes, et encore celles qui avaient manqué aux règles de la morale : notamment, une sœur qui avait touché ou frôlé son frère aîné, même par inadvertance, était mise de force dans la communauté. A tout ce troupeau s’ajoutaient les popinées volées aux autres tribus, et qui n’avaient pas trouvé de preneur attitré.

Ce monde de popinées grouillaient dans la danse, à la disposition de la foule masculine, toutefois en se conformant à certains usages de préséances : A vous l’honneur, Monsieur le Chef ; ou, après vous, vaillant guerrier… Vous êtes plus fort que moi.

Les femmes et les épouses en titre étaient surveillées par leur seigneur et maître et ses tenants. Les filles vertueuses, sans tâche et sans tare, se trouvaient sous la garde des vieilles popinées, cerbères vigilants et intraitables renforcés par les vieux canaques.

Et ça tournait aé… aa… aé… aa…, entraînant dans son mouvement giratoire, toutes les coutumes, tous les sentiments encore rudimentaires, toutes les passions brutales de ces êtres primitifs. Le feu de la danse, les contorsions érotiques, l’odeur forte et bestiale qui se dégageait de toute cette masse de chair en mouvement, excitaient jusqu’au paroxisme les instincts et les sens de ces forcenés qui tournaient là, en cadence, dans la nuit noire, autour d’un mât, comme une ronde diabolique.

Ces licences faisaient toujours naître des disputes, des coups, des rixes ; mais elles étaient aussitôt arrêtées par les non-participants qui séparaient les combattants, et les portaient en l’air, au bout de cent bras, toujours en cadence, jusqu’à ce qu’ils fussent calmés ; le moyen était radical. Tacitement, aucun ne voulait que la collectivité fût privée de sa fête, et arrêtée dans ses ébats lubriques, par une dispute particulière.

Pendant les pilous de nuit, pour que les canaques d’une même tribu prissent les faits et causes de l’un des leurs, il fallait que le cas fût reconnu très grave, ou que le chef en donnât l’ordre ; alors, c’était le combat : des blessés et des morts. C’était le pilou gâché, fini. Quand tout allait bien, les pilous duraient pendant plusieurs nuits, beaucoup de canaques tombaient sur le sol et mouraient des suites. Ordinairement les pilous ne prenaient fin que lorsqu’il n’y avait plus rien à manger.

Et pendant que ça marchait en cadence, des silhouettes dansantes se détachaient de la masse tournante, comme emportées par la force centrifuge, sortaient hors des palissades. Il en sortait, il en sortait, et il en revenait aussi ; c’était continuel.

Hors de l’enceinte, sous les arbres touffus, dans l’obscurité, chaque tribu avait son camp distinct, sorte de buffet, de reposoir, gardé par les vieux et les vieilles. Tous ceux qui, momentanément, ne prenaient pas part à la danse se rendaient là. Entre ces camps, il y avait de grands espaces boisés, broussailleux, où la vie humaine se manifestait énergiquement, dans le noir.

C’était là Cythère…


Le pilou continuait, assourdissant, endiablé, frénétique. Malgré cette gaieté, il se passait quelque chose de mystérieux. Les canaques de Gomen, toujours sautant en cadence afin de ne pas attirer l’attention des autres canaques, se recherchaient. Ils redoublaient d’ardeur et se transmettaient des paroles, en mot d’ordre, en chantant aé… aa… Avec patience, suivant toujours la marche saccadée, ils se triaient, se rassemblaient par groupes, en tournant toujours, aé… aa…

Petit à petit les popinées de Gomen se défilaient, disparaissaient hors de l’enceinte. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’air. Cependant le pilou redoublait d’entrain, animé surtout par les Gomens qui paraissaient s’amuser follement. Et le pilou tournait toujours, endiablé, pilonnant la terre en cadence : aé… aa… aé… aa…

Soudain une grande lueur éclaire le haut de la tribu, en amont de la rivière. De longues flammes s’élèvent, se tordent, s’enroulent autour des toits pointus des cases ; les cocotiers voisins, presque instantanément, se fanent, se frippent, s’enflamment comme des torches. A ce moment, le cri strident de guerre des canaques Ouébias perce et domine le bruit du pilou qui s’arrête de tourner.

C’est une attaque des guerriers Ouébias, ils ont incendié le village en amont, un moment d’hésitation flotte, les Témalas se ressaisissent, poussent leur grand cri de guerre, et brandissant leurs armes, ils s’élancent dans la direction du feu. Aussitôt, les Gomens, la hache haute, bondissent, chacun sur un Témala à sa portée, et d’un coup sourd l’abat à terre, la tête fendue, mort ou grièvement blessé. Ils se dépêchent les Gomens de faire des victimes, en tapant ferme à tout venant ; il y a un moment de panique dont ils profitent.

Les canaques des tribus invitées ne savent de quel côté se ranger, beaucoup n’ont pas encore compris de quoi il est question.

Maintenant ils sont tous ensemble, les Gomens, sur un côté du champ, poussant des cris de mort. Les Témalas font tête, ils se défendent, ils attaquent. Des victimes tombent des deux côtés. Les guerriers de Gomen, poussés par les Témalas, reculent dans la direction de la rivière, ils se dispersent, se sauvent, disparaissent sous les arbres, dans l’obscurité.

Les Témalas n’osent pas les poursuivre, car ils savent que le guerrier qui attend caché est toujours plus fort que celui qui le cherche. Les Gomens ont traversé la rivière, ils sont loin maintenant.


Pendant que sur la place du pilou, et partout autour, des feux s’allument, éclairent le lieu du carnage, les guerriers de Témala et des autres tribus gesticulent, vocifèrent, poussent des cris, des insultes, font des menaces à l’adresse des Gomens, des lâches qui se sauvent : Revenez pour qu’on vous tue ! pour qu’on vous mange ! Et s’échauffant eux-mêmes de leurs imprécations, ils se tournent du côté où les Gomens ont disparu et font à leur adresse toutes sortes de gestes obscènes : voilà pour les guerriers de Gomen. Pour exprimer leur degré de colère, ils se rentrent profondément la lèvre inférieure dans la bouche et se la mordent en rugissant. Ils appellent les Gomens, ils les provoquent ; de leurs armes ils frappent les arbres et les choses inanimées qu’ils trouvent devant eux. Ils se dépensent en gestes furieux.

Des vieux et des canaques moins exaltés, portant des torches, cherchent les morts et les blessés : ils les reconnaissent difficilement, tous sont pareils : des corps humains couverts de suie noire, tout souillés de sang. Des têtes méconnaissables, fendues d’un coup de hache en pierre, des entailles larges, profondes, qui laissent s’épancher des lambeaux de cervelle et des sanies. Des têtes déformées, martelées, écrasées par des coups de massues qui ont fait jaillir les yeux et gicler le sang.

Quand les chercheurs reconnaissent un Gomen, ils lui passent une torche enflammée sur le corps ; si la chair tressaille, si le corps s’agite d’un mouvement réflexe, aussitôt tous se ruent sur la victime, la frappent en proférant des insultes, s’acharnent sur la tête horrible qu’ils mettent en bouillie, s’éclaboussant eux-mêmes d’étincelles rouges. Ils évitent, autant que la fureur le leur permet, de taper sur le corps, pour ne pas gâcher la chair.


Il fait grand jour, et pendant que dans les brasiers les pierres chauffent, ces pierres qui serviront à cuire à l’étuvée la chair encore pantelante des hommes de Gomen tués, les guerriers discutent. Chacun détaille avec minutie, parle aussi avec les yeux, et mime ce qu’il a fait, ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu de la bataille et de sa préparation par les Gomens. Après avoir parlé longtemps, longtemps, longtemps, en rassemblant les faits, les paroles surprises, les divers gestes des Gomens, et par déduction, ils arrivent à cette explication exacte.

Les canaques de Témala ont toujours haï les canaques de Gomen. Ils leur reprochent d’être orgueilleux, vantards, d’avoir volé des popinées il y a longtemps, et surtout un fait très grave : d’avoir fait souffler le vent de Gomen, exprès pour noyer des canaques de Témala qui étaient à la pêche, aux récifs. La pirogue a disparu au large, emportée par la bourrasque, elle n’est jamais revenue, tous ceux qui étaient à bord ont été noyés.

Les Témalas rancuniers et faux ne pardonneront jamais cela aux Gomens, et ils craignent les Gomens, et c’est encore un grief de plus.

Ils avaient invité les canaques de Gomen à venir au pilou, dans la seule intention de leur voler des femmes, et ensuite, de donner ces femmes aux Oua-Tilous, en payement des arbres à pirogue, qu’eux, les Témalas, convoitaient depuis si longtemps. Les Témalas croyaient que les Gomens ne s’apercevraient pas de l’enlèvement de leurs popinées, qu’ils ne se rendraient compte de leur disparition que le lendemain, au jour. Alors les Témalas auraient fait tomber la responsabilité sur les canaques d’une autre petite tribu invitée aussi au pilou, en disant qu’ils les avaient vus, que c’étaient bien eux qui avaient volé les femmes. Les Gomens se seraient battus avec ces derniers, ils se seraient entre-tués à la grande joie des Témalas. Et si cette affaire de rapt ne s’était pas arrangée de cette façon, c’était bien simple, les Témalas avec les guerriers de Oua-Tilou, joints à ceux de la petite tribu accusée, auraient battu et vaincu les Gomens, ils les auraient tous tués, et ils auraient pris les femmes. Les Témalas sachant qu’ils étaient chez eux, sur leur propre terrain, et en plus grand nombre que les Gomens, ne doutaient pas de la victoire, ils étaient les plus forts. Tout cela était de la bonne politique canaque.

Mais les projets des Témalas n’avaient pas réussi. A la deuxième femme enlevée, une vieille popinée de Gomen, Ouanemba, la petite maigre, celle qui voyait tout sans regarder, s’était aperçue de l’enlèvement d’une fille de Gomen. — Ouanemba en se faufilant dans les brousses, comme une souris, rôdait autour du pilou pour épier les couples.

Des popinées de Témala avaient attiré la fille de Gomen hors des palissades, pour venir à leur case, pas loin, disaient-elles, manger des bons poissons de chef qu’elles avaient eus, par faveur. Les trois femmes se tenant les bras passés autour de la taille, recouvertes toutes trois d’une même natte posée sur la tête et retombant sur le dos, ainsi qu’elles le font souvent au pilou, étaient sorties de la danse, la fille de Gomen au milieu, sans attirer l’attention. La vieille Ouanemba les voyant passer devant sa cachette et flairant quelque chose de suspect, les avait suivies de loin, en se dissimulant dans le noir des brousses, se guidant au faible bruit des pieds nus et au froissement des feuilles.

Lorsqu’elles furent arrivées près des cases, des canaques surgissant d’un taillis avaient attrapé la fille que les popinées tenaient, ils lui avaient défendu de crier en la menaçant de la tuer. Elle s’était débattue, les canaques lui avaient fermé la bouche avec de la paille, et le bruit assourdissant du pilou avait aussi étouffé tout appel. Quatre canaques avaient emmené la fille, deux la tenaient par les poignets, un canaque marchait devant, et un autre la poussait dans le dos. Ouanemba, la petite maigre, avait vu tout ça.

Aussitôt, Ouanemba s’en était retournée au pilou. Tout en dansant avec une indifférence affectée, elle avait retrouvé les principaux canaques de Gomen, et leur avait raconté l’incident qui venait d’avoir lieu. Le chef de Gomen qui, pour son grand plaisir, s’était mêlé à la foule, ainsi que les autres chefs, avait été discrètement informé de cet événement grave.

Dans la cohue il avait cherché Winda, Winda le guerrier le plus rusé, le plus audacieux, le plus fort, le plus adroit de Gomen, il s’était concerté avec lui pour organiser le plan de représailles, cela sans tenir compte des conseils de Navaé, autre guerrier fameux. Tout en continuant à danser le pilou, le mot d’ordre avait circulé de bouches à oreilles. Les Gomens avaient prévenu les popinées d’avoir à se sauver, et leur avaient donné le temps de prendre beaucoup d’avance. Cela s’était fait sans bruit, normalement, les Témalas ne s’étaient douté de rien.

Quand les Gomens avaient jugé que les popinées étaient assez loin, hors de danger, quelques-uns d’entre eux étaient allé incendier les cases du petit village, en amont de la tribu. Profitant de ce que les Ouébias, en mauvais termes avec les Témalas, n’avaient pas été invités à ce pilou, les Gomens avaient imité le cri de guerre des Ouébias pour faire croire à une attaque de leur part, et ainsi créer une diversion, en attirant là-bas les plus intrépides guerriers de Témala. Ce cri avait été en même temps le signal du massacre.

Tout le plan du terrible Winda avait réussi, il y avait eu beaucoup de morts : trois fois autant qu’il y a de doigts aux mains et aux pieds d’un homme. Les Gomens n’avaient perdu que le nombre de deux mains et d’un pied d’homme.

Quand tout fut bien expliqué, les Témalas et leurs amis et alliés convinrent qu’ils tueraient tous les Gomens qu’ils trouveraient. C’était la guerre réallumée après deux ignames d’une paix relative. Chacun, avec beaucoup de fanfaronnade, expliqua, mima comment il ferait pour tuer des guerriers de Gomen, enlever des femmes, incendier des cases et voler des pirogues.


Après la bataille, lorsqu’ils eurent traversé la rivière de Témala, les Gomens continuèrent à marcher dispersés, à travers la brousse et par des sentiers différents. Au jour ils rattrapèrent les popinées chargées qui ne s’étaient pas arrêtées ; ils se retrouvèrent et se rallièrent tous sur le parcours convenu, toujours en marchant.

Là, les guerriers changèrent un peu de direction, pour aller à la petite tribu de Panlutch, une dépendance de la tribu de Témala. Ils savaient que ce village était presque désert, puisque les habitants étaient au pilou de Témala ; il n’y restait que des vieux, des vieilles, des infirmes, des petits enfants et quelques guerriers comme gardiens.

Sans perdre de temps, passant comme un cyclone, ils massacrèrent ceux qui ne purent se sauver ou se cacher introuvables ; hommes, femmes, enfants, tous furent tués. Ils mirent le feu aux cases, sur le pourtour, en commençant par l’unique porte, pour empêcher d’en sortir ceux qui auraient pu être blottis à l’intérieur. Et ils continuèrent leur chemin, sans s’arrêter, sans être autrement inquiétés ; les popinées toujours devant, afin de se trouver hors d’une attaque en cas de poursuite. Le soir, avant que le soleil se couche, la horde arriva à Gomen, ayant parcouru la distance d’une seule traite.

En passant près du massif Ouazangou, les Gomens avaient laissé des veilleurs pour aller sur les montagnes, à des endroits connus, — postes d’observation qui dominaient la région — , et de là, surveiller les mouvements de l’ennemi ; avertir au moyen de légères colonnes de fumée intermittentes le jour, et de petits feux allumés la nuit, aussitôt éteints, et rallumés un instant après.


Depuis beaucoup de lunes la guerre durait, la guerre à la canaque, la guerre de part et d’autre sournoise, faite de ruses, d’embûches, de patience pour veiller, attendre pendant des jours, et des nuits, les individus isolés qui passeront, les tuer presque sans risques, et les manger. C’était la guerre de pillages, de déprédations, d’incendies, sans trop s’exposer. Quand ils se savaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, ils les attaquaient soudainement, par surprise ; ils tuaient vite, mettaient le feu, et ils se sauvaient. Ils avaient surtout calculé d’avance par où ils pourraient s’enfuir impunément. Jamais de batailles rangées, loyales, fières, ennoblies par le courage ; non, le canaque ne se bat pas, il assassine. Si le cas se produisait quelquefois c’est qu’ils s’étaient trompés sur le nombre de l’adversaire, et le combat n’était pas long, un parti lâchait pied tout de suite.

Les sorciers, avec le cortège des superstitions, et toutes leurs roueries, jouaient aussi un grand rôle dans la guerre. Ils faisaient des incantations, des maléfices, ils se mettaient en relations avec les revenants et les diables ; ils consultaient l’esprit des choses de la nature, celles qui effrayaient les hommes. Ils connaissaient de nombreux poisons qu’ils savaient employer avec beaucoup d’adresse. Par des artifices, des fétiches, soit un morceau de bois bizarre posé en travers d’un sentier, ou une pierre curieuse ayant un semblant de forme animale, ils empêchaient les guerriers de passer, les obligeaient à prendre un grand détour. La nuit ils obtenaient les mêmes résultats par des bruits extraordinaires, épouvantables pour les canaques. Eux seuls circulaient sans peur dans les tabous des morts, ils jouaient le rôle de revenants quand cela était nécessaire. Ces sombres sorciers ne vivaient pas de la vie commune, ils se tenaient à part, avaient toujours des allures mystérieuses. Les canaques les craignaient et les respectaient.

Malgré tout, ces guerres ne comptaient pas beaucoup de victimes, car, si les canaques savaient imaginer les stratagèmes, ils étaient également prudents et habiles à prévoir les surprises et à s’en protéger. Les guerres traînaient toujours en longueur, sans aboutir à rien ; d’ailleurs elles n’avaient pas de but déterminé. La guerre était un état social auquel les canaques étaient accoutumés, c’était dans les mœurs, ils aimaient cette vie.

Chez les guerriers canaques, il y avait toujours de la gloriole, de l’émulation, c’était à celui qui revendiquerait le coup le mieux réussi. Par leurs exploits, certains guerriers arrivaient à acquérir du prestige, de l’ascendant, et à imposer leur domination aux autres canaques. Ils devenaient chefs de bande, ou autrement dit : petit chef de guerre.

Parmi les guerriers de Gomen, se trouvaient plusieurs chefs de guerre. Les plus renommés étaient, d’abord Winda, un grand canaque, bien découplé, déjà d’un certain âge, noir comme un coco brûlé, velu sur tout le corps, avec des épaulettes épaisses de poils frisés.

L’autre, son émule et rival, était Navaé, plus jeune que lui, un canaque rouge, à la mâchoire large, carrée, le front bas sous son énorme toison crépue, épaisse comme de la bourre : le corps ramassé, trapu, tous les muscles en boule. Navaé était réputé pour sa force, son audace, et admiré même par les siens pour sa férocité.

Depuis que la guerre suivait son cours, Winda et Navaé avaient accompli maintes prouesses. La dernière de Winda, déjà vieille de trois lunes, était d’avoir surpris un canaque et deux popinées pêchant des crabes, dans les marais de palétuviers, à l’embouchure de la rivière de Témala. Après les avoir tués, il avait pris la petite pirogue de ses victimes, et il avait mis leurs corps dedans ; puis caché dans un bras de la rivière, sous la voûte des branches entrelacées, il avait attendu la nuit. Et à la faveur de l’obscurité il était revenu à Gomen avec la pirogue et les cadavres.

Cela avait été un triomphe. Une pirogue, et trois corps à manger ; toute la tribu en avait eu de la viande ! Winda pour faire ce coup, n’avait pris que quatre guerriers avec lui. C’était bien. Il n’avait pas peur, Winda. Il était allé chez l’ennemi, dans sa rivière. Il était malin, Winda ! Tous les guerriers le considéraient avec respect. Les popinées souhaitaient être remarquées par lui.

La gloire de Winda hantait les pensées de Navaé, il voulait faire quelque chose de plus fort. Navaé habitait dans une case isolée, au milieu d’un bouquet de cocotiers du village de Koligo. Un matin, avant le lever du soleil, il envoya ses trois femmes au « pamobvi ». C’est une case retirée, une manière de gynécée, où les popinées vont périodiquement, quand elles sont obligées de s’isoler, ou bien lorsqu’elles veulent n’être qu’entre elles. C’est leur club. L’homme qui approcherait de ces cases se couvrirait de ridicule, il serait déshonoré.

Navaé prit ses armes : sa lourde hache ronde de pierre bleue. Un paquet de six sagaïes noires, courtes, dressées et durcies au feu. L’une de ces sagaïes dans la main de Navaé devenait une arme redoutable ; son doigt muni d’une petite corde pour lui imprimer un mouvement de rotation, celle-ci partait en sifflant, s’enfonçait vibrante dans un tronc d’arbre, si profondément qu’il était impossible de l’en arracher ; à quatre-vingts pas elle ne manquait jamais son but. Il prit aussi une autre sagaïe, plus forte, ornée de bagues en poils de roussettes ; la pointe était faite d’un dard aigu et rugueux provenant de la queue d’une raie. Il suspendit à son épaule un petit filet à mailles serrées contenant des pierres de frondes taillées, ovoïdes, effilées des deux bouts. Il avait sa fronde toujours à la tête ; il resserra la corde enroulée autour de ses reins. Sans avoir dit ses intentions à personne, il partit.

Il marchait, Navaé, de son pas ferme et vif, mettant la pointe des pieds en dedans afin de ne pas peigner les herbes rugueuses avec ses orteils. Il allait vite, filant vers les montagnes ; de ses yeux perçants d’émouchet il fouillait les broussailles. Avant de s’engager dans les épais fourrés, il s’arrêtait pour écouter, pour regarder, il jetait des pierres dans les endroits suspects. Rien d’anormal. Il continuait à marcher, voyant tout, cherchant à terre des traces, s’expliquant le moindre bruit, devinant le pourquoi du vol des oiseaux. Les roussettes qui s’envolent en nombre, d’un endroit, ont été troublées dans leur sommeil par la présence de quelqu’un. Les corbeaux qui croassent, voltigent, se posent et repartent, toujours dans une même direction, suivent un individu, par curiosité et dans l’espoir d’une provende quelconque. Les grosses hirondelles qui voltigent bas et en rond, piquent vers le sol, suivent la piste d’un être qui fait lever des insectes sur son passage. Navaé connaissait les manières de tous les oiseaux, ceux qui jettent un cri spécial, et ceux qui s’envolent brusquement quand ils aperçoivent un canaque. Et de son pas vif, Navaé arriva au col de Oua-Bala. Il s’arrêta en haut, et regarda longuement devant lui.

Là, en bas, à ses pieds, les grandes plaines onduleuses, vertes et jaunes par places, qui vont et s’étendent jusqu’à la mer. Sillonnant ces plaines, des méandres capricieux d’un beau vert foncé : ce sont les bois poussés en bordure des creeks et des rivières pour en ombrager les eaux et en dessiner les cours sinueux, depuis le pied du massif Taom jusqu’au littoral frangé de palétuviers. Et là-bas, dans le lointain, ce cap où se bute la ligne d’horizon : c’est la chaîne du Kaféate, d’un bleu sombre, vaporeux. De son regard puissant qui dominait, Navaé scruta tout, s’expliqua tout. Sur l’immense plaine d’émeraude bordée de la dentelle blanche des brisants, des petits points qui brillent au soleil : ce sont les voiles des pirogues qui vont à la pêche, aux récifs. La colonne de fumée qui s’élève penchée, et dont le haut s’étale en panache : c’est le village canaque de Pouaco. Et encore plus loin, la grande tache qui s’étend toute sombre : c’est l’embouchure de la rivière de Témala avec ses forêts de palétuviers. Les yeux de Navaé lancèrent des éclairs de férocité : C’est là que Winda a fait son dernier coup, mais lui, Navaé, il va faire mieux… il y va aussi à Témala, seul, il n’a besoin de personne pour l’aider à tuer, ou pour le défendre ; lui, Navaé, il est plus courageux, plus fort que Winda. Il ne sait pas encore le coup qu’il fera, non ; il va se cacher, veiller, attendre ; il est sûr qu’il va triompher de Winda. Toute la tribu de Gomen sera obligée de le reconnaître comme grand chef de guerre, lui, Navaé.

Dans cette pensée, il se mit en route avec plus d’ardeur, passant à travers les gaïacs, suivant la base du massif Taom. Se trouvant sur des territoires contestés, il redoublait de prudence, recherchait les terrains durs, sautait quelquefois d’une pierre à l’autre afin de ne pas marquer les empreintes de ses pieds ; il allait, se tordait, souple, félin, se baissait parfois jusqu’à terre pour ne pas casser ou froisser les branches qui auraient laissé des traces de son passage. Par moments, sur les élévations du terrain il s’arrêtait pour regarder et écouter, il aspirait l’air : rien. Il repartait de son pas énergique.

En passant au fond d’une vallée plus boisée, il vit un arbre mort couché à terre, un bancoulier pourri. Il s’arrêta pour le déchiqueter sans bruit et en extraire de grosses chenilles blanches, annelées, des larves d’un coléoptère énorme, qu’il mangea crues, en les happant une par une. Les chenilles se tordaient dans sa bouche, tout doucement il les écrasait entre ses molaires pour en exprimer le jus et le savourer ; quand la bête était dégonflée, flasque, d’un coup il l’avalait. Il ne pouvait s’arracher de ce régal. Enfin, quand il lui fut impossible d’en engloutir une de plus, il se décida bien à regret à partir, se dépêchant pour rattraper le temps perdu.

Pendant que le soleil descendait toujours, Navaé arriva sans aucun incident remarquable sur un versant de la vallée de Témala. Il s’arrêta pour étudier le terrain, et fit choix d’un mamelon boisé de niaoulis, de gaïacs, et de brousses épaisses, tout proche, au-dessus de la tribu.

Employant sa prudence et ses ruses, il alla se cacher sur ce mamelon, sans être vu par les canaques. De là, il dominait la partie habitée de la région. Il observa tous les mouvements, fit attention aux plus petits détails. Puis, il prépara son lit, disposa une bûche pour mettre sa tête, rassembla à une place toutes les feuilles mortes et les herbes, il entoura sa couche de petites branches épaisses afin de dissimuler sa présence, et se préserver du vent frais de la nuit. Lorsque le soleil, rouge comme un morceau de feu, descendit se baigner dans la mer, Navaé remarqua un nuage floconneux de sauterelles qui tourbillonnait et tombait comme de la pluie sous les rafales, dans une petite vallée qui se prolongeait en passant au pied de son monticule.

Pendant longtemps, la nuit, Navaé regarda dans la tribu les silhouettes et les ombres des canaques qui se mouvaient autour des feux, sous les appentis qui servent de cuisine et de réfectoire. Elles gesticulaient, les silhouettes, et les unes après les autres elles disparurent baissées, allongées en avant, comme avalées la tête la première par les portes basses des cases pointues. Petit à petit les feux s’éteignirent.

Navaé, ensemble veillait et dormait, pensant à la gloire de Winda. Incendier les cases, là, en bas, c’était facile ; mais il n’aurait pas le temps de mettre le feu sur tout le pourtour, il ne pourrait allumer que la porte. Les canaques feraient un trou pour sortir, il n’arriverait donc pas à les brûler vifs. En se dépêchant il ne pourrait allumer que les portes de deux ou trois cases, et après se sauver. Cela n’en valait pas la peine. Ensuite, sa présence dans la région serait connue par les Témalas. Depuis trois lunes les Gomens n’étaient pas venus les déranger, ils ne se doutaient de rien, ils avaient relâché leur vigilance.

....... .......... ...

Elle s’en allait, par le sentier, Kaavo, la jeune popinée de la tribu de Témala. Kaavo, la fille du chef, Kaavo, la belle fille au teint rouge, déjà donnée par ses parents, lors de sa naissance, à Attéa, le fils du chef de la tribu de Voh. Elle s’en allait par le sentier, insouciante, écartant de ses bras en avant, la paille de dixe et les joncs, et les roseaux mouillés, alourdis de rosée, qui se penchaient mollement et lui barraient le chemin. Les poules sultanes et les hérons effrayés s’envolaient sur son passage. Elle s’en allait, Kaavo, des gouttelettes de rosée suspendues aux brindilles, et scintillantes comme des perles, faisaient en frôlant son corps nu, courir des frissons sur sa peau aux tons cuivrés ; elle s’en allait, Kaavo, rentrant son ventre, le creusant, frileuse. De sa poitrine encorbellée, ferme, et de ses bras, elle entr’ouvrait l’océan des herbes vertes, jaunes, fendant les touffes d’un bleu plus sombre ; par moments, au-dessus de la végétation houleuse, sa tête seule émergeait, surmontée de la boule crépue, énorme, de ses cheveux rougis au lait de chaux. Parfois, dans les petites éclaircies, elle s’arrêtait pour offrir son corps et ses membres nus aux caresses du soleil levant ; tout naturellement, elle se campait comme une statue de bronze. Elle avait des lignes sculpturales, Kaavo. Cette beauté plastique de l’être sain qui, sans aucune contrainte, s’est développé dans la grande nature, s’est trempé à l’air libre, et vivifié aux rayons du soleil. Sa taille cambrée, souple, sur ses hanches évasées, et ses membres arrondis, aux muscles longs, avaient de l’harmonie. C’était un bel animal humain dans toute sa force et toute sa grâce.

Son vêtement était plutôt léger : posé très bas autour de ses hanches rondes, et descendant jusqu’à mi-cuisse, s’enroulait son tapa blanc, fait de fibres de magnagna[7] et de jonc battu ; un collier de graines végétales et de petits coquillages percés ornait son cou ; une ceinture de jonc tressé serrait et assouplissait sa taille ; à ses poignets et à ses chevilles, des cordelettes en poils de roussettes indiquaient la finesse de ses attaches ; dans ses cheveux épais et bourrus, sur le devant, était planté un peigne en bambou, dont le sommet formait une sorte de diadème ; une fleur écarlate, en aigrette, était piquée près de son oreille ; et c’était là tout son costume.

[7] Liane textile que les indigènes emploient comme liens.

Elle s’en allait par le sentier, Kaavo ; le balancement onduleux des franges de son tapa blanc rythmait son pas agile et cadencé ; elle s’en allait, Kaavo, insouciante. Où allait-elle, Kaavo, si matinale ?… D’habitude les popinées craignent le froid, elles ne sortent des cases que fort tard, lorsque le vent et le soleil ont bu la rosée de la nuit, et séché les feuilles. Où allait-elle, Kaavo ?

Kaavo, comme tous ceux de sa race, n’avait que des idées très simples ; et pour elle, comme pour eux, le grand problème de la vie, le vrai, le seul, était de manger, manger beaucoup, manger toujours, et tout comme eux, Kaavo était gourmande, mais elle était réputée parmi les siens comme étant un fin gourmet ; et, ce matin-là, Kaavo voulait manger une friandise à son goût. Cela était bien permis à une fille de chef, n’est-ce pas ?

Elle savait bien, Kaavo, où elle allait, et ce qu’elle voulait faire ; elle avait vu, hier, à la tombée de la nuit, quand les roussettes commencent à sortir des bois, elle avait vu une nuée de sauterelles s’abattre dans le haut de la vallée, pas loin de sa case, et elle savait que pour prendre facilement beaucoup de sauterelles, il fallait y aller de bonne heure, le matin, pendant que leurs ailes sont encore mouillées de rosée ; à ce moment elles ne peuvent s’envoler. Kaavo allait en ramasser à pleines poignées… Elle s’en allait par le sentier, Kaavo, insouciante, se réjouissant d’avance à l’idée de ce copieux régal.

Elle s’en allait, Kaavo, toute seule, personne n’avait voulu la suivre, l’herbe était trop mouillée, il faisait trop froid. Et elle allait, par le sentier, en balançant son tapa blanc, de-ci de-là, à sa portée, cueillant des baies, qu’elle mangeait, gloutonne ; elle marchait, et son tapa rythmait son pas. Elle s’en allait, Kaavo, heureuse sous les caresses du soleil, insouciante, ne pensant qu’aux sauterelles.

....... .......... ...

Lorsque les premières clartés du jour colorèrent les cimes des montagnes, Navaé veillait déjà les mouvements de la tribu encore endormie. Le soleil apparut, rien n’avait bougé. Toujours attentif à regarder, Navaé remarqua des hérons et des poules sultanes qui s’élevaient de la plaine, au pied du monticule sur lequel il était posté. Tout de suite il comprit que là, en bas, il passait quelqu’un. Alors quittant son observatoire, avec précaution, il s’avança de quelques pas, pour voir : il aperçut une forme humaine qui allait, écartant les hautes herbes, en suivant le sentier, montant toujours dans la vallée ; c’était une popinée, elle s’arrêta un instant, sa peau rouge luisait au soleil matinal.

Le plan de Navaé fut vite tracé ; il avait deviné que cette popinée allait aux sauterelles ; il pouvait la prendre, il verrait ensuite ce qu’il en ferait. Passant sur le flanc opposé du mamelon, hors de la vue de la popinée, il partit pour aller l’attendre en haut de la vallée, dans la partie plus boisée, près des sauterelles. En arrivant il piqua ses sagaïes debout en terre, il ne garda que sa hache ronde. Sur le bord du sentier, Navaé s’effaça derrière un arbre, et il attendit sur ses jarrets fléchis, ramassé, le buste courbé en avant, le bras plié vers l’épaule, la hache au poing, les yeux allumés, magnétiques, en arrêt, prêt à bondir.

Elle avançait toujours, la popinée rouge, en suivant le sentier, entr’ouvrant les hautes herbes, les joncs et les roseaux. Elle s’en allait, Kaavo, heureuse sous les caresses du beau soleil, insouciante, ne pensant qu’aux sauterelles. Tout à coup Kaavo s’affaissa, écrasée sous un poids énorme qui lui tombait brutalement sur les épaules. Avant qu’elle eût compris, elle était terrassée ; un guerrier, d’une main, la tenait par les cheveux, il lui avait mis un genou sur la poitrine, et brandissait en l’air une lourde hache tranchante. Kaavo surprise n’avait pas poussé un cri, elle restait là, pétrifiée.

Le guerrier parla : « Si tu cries ou si tu bouges, je te fends la tête ! »

Kaavo vit dans les yeux féroces du guerrier que la menace n’était pas vaine. Elle ne bougea pas, ne cria point ; mais la faculté de penser lui revenant, les yeux mi-clos elle regardait à travers ses longs cils, veillant une occasion, un éclair, pour lui glisser entre les doigts, comme une anguille.

Le canaque la tenait toujours d’une main enfoncée dans les cheveux, et d’un genou sur la poitrine. Il posa sa hache à côté de lui, défit de sa main libre la corde qui le ceinturait. Puis, immobilisant toujours Kaavo sous son poids, il lui lâcha les cheveux, lui attacha un bout de la corde autour du cou, garda l’autre extrémité dans la main, et il lui déclara : « Je t’ai vue au pilou de Poinou, celui qui faisait tomber la pluie ; je te connais, tu es la fille du chef, tu es Kaavo, je te tiens, n’essaye pas de te sauver, c’est inutile. Viens avec moi à Gomen, tu seras une femme du chef. »

Kaavo répondit : « Laisse-moi, je ne veux pas être la femme du chef de Gomen, je suis pour Attéa qui sera le grand chef de Voh. »

Navaé reprit impérieux : « Tu seras ma femme, à moi ! tu vas marcher devant, où je te dirai d’aller ; si tu casses des branches ou si tu fais des marques avec tes pieds, je te frapperai ; si tu cries, je te tuerai pour te fermer la bouche. » Et lâchant sa victime, mais tenant toujours le bout de la corde, Navaé lui ordonna de marcher.

La peur, un long atavisme d’obéissance et de servitude firent marcher la popinée comme le canaque le voulait ; de sa laisse il la guidait, sans paroles. Il passa reprendre ses sagaïes fichées en terre, et l’un suivant l’autre, ils se dirigèrent sur le versant intérieur du massif de Taom.

Navaé avait changé de direction, il allait vers les Paimbois. Cela pour dépister ceux qui chercheraient ses traces, lorsque la disparition de Kaavo serait connue. Il passait le long du Taom, sur le versant au soleil levant, dans une région même peu connue des canaques, presque impénétrable, tant la végétation y était puissante et entrelacée.

La disparition de la belle Kaavo, la fille du chef de Témala, celle qui, aux ignames prochaines, devait être la femme du fier Attéa, agiterait et mettrait sur pieds ces deux tribus amies. Tous les plus vaillants guerriers, et les plus fins suiveurs de traces, se mettraient à sa recherche pour la reprendre et tuer ses ravisseurs.

Et lui, Navaé, tout seul, en conduisant sa captive, il échappera à leurs poursuites, il emmènera Kaavo à Gomen ; il aura pris la fille du chef de Témala, à Témala même, dans sa tribu, sous le nez de tous les guerriers, en se moquant d’eux. Voilà de quoi être fier. Winda n’aurait pas pu en faire autant. Tous les guerriers de Gomen le proclameront, lui, Navaé, grand chef de guerre, tous lui obéiront. Le grand chef de Gomen l’invitera à venir manger de ses poissons réservés pour les chefs. Quand il désirera une popinée il la prendra, personne n’osera le lui défendre. Qui comme Navaé ?… Il n’y en a pas !

Pour mettre la plus grande distance possible entre les guerriers de Témala et lui, Navaé activait son allure, il allait sans s’arrêter un seul instant, menaçant Kaavo de la fouetter avec sa sagaïe, si elle ne marchait pas assez vite.

Et Kaavo allait, gardant toujours l’espoir de réussir à se sauver. Pauvre Kaavo, elle ne pouvait même pas lever les mains pour détacher le nœud qui était derrière son cou, sans que son conducteur s’en aperçût ; et il lui était impossible de mener la corde jusqu’à sa bouche pour la mâcher, la couper avec ses dents, la corde était trop serrée.

Elle marchait toujours, Kaavo, sous la menace de Navaé, pensant à la nouvelle vie qui lui serait imposée si elle ne parvenait pas à s’échapper. Être la femme du chef de Gomen, ou celle de Navaé, c’était ne plus jamais revoir la belle vallée de Témala, son pays à elle ; c’était aussi ne jamais être la femme d’Attéa ; depuis son enfance elle était faite à cette idée ; cela n’était pas possible, c’était comme si les cocotiers avaient poussé les feuilles en bas et les racines en l’air ; elle ne comprenait pas cela, Kaavo. Les guerriers de son père viendraient la reprendre avant qu’elle fût la femme du chef de Gomen ou celle de Navaé ; et elle avait bien peur Kaavo, en pensant que son conducteur la tuerait peut-être, pour ne pas la rendre vivante aux guerriers de Témala.

Une secousse sur la corde la fit s’arrêter. Navaé lui dit : « Le soleil a dépassé nos têtes, il descend, maintenant nous sommes loin de Témala, il faut trouver à manger. Nous allons passer dans cette forêt noire, et là, tout en marchant toujours, tu remueras avec tes pieds les feuilles mortes, tu ramasseras des bulimes[8], et moi je tuerai des oiseaux, tu les ramasseras aussi. »

[8] Sorte de gros escargots.

Coupant avec sa hache une branche d’un chou palmiste qui se trouvait à côté, il fendit la nervure au milieu, dans le sens de la longueur, et donna les deux palmes à Kaavo, qui vite tressa un panier.

Au bout d’un petit moment, le panier était fait. Ils se remirent en route, l’un suivant l’autre, chacun à un bout de la corde. En passant dans la forêt, tout en marchant Kaavo soulevait, de la pointe de ses pieds rasant la terre, l’épaisse couche humide des feuilles mortes. Souvent elle se baissait pour ramasser un bulime qu’elle mettait dans son panier.

Navaé, muni de pierres, de son regard d’émouchet fouillait le feuillage sombre des arbres. Un caillou partait en ronflant, un choc, du bois qui se casse, et bien souvent un notou tombait pesamment sur le sol. Kaavo allait le prendre, toujours suivie de son conducteur inexorable.

Quand Navaé jugea que les provisions étaient suffisantes, il dit à Kaavo : « Fini ! marche droit, comme ça. » Et de sa main il lui montra la direction. La popinée devant le canaque, ils continuèrent à filer sans prononcer une parole. Ils marchèrent longtemps, le soleil baissait.

Un peu avant la nuit sombre, ils s’enfoncèrent dans une vallée profonde, remontant le cours d’un ruisseau. Ils allaient sous la tonnelle interminable des branches se croisant, s’entrelaçant, au-dessus de l’eau qui serpentait, bondissait, fuyait comme du vif argent. Ils marchaient dans le lit du creek, sautant de rochers en rochers, passant parfois dans l’eau ; ils allaient en montant toujours, entre deux contreforts du pic Homédéboa. Quand ils dominèrent la région, lorsque la vue put s’étendre au loin, ils s’arrêtèrent.

Au milieu de grands rochers de serpentine grise, dans un fouillis inextricable d’arbres et de lianes entremêlées, sur un sol devenu élastique par l’entassement des détritus végétaux, ils installèrent le campement de la nuit. Navaé guidant toujours Kaavo qui était devenue sa chose docile. Ils allumèrent un petit feu sans fumée pour cuire les bulimes et les pigeons sur la braise ardente. Ils les mangeaient au fur et à mesure qu’ils étaient à moitié cuits. Aussitôt le repas terminé, ils éteignirent le feu.

Kaavo pensait toujours à se sauver. Elle était une belle popinée, jeune ; Navaé était un homme, jusqu’à maintenant il ne lui avait pas fait de mal, il ne l’avait que menacée. Dans la nuit, il sera comme tous les canaques, il aura les mêmes intentions ; la discipline et la surveillance se trouveront relâchées, Navaé sera moins méchant, il aura de la douceur, il lâchera le bout de la corde qu’il tient dans sa main. Elle profitera de ce moment pour se sauver, avant que Navaé l’ait brutalisée. Et si cela n’arrivait pas, si Navaé était toujours aussi méchant, elle pourrait peut-être, pendant qu’il serait endormi ou assoupi, détacher la corde ou la couper. Après, dans la nuit noire, elle se sauverait si vite, elle se cacherait si bien, elle s’accroupirait si petite, elle ferait si peu de bruit, que son gardien ne pourrait pas la retrouver. Elle s’en retournerait à Témala, dans son beau pays à elle ; elle irait à sa case rejoindre ses compagnes, elle achèverait la belle natte qu’elle tressait, en pandanus. Et plus jamais elle n’irait aux sauterelles, seule, le matin. A Témala, elle avait sa culture à elle, des ignames, elle planterait des… Navaé la tira de ses réflexions, en lui prenant brusquement un bras, et d’un bout de la corde qu’il tenait à la main, il lia le poignet de Kaavo avec le sien, en croisant des boucles fortement serrées. Pauvre Kaavo, tous ses espoirs de fuite s’envolaient.

Navaé se coucha sur le lit de feuilles sèches, avec Kaavo à son côté, leurs deux poignets attachés ensemble. L’un ne pouvait faire un mouvement sans que l’autre le sentît.

Navaé expliqua à Kaavo : « Je ne te ferai pas de mal, car je te garde pour le grand chef de Gomen ; tu es de la race des chefs, tu seras sa popinée à lui, la plus belle. Après cela, les Gomens et les Témalas ne se feront plus la guerre, les deux tribus seront amies ; à elles deux, elles seront plus fortes que toutes les autres tribus, elles battront tous les canaques des montagnes ; leurs plantations, leurs popinées, leurs arbres, tout sera pour nous : nous ne travaillerons jamais, nous les canaques de l’eau salée ; nous nous promènerons dans nos pirogues, nous irons à la pêche, nous ferons des grands caï-caï, des pilous. Tu comprends ça, Kaavo. C’est joli ! il ne faut pas te sauver, je vais dormir et toi aussi. »

Et tous deux, chacun poursuivant ses pensées, simulèrent un profond sommeil.

Kaavo comprenant qu’il lui était impossible de reconquérir sa liberté, essayait de se faire à l’idée de sa nouvelle vie. Tout ce que Navaé disait n’était pas vrai, mais elle ne serait pas tuée, elle ne serait pas mangée ; le bonheur était encore possible pour elle. A Gomen, il y avait beaucoup de taros, beaucoup d’ignames, une belle rivière, beaucoup de poissons, des grandes pirogues, des îlots avec beaucoup de coquillages ; à Témala il n’y en avait pas, des îlots. Elle serait une femme du chef de Gomen, toutes les popinées seraient ses compagnes. Bien sûr, elle ne pourrait jamais aller à Témala dans son beau pays, ou si elle y retournait, elle ne serait plus la popinée d’Attéa ; les canaques lui feraient du mal, et si elle n’en mourait pas, on la donnerait à un homme quelconque. Quand son union au chef de Gomen serait un fait accompli, il valait mieux qu’elle y restât, à Gomen. Et Kaavo, tout en regardant à travers ses cils scintiller les étoiles, tout doucement se résignait.

Navaé, couché le long du corps chaud de la jeune popinée, subissait le supplice de la tentation. Tous ses instincts de brute affluaient à son cerveau obtus. Il se passait en lui une lutte intense qu’il démêlait difficilement. Son orgueil et son ambition, les traditions et les coutumes de la race, ses désirs de bête lubrique, toutes ces pensées chaotiques s’agitaient, combattaient en lui. La puissance de son entêtement fit triompher son besoin de domination. C’était déjà un acheminement vers un progrès : la volonté domptant l’instinct, au profit de l’ambition. La nuit se passa sans autre entretien avec Kaavo.

Le matin, dès qu’il fit clair, ils se mirent en route pour Gomen, Navaé conduisant toujours Kaavo par sa laisse. En approchant de Gomen, Navaé évita même de se montrer aux canaques de sa tribu qui circulaient dans les alentours. Ils arrivèrent à Koligo, à la case de Navaé, personne ne les avait vus.

Là, Kaavo toujours menée en laisse, Navaé portant encore ses armes, ils pénétrèrent sous l’appentis qui était la cuisine. Au milieu, sur le foyer éteint, une marmite ronde en terre cuite était calée sur des pierres. Navaé plongea la main dedans, il en retira des ignames et des poissons fumés. Kaavo et Navaé assis à côté du foyer éteint, l’un en face de l’autre, mangèrent gloutonnement, bruyamment, sans échanger une parole.

Navaé était préoccupé, soucieux. Par moment il portait ses yeux fuyants sur Kaavo, il n’osait plus la regarder ; derrière son front bas et embouti une pensée se formait, se durcissait, prenait corps ; dans ses yeux qui n’avaient jamais brillé de douceur, s’allumaient des indécisions, des hésitations.

Tout à coup, se précipitant sur Kaavo, il la terrassa, la tenant à la gorge, étranglée, incapable d’un cri, d’un mouvement. Et prenant sa longue sagaïe au harpon de raie, n’hésitant plus, il la lui piqua dans un œil, mais cet œil s’obstinait à glisser, à tourner sous la pointe aiguë ; lâchant la gorge de Kaavo, il lui enfonça un doigt dans l’orbite pour immobiliser l’œil, et de la pointe de sa sagaïe il le creva. Il en fit autant à l’autre.

Kaavo resta allongée, inerte. Du sang et une matière visqueuse coulaient de sa face, tombaient en gouttes rouges sur la natte jaune.

Navaé, sans s’occuper de Kaavo, alluma le feu. Il fit sa grande toilette de guerrier, se noircit tout le corps, planta dans ses cheveux son grand plumet, il se para de ses plus beaux ornements, et ramassant ses armes, il allait partir lorsque Kaavo reprit ses sens. Elle se mit à se plaindre, à gémir doucement, à pleurer. Pauvre Kaavo, peut-être avait-elle des larmes dans ses yeux qui n’étaient plus. Navaé la souleva et l’assit appuyée contre un poteau de la case.

Kaavo porta les paumes de ses mains à ses orbites rouges et vides, et elle resta immobile soutenant sa tête penchée ; du sang ruisselait le long de ses poignets et venait s’égoutter à ses coudes. Elle geignait Kaavo, inconsciente, insensibilisée par la trop forte douleur.

Navaé alla dans la tribu inviter le grand chef de Gomen, tous les guerriers, et surtout Winda son rival, à venir chez lui prendre part à un grand festin. Navaé voulait leur faire une surprise, il ménageait ses effets.

Navaé avait crevé les yeux de Kaavo surtout par jalousie, afin d’empêcher le grand chef de Gomen de prendre et de garder cette jeune popinée, alors que lui, Navaé, n’y avait pas droit. Elle était de sang royal.

En arrivant à la case de Navaé, les canaques y trouvèrent une popinée toute maculée de sang, accroupie à terre, appuyée à un poteau ; elle geignait, inconsciente.

Et Navaé se mettant à côté d’elle, dit aux guerriers : « C’est Kaavo, la fille du chef de Témala, je suis allé seul la prendre dans sa tribu, je l’ai emmenée ici, je lui ai crevé les yeux pour qu’elle ne puisse pas se sauver. Je l’ai respectée, parce que, vous savez bien, la chair virginale des filles est meilleure, et les hommes qui en mangent deviennent plus forts. Nous allons manger Kaavo. »

Parmi les guerriers de Gomen, il y eut quelques réprobations faiblement exprimées : Avoir pris la fille d’un grand chef, lui avoir crevé les yeux, et ensuite la manger, c’était quelque chose d’extraordinaire ; le sentiment atavique du respect des chefs se trouvait bouleversé.

Mais le geste audacieux de Navaé, son mépris infligé à la tribu de Témala, et sa cruauté, en imposèrent à tous les guerriers ; ils lui firent des acclamations : Navaé était le plus grand des guerriers, c’était comme le diable. Qui comme Navaé ?… Il n’y en avait pas.

A côté de Kaavo insensible à tout, les canaques firent chauffer les pierres. Lorsqu’elles furent prêtes, Navaé acheva Kaavo en lui fendant la tête d’un seul coup de sa hache ronde en pierre bleue. Le grand chef de Gomen et tous les guerriers en mangèrent, chacun un morceau, pour avoir de la virilité, de la force. Navaé fut encore acclamé. Il n’y en avait pas comme lui.

Après cela, Navaé devint le grand chef de guerre de Gomen. Tous les canaques avaient peur de lui. Il était connu et craint par toutes les tribus de l’île.

Et le conteur de l’histoire, lui aussi, orgueilleux de ses ancêtres, me regarda fièrement ; et se tapant sur la poitrine, il me déclara : « Navaé c’était le papa pour papa pour moi. » Et lui aussi, le conteur, rapprocha les bûches dans le foyer pour se chauffer le corps ; tout à ses pensées, il ne parlait plus. Derrière son front bas et embouti, je devinais son regret de ces époques sauvages, et dans son regard fuyant, je lisais sa fourberie, et sa haine pour l’homme blanc qui est venu mettre fin à cette barbarie.

Sur le sommet du mont Kaala, dans la nuit transparente illuminée par des millions d’étoiles, voyant se profiler, puis s’évanouir en un lointain flou, les contours sombres de la côte Calédonienne bordée par les dentelles phosphorescentes des récifs, le regard planant sur le Pacifique, vers l’infini, au sein de toute cette beauté majestueuse, immuable, éternelle, je déplorais que cette nature sublime, faite pour la douceur et le rêve, ait pu être profanée par de telles scènes d’horreur.

Et le roulement lourd des récifs s’élevant vers les nues, et le sifflement lugubre des pétrels passant dans leur vol de flèche, et le vent de la nuit qui gémissait doucement dans les sapins, me semblaient être des plaintes venues de ces temps passés : les pleurs de Kaavo, la belle popinée rouge.

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