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Légendes canaques

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IV

Dès que les blancheurs de l’étoile du matin nacrèrent les cimes des montagnes, des guerriers à la mine sournoise quittèrent furtivement les cases. Un à un, ils filèrent, en un glissement souple, léger, silencieux, à travers les brousses. Plus loin, hors de la tribu de Bondé, à des endroits désignés, ils se rejoignirent, formèrent des groupes qui s’allongèrent sur différents sentiers, et s’acheminèrent d’un pas élastique vers les Paimbois.

Cette dispersion des forces était faite pour ne point éveiller l’attention des canaques étrangers qui pouvaient rôder dans la région. Les guerriers de Bondé qui prirent part à ce raid mémorable étaient au nombre de deux cents, affirment les traditions venues de ces temps héroïques.

Quand le soleil fut à pic, lorsque les hommes marchèrent sur l’ombre fuyante de leur tête, quelques guerriers audacieux, quoique soupçonneux et méfiants, s’infiltrèrent dans la tribu de Ouénia, prirent contact et se concertèrent avec leurs alliés. On les attendait, on fut vite d’accord. — Le gros de la horde de Bondé camperait hors de la tribu, en se cachant par bandes, dans les forêts, sur la rive droite du Diahot. L’attaque du village de Pouapanou aurait lieu le lendemain, dès l’aube.

Des guerriers astucieux comme les corbeaux, rusés et vigilants comme les émouchets, ayant le pouvoir de se rendre invisibles, allèrent en reconnaissance à Pouapanou, étudier les faits et gestes des habitants, voir si la tribu se tenait sur ses gardes, et surtout savoir quelle était la case occupée par Tchiaom, le tayo gras.

Pendant ce temps, la tribu de Ouénia rassembla une centaine de guerriers, déjà mis en état de combattre par le jeûne et la continence. L’on apprit par les espions que la tribu de Pouapanou ne se doutait aucunement du péril qui la menaçait. Mais il fut impossible de savoir dans quelle case habitait le tayo gras. Ses parents et amis devaient le cacher soigneusement, comme toujours.

Tout s’annonçait bien. Trois cents guerriers armés et préparés pouvaient facilement surprendre et vaincre une petite tribu qui ne prévoyait pas une attaque, et n’avait aucun moyen immédiat de défense.

Au déclin du jour, lorsque la nuit s’embrume et mélange lentement toutes les choses, les avant-gardes des hordes sauvages confondues parmi les broussailles, les rochers et les arbres, s’approchèrent de Pouapanou. Patiemment, silencieusement, les guerriers prirent position. Ils s’aplatirent sur des collines, se terrèrent dans les renfoncements du sol, se mêlèrent aux herbes, pour guetter, épier tous les mouvements du village.

En attendant le jour, dans les vallées boisées proches de Pouapanou, le gros de l’armée bivouaqua par groupes, sans aucun feu. Des sentinelles se blottirent dans les ombres de la nuit. Ce fut une veillée d’armes, au milieu d’une obscurité si épaisse que les canaques ne pouvaient plus se voir, ils se devinaient à leur souffle.

Par moments, dans le silence qui bourdonne, un cri venait troubler le roulement berceur des ruisseaux, une branche morte tombait mollement sur les feuilles, des vers luisants scintillaient dans le noir comme les yeux des esprits, et la peur instinctive de l’inconnu étreignait les âmes superstitieuses des canaques. Les terribles guerriers de demain se serraient les uns contre les autres, leurs doigts se crispaient autour des armes. Ils attendaient. Et le grand sorcier qui tenait les magiques « baouis » de la belle Ouvé de jadis réconfortait les âmes.


Lorsque la lumière du jour éclaira le fond des vallées, les toits pointus des cases suaient une fumée épaisse qui traînait sur le chaume. L’un après l’autre, les habitants de Pouapanou sortirent à quatre pattes de leurs meules de paille. Puis, ils se dressaient, cherchaient une place, et s’étiraient au soleil du matin qui s’élevait au-dessus de l’Ignambi.

Vivifiés par ce premier bain de lumière, après avoir reçu quelques victuailles des mains des popinées, les canaques vaquèrent à leurs diverses occupations, et à leurs plaisirs, chacun selon ses goûts.

Les vieux, plus rassis, plus positifs, allèrent donner leurs soins aux plantations : déboucher les petits cours d’eau des cultures, botteler quelques touffes de cannes à sucre, étayer des régimes de bananes. En un mot faire une œuvre utile à la collectivité, tout en s’amusant.

Les jeunes, plus exubérants, plus vagabonds, toujours en quête de quelque mangeaille imprévue, ou de quelque trouvaille inédite, partirent à l’aventure, sans but bien défini, en se groupant selon les amitiés. Tout leur était bon : L’oiseau que l’on tue d’un coup de pierre, l’anguille que l’on voit se glisser à travers les joncs, le caillou roulé qui a la forme voulue pour la fronde, la gaulette de bois dur qui fera une sagaïe bien droite, l’étang poissonneux que l’on empoisonnera avec des lianes. Et ils s’en allaient gais et insouciants, leurs joyeux aé, aé, aé, é, é, é, a, am, retentissaient dans les échos des montagnes.

Pendant ce temps, les envahisseurs toujours aux aguets suivaient les mouvements, les allées et venues des canaques de Pouapanou. Lorsqu’ils les virent peu armés, dispersés hors du village, sans aucune méfiance, ils s’approchèrent sournoisement, avec des ruses de félins qui convoitent une proie.

Ceux en vedettes sur les hauteurs descendirent, se glissèrent comme des lézards au fond des replis du terrain, se faufilèrent dans les herbes, sans déceler leur présence par les ondulations des tiges.

Les hommes cachés dans les forêts aperçurent le signal convenu. Alors ils avancèrent sous bois, d’un arbre à l’autre, à travers les lianes, les racines déchaussées, les feuilles mortes, les fougères tenaces. Ils avançaient souples, légers, silencieux, les yeux scrutateurs, avec des finesses, des subtilités de rats en maraude. Parfois ils s’arrêtaient, s’immobilisaient sur la pose, pour définir un bruit qu’ils écoutaient. Et ils avançaient toujours.

Séparés en plusieurs bandes, avec patience, lentement ils entouraient le village. Excepté du côté de la rivière, où des canaques de Pouapanou s’occupaient à la pêche, en poussant devant eux un radeau de feuillage sur lequel les poissons sautaient par surprise, et frétillaient au soleil.

Depuis de nombreuses récoltes d’ignames, la tranquillité de la tribu de Pouapanou n’avait été troublée par aucune incursion dévastatrice de ses voisins. Les guerriers des Ouébias, terribles et pillards, restaient chez eux, dans le haut bassin de la Ouaième. Les rapports avec la tribu de Ouénia située en aval, le long du Diahot, étaient pacifiques. Cela malgré quelques disputes survenues dans les pilous. D’ailleurs on était de la même race, on parlait le même langage. Mais autrefois il y avait eu une scission dans les familles de chefs, une guerre s’en était suivie ; ensuite l’on avait établi une vague ligne de démarcation des domaines respectifs, et maintenant on restait chacun chez soi, sans grandes relations, car une méfiance réciproque subsistait, elle s’était transmise de père en fils.

Et, comme l’habitude de la sécurité et du bien-être apporte l’insouciance, les sybarites de Pouapanou vivaient heureux. Aucun ferment de guerre ne flottait dans l’atmosphère du Diahot.

Bientôt, les premiers assaillants qui avançaient sans bruit, avec une certaine crainte de l’imprévu, furent à quelques pas des habitations. Là, ils s’arrêtent pour étudier la disposition des cases, savoir où était l’homme gras, et convoiter quelques popinées accroupies sur l’herbe, autour d’un feu.

Leur plan de campagne était de s’emparer d’abord du Tayo gras, par surprise, afin de ne pas lui contusionner la chair. Ensuite, si les canaques de Pouapanou voulaient le défendre, il y aurait bataille, tuerie, pillage, viol, incendie. Mais si les Pouapanous consentaient à donner leur Tayo gras au Chef de Bondé, et à ne faire aucune tentative pour le reprendre, tout s’arrangerait au mieux. La tribu de Pouapanou, afin d’être délivrée de ses envahisseurs, payerait une rançon en ignames, taros, cannes à sucre, armes et monnaie canaque. Et la guerre serait terminée, la paix serait conclue.

Malgré leur perspicacité de chasseurs, les assaillants ne purent arriver à savoir où se tenait l’homme gras. Mais qu’importait, las d’attendre, sur les conseils des sorciers, le chef de guerre donna le signal. Et les envahisseurs commencèrent à s’infiltrer graduellement dans la tribu, et à pénétrer avec prudence dans les premières cases.

Les popinées aux yeux fureteurs, quoique mi-clos et baissés par habitude servile, et à l’ouïe toujours en éveil, sous des apparences voulues de surdité, avaient senti qu’un danger imprécis les menaçait. Sans brusquer aucun mouvement qui eût pu déceler leurs inquiétudes, du regard elles s’étaient renseignées, et elles avaient vu des canaques armés qui se faufilaient, rampaient à plat ventre sur la terre, dans les herbes. Tout doucement, sans vivacité, avec une indifférence jouée, elles s’étaient levées de leur place, et elles s’en étaient allées tout simplement, suivies des petits. Dès qu’elles s’étaient senties hors de la vue des rôdeurs, elles avaient filé à la hâte.

Comme les tribus canaques sont toujours des labyrinthes bien connus des seuls habitants, l’alarme avait été vite donnée, toutes les popinées s’étaient sauvées avec les « pikininis », à travers la brousse, ainsi que des cagous craintifs. Quelques-unes s’étaient terrées sur place, dans des cachettes préparées à l’avance, en prévision de surprises toujours possibles.

Les canaques très observateurs des gestes avaient compris qu’ils étaient éventés, que l’alarme était donnée. Et un mot d’ordre avait circulé. Alors, en une ruée folle ils avaient envahi le village, cerné toutes les cases.

Malgré leur habileté à disparaître instantanément dans les taillis, une trentaine de popinées et des enfants n’avaient pu réussir à s’échapper, à travers les bandes désordonnées des assaillants.

Les guerriers, surexcités par leur irruption fougueuse dans le village, ne purent maîtriser leurs instincts de bêtes féroces. Malgré les recommandations faites par les sorciers, de ne tuer personne si les Pouapanous ne se défendaient pas, les guerriers massacrèrent quelque vieux et des infirmes qu’ils trouvèrent devant eux. Dans le feu de l’action des popinées furent terrassées et prises de force, quelques jeunes gens parvinrent à s’échapper grâce à leur agilité décuplée par la peur.

Un aveugle qui portait bonheur à la tribu fut, surtout pour cette raison, assommé, déchiqueté en lambeaux dans un éclaboussement de sang, sous les coups acharnés des haches de pierre. Au lieu de calmer les canaques, ce premier carnage exaspéra leur fureur, ils virent rouge, poussèrent des cris à faire trembler les montagnes. Ils voulaient le Tayo gras.

Les sorciers, le Chef de guerre et ses lieutenants durent employer la violence pour ramener ces énergumènes dans l’ordre. Quand ce fut fait, l’on procéda méthodiquement.

Toutes les cases étaient encerclées par des assaillants qui dansaient autour une ronde furieuse, mais aucun n’osait y entrer. Cependant, c’était là que se trouvait l’homme gras.

Alors le vieux sorcier parla. Traduction : Vous pouvez entrer dans les cases, sans crainte, j’ai fait des exorcisations. Les diables qui font mourir les canaques ne sont pas là, je les ai chassés avec les cailloux du feu… Dans la nuit j’ai vu Téama, il est venu toucher les « baouis » de Ouvé ; lui qui sait tout, il m’a dit que si vous trouviez des hommes cachés dans les cases, ils se rendraient sans se défendre. Pénétrez sans peur dans les cases, vous êtes les plus forts de tous les canaques. N’oubliez pas que le Chef de Bondé veut le Tayo gras, vivant.

Et les perquisitions commencèrent. Avant de s’introduire dans une case, un guerrier, de la pointe aiguë de sa sagaïe, en sondait l’entrée à travers les touffes de filaments végétaux qui bouchaient la porte. Puis il se baissait, et avec méfiance il passait la tête pour regarder au fond, dans le noir. Et d’un saut brusque il entrait, suivi de plusieurs des siens… Personne… Après avoir ramassé le butin qui leur plaisait, les canaques sortaient l’un derrière l’autre, courbés en deux. Et ils allaient ailleurs recommencer les mêmes investigations. Plusieurs escouades de guerriers procédaient à ces recherches.

Un groupe de fouilleurs fut moins protégé par l’esprit de Téama. Au moment ou l’un des guerriers s’allongeait ainsi qu’une anguille et se glissait par la porte, un coup mat s’était appesanti, le guerrier était tombé à plat ventre sur la terre, avec un tremblement des jambes, la moitié du corps dans la case. Un silence tragique avait suivi ce coup sourd. Puis les canaques s’étaient ressaisis, ils avaient tiré le guerrier par les pieds. Son crâne était ouvert comme un coco fendu. Ses cheveux et sa figure étaient barbouillés de sang rouge.

Alors il y avait eu un tumulte. Les canaques présents avaient douté des pouvoirs surnaturels du vieux sorcier, ils avaient lancé de timides imprécations contre lui. Et le sorcier informé de cette attaque à son prestige était venu à la hâte.

Quoique petit et maigre, de son regard aigu comme une pointe de flèche il avait fouillé dans la cervelle des canaques, et de son bras levé qui brandissait des choses étranges enroulées dans une peau de banian, il les avait fait reculer d’une vingtaine de pas. Ensuite il avait adressé des signes aux montagnes sombres de Bondé, puis il s’était baissé sur le mort et lui avait parlé, à voix basse, longtemps, longtemps… Et après, il avait mis son oreille contre la bouche sanglante du mort, et le mort lui avait répondu.

De loin, les canaques avaient suivi les yeux vifs et mobiles du sorcier qui écoutait les paroles du mort ; tour à tour ils avaient vu dans ses yeux de la colère, du calme, et de la fureur ; à ses coups de menton en avant, et à ses balancements de tête, ils avaient su quand c’était bon et quand c’était mauvais. Les canaques, sans avoir entendu, ils avaient compris. Maintenant ils savaient qu’il y avait à cette mort une cause mystérieuse au-dessus de leur force, et ils se taisaient.

Après s’être frotté la poitrine avec du sang, le sorcier s’était levé de dessus le cadavre, et il était venu parmi les canaques assemblés. Tous s’étaient écartés de lui craintivement, aucun n’avait osé lui demander ce que le mort avait dit. Mais de lui-même le sorcier avait daigné leur expliquer pourquoi le guerrier avait été tué.

Gorripo, le mort, était un mauvais canaque, les diables le suivaient toujours, parce que : il y avait de cela trois lunes, Gorripo avait eu des relations, dans un champ d’ignames, avec une femme du chef des pirogues. Une fois Gorripo avait pénétré dans la forêt d’un tabou pour y chercher des lianes ; une autre fois il avait pêché des crevettes dans un creek, quand c’était tabou. Depuis deux lunes, Gorripo, poussé par un gros oiseau des palétuviers, voulait tuer Dévé : Dévé le canaque qui savait bien parler avec les « ouapipi »[13]… Alors, les diables en voyant que Gorripo faisait toujours mauvais, avaient désigné un canaque de Pouapanou pour le tuer. Et au moment où Gorripo entrait dans la case, un diable avait fait du bruit à droite pour lui faire tourner la tête de ce côté, pendant que l’homme qui abattait sa hache était à gauche. Et Gorripo avait été tué. Voilà !

[13] Le plus petit oiseau de l’île.

Et comme certaines fautes commises par Gorripo étaient connues de quelques canaques, et qu’en temps ordinaire les canaques sont très discrets, très fermés, ils n’avaient pas parlé. Mais en présence de la mort du coupable, tout s’était dévoilé pour corroborer les dires du sorcier. Tout ça, c’était vrai.

Durant cet incident lamentable, les guerriers en faction autour des cases n’avaient pas relâché leur vigilance. Le peloton qui avait perdu le sombre Gorripo n’osait plus s’aventurer dans la petite embrasure empaillée de la porte fatale : alors il proposa de brûler la case pour se débarrasser du même coup, et du canaque homicide, et des diables qui hantaient ce refuge. Mais les sorciers et le chef de guerre s’y opposèrent. Peut-être que c’était l’homme gras qui avait donné le terrible coup de hache… On ne savait pas ?… Et si c’était l’homme gras, il était encore dans la case. Le chef de Bondé avait dit de le prendre vivant. Il fallait donc le prendre vivant.

Les canaques convinrent qu’ils arracheraient la paille, déchiquetteraient le pourtour de la case hantée avec de longues perches à crochets, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que la carcasse nue. Après, quand ce serait fait, on verrait bien à travers les gaulettes de bois quel était l’être redoutable qui habitait là-dedans. Aussitôt adopté par le conseil, le projet fut mis à exécution.

Malgré cette diversion, les recherches continuaient toujours dans d’autres cases. Tout à coup des volées de pierres s’abattirent en ronflant sur une troupe de canaques qui gesticulaient dans une éclaircie de cocotiers, au milieu du village : Des coups secs, nets, précis. Des exclamations de surprise, des cris plaintifs ; une dispersion brusque en un sauve-qui-peut derrière des abris quelconques. Un guerrier, la poitrine trouée, gisait inerte à terre. Plusieurs étaient blessés et hurlaient de douleur, d’autres restaient abasourdis.

C’étaient les canaques de Pouapanou qui, après s’être rendu compte du trop grand nombre de leurs adversaires, s’étaient réfugiés sur des hauteurs dominant le village, et tiraient des salves de pierres de frondes sur leurs ennemis, avant de s’enfuir dans les forêts des montagnes.

Des bandes de guerriers envahisseurs, tout en esquivant les pierres, simulèrent une montée en masse vers les crêtes des collines. Et les frondeurs de Pouapanou, ne se sentant pas en force, disparurent dans l’épaisseur des bois.

Lorsque les Pouapanous furent loin, afin de parer à un retour offensif de leur part, des guerriers se postèrent en sentinelles. Après cette escarmouche, la fouille des cases recommença avec plus de prudence et plus d’hésitation.

Soudain, des guerriers réputés intrépides surgirent épouvantés d’une case, en se bousculant ; ils vociféraient tous à la fois. Lorsqu’ils furent un peu calmés, ils dirent ce qu’ils avaient vu :

D’abord ils étaient entrés dans la case, ils avaient regardé partout, et ils n’avaient vu personne. Sur un côté il restait encore un peu de feu pour dormir ; dans le fond, entre les piquets fichés en terre, il y avait du bois à brûler. Ensuite ils avaient cherché sous les nattes, dans la paille, entre les gaulettes, pour trouver des choses à emporter. L’un d’eux s’était rapproché du tas de bois. A ce moment le bois avait bougé un peu. Celui-là s’était reculé vivement et il avait dit aux autres de regarder : Le bois avait bougé beaucoup. Tous ils l’avaient vu bouger, aussitôt tous ils avaient su que c’était un diable qui était là. Alors, pris de panique, tous ils s’étaient sauvés dehors. Et maintenant qu’ils savaient qu’un diable était dans la case, ils ne pouvaient plus y entrer, sans s’exposer à des malheurs épouvantables, impossibles à imaginer ; des malheurs qui tracassaient encore les victimes, même après leur mort.

Le sorcier appelé d’urgence arriva en toute hâte. La ténébreuse affaire lui fut minutieusement racontée, renforcée par la mimique de la scène vécue. Le sorcier très circonspect demanda encore certains détails. En possession de tous les renseignements, il s’absorba dans une méditation profonde. Les canaques silencieux attendaient sa décision.

Après un entretien muet avec les esprits épars qui émanaient de la nature sauvage, le sorcier transfiguré, grandi, déclara qu’aucun homme ne pouvait entrer dans cette case, mais que lui-même, lorsqu’il aurait fait les gestes, dit les mots nécessaires pour avoir sa toute puissance, il y entrerait, suivi de deux guerriers qui étaient protégés par un tabou de Bondé.

Sans désemparer, il demande sa hache de pierre. Un de ses servants la lui remit. Lorsqu’il l’eut vibrante à son poing, il se mit à courir à longues enjambées autour de la case maudite, tout en lançant des coups paraboliques qui sifflaient dans l’air, le long de la paille, pour terroriser les esprits néfastes. Après quelques minutes de cette cérémonie énergique il fut essoufflé, et s’arrêta.

Quand il eut repris haleine, il partit sans avoir prononcé une parole. Au bout d’un moment les canaques anxieux l’entendirent vociférer au dessus de leur tête, et ils l’aperçurent gesticulant sur un tertre, au sommet d’un petit monticule tout proche. Il se baissa, alluma un feu. Lorsque son feu fut ardent, il jeta dessus des rameaux de feuilles vertes pour avoir une fumée épaisse. Puis il se mit à danser un pilou à lui, autour de son feu, coupant la fumée de ses rapides coups de hache, à droite, à gauche. Cela tout en prononçant des mots en un langage inconnu des canaques. Son vocable d’incantations épuisé, il arrêta sa danse, fit lentement un tour sur lui même, embrassa de son regard les montagnes à la ronde. Puis il prit un tison et descendit de la colline, en balançant le feu au bout de son bras, pour en aviver la flamme.

De retour à la case diabolique, le sorcier installa son feu en face de la porte, puis il le couvrit d’un bouquet spécial de feuilles vertes, afin d’obtenir une fumée noire, d’une odeur âcre.

Ensuite, il appela deux canaques à longues barbes, coiffés de volumineux turbans d’écorce molle. Aussitôt les deux désignés furent devant lui, la hache haute, trépignant le prélude d’un pilou. Alors le sorcier tout en entrecoupant ses paroles de gutturaux Oua ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! criait aux canaques barbus : Dansez ! Dansez ! fort ! tapez ! tapez la terre ! Coupez le vent ! Coupez la fumée ! Coupez les diables ! a-ha ! a-ha ! a-ha !

Et les guerriers s’animèrent, furent empoignés d’un accès de quasi-démence : Ils bondirent en des contorsions souples et brutales de combat, les haches tournoyaient en des miroitements de jade polie, les longues barbes crépelées ondulaient en cadence sur les poitrines qui haletaient en mesure, pendant que la terre résonnait sous les coups sourds des talons.

De sa voix caverneuse le sorcier actionnait les danseurs, tout en agitant d’un bras, au-dessus de la tête, le paquet de mystérieux fétiches enroulés dans la peau de banian rouge, dont un bout flottait en écharpe ; de son autre main, il brandissait la hache verte. Tout à coup, tête baissée, les bras en avant, il se lança à travers la paille de la porte. Il était dans la case. Ses deux acolytes s’y engouffraient derrière lui. Dehors, le silence des instants solennels se fit, et les guerriers, les yeux farouches, la sagaïe ardente pointée vers la case, attendaient l’être fantastique qui allait en sortir.

Le sorcier, avec ses deux acolytes contre ses flancs, la hache haute, s’était immobilisé en dedans de la porte. Lorsque ses yeux magnétiques eurent pénétré l’obscurité, il scruta minutieusement l’intérieur de la case… Tout était calme… Rien de suspect.

Ne formant qu’un bloc avec ses gardes de corps, il s’approcha du tas de bois. Pendant un instant il le fixa… Le tas de bois se mit à trembler… Le sorcier ne recula pas, ses gardes de corps se serrèrent contre lui… Le bois tremblait encore.

Une lueur d’hésitation passa dans l’esprit du sorcier, mais il se ressaisit aussitôt, empoigna un morceau de bois et le souleva, puis un autre, et un autre… Le bois tremblait toujours. Et le sorcier continua de soulever le bois, et le bois à trembler, et les gardes aussi.

Lorsque la moitié du tas de bois fut enlevée, le sorcier découvrit une forme ondoyante, souple, lisse, de la couleur jaune d’un coco mûr… Alors il prononça quelques paroles impératives… Une créature humaine se dégagea du tas de bois, et se leva à croupetons. C’était une jeune popinée au teint clair, à peine dans la puberté.

Au commandement du sorcier, les canaques barbus voulurent appréhender la popinée et l’emmener dehors. Mais pour leur échapper, d’un saut brusque elle se jeta sur le poteau de la case, et s’y cramponna de toute la force de ses quatre membres prenants, comme un « tigga » (un poulpe). Avec brutalité les canaques l’arrachèrent de son poteau, non sans mal, car elle leur fit aux bras de profondes morsures, jusqu’au sang. Grâce à l’intervention énergique du sorcier, sous l’impression de la douleur qui appelle la vengeance, les canaques barbus ne tuèrent pas la popinée. Malgré sa résistance acharnée due à l’instinct de la défense, elle fut poussée, traînée dehors.

Lorsque la jeune popinée, tenue par les sombres licteurs, parut hors de la case, les intrépides guerriers s’aperçurent qu’ils avaient été effrayés par une faible femme, qu’ils s’étaient honteusement enfuis devant elle. Sans aucun raisonnement, ils entrèrent dans une violente fureur. Sur-le-champ ils voulurent la massacrer, la punir de son audace, de son imposture. Leur mentalité d’anthropoïde ne pouvait admettre que si le bois avait bougé, c’était que la popinée enfouie dessous avait tremblé de peur, et que son tremblement s’était communiqué au bois qui la couvrait.

Mais le sorcier, qui avait une intention autre, défendit le massacre. Ses paroles furent peu écoutées, car, de prime abord, ce fait visible, tangible, ne venait pas du surnaturel, c’était une tromperie ; et les canaques arrogants avançaient quand même pour frapper leur victime.

Le sorcier et ses deux gardes barbus protégèrent de leur corps la jeune popinée qui s’était tapie derrière eux, contre la paille de la case ; ils durent, en opposant leurs armes, parer vivement quelques coups de sagaïes qui lui étaient destinés. Malgré les admonestations et les menaces diaboliques du sorcier, les guerriers s’opiniâtraient dans leur idée de tuer cette femme, de la souiller, et de la manger, après purification de son organe par le feu. Tout cela dans le but de laver le déshonneur qu’elle leur avait infligé.

Le cercle tumultueux, vociférant, menaçant de ses armes, s’excitait de ses cris et de ses gestes épileptiques ; il se resserrait autour du sorcier et de ses gardes de corps qui étaient acculés contre la case, et faisaient un rempart à la popinée blottie. Elle était si épouvantée que sa tête avait disparu dans la paille, pour ne pas voir le coup qui allait la tuer.

L’énergique sorcier qui sentait que ses gardes de corps commençaient à faiblir allait être obligé, pour éviter une rixe sanglante, d’abandonner la victime à la fureur des forcenés en révolte contre son pouvoir spirituel. Quand un jeune guerrier, fier, audacieux, la voix haute, s’ouvrit à coups de bâton, un passage à travers la cohue qui s’écartait devant lui. Il alla se joindre au groupe du sorcier, puis il fit volte-face. De sa voix tonitruante et des moulinets de son bâton, il fit reculer sous ses yeux dominateurs la meute féroce des canaques, malgré les protestations et les menaces sourdes qui s’élevaient de tous côtés. Petit à petit les cris s’apaisèrent, le calme revint.

Les guerriers farouches avaient reculé devant le fils aîné du grand chef de Bondé, le Téïn, celui qui était tout puissant après son père, et qui, selon la coutume, en certaines occasions usait de son autorité pour s’entraîner au pouvoir, s’habituer à la domination.

Et le fils du Chef harangua les guerriers : Cette popinée est pour moi, son nom c’est Tili, je la prends. Je fendrai la tête à celui qui la touchera… Vous ! guerriers de Bondé ! au lieu de vouloir tuer une femme, comme on tue un cagou qui cache sa tête dans les feuilles… Au lieu de menacer le sorcier qui peut vous faire mourir, vous auriez dû chercher l’homme gras… Où est l’homme gras ?… Mon père vous a dit de lui amener l’homme gras ! Le soleil est déjà au-dessus de vos têtes et vous n’avez pas encore pris l’homme gras… Demain, quand le soleil plongera dans la mer, vous devez être à Bondé, avec l’homme gras prisonnier. Si vous n’y êtes pas, le Chef sera terrible. Il tuera plusieurs de vous.

Votre Chef de guerre, avec des hommes qui sont plus courageux que vous, eux, ils ont cherché le Tayo gras ; ils ont trouvé sa case. Le Tayo gras s’est sauvé, il avait fait un trou dans la paille, et il a sauté dans la rivière. L’eau n’a pas gardé les traces de ses pieds, elle s’est refermée. Où est-il maintenant le Tayo gras ?… Vous devez le trouver.

Pendant que vous vouliez tuer ma popinée Tili, des guerriers arrachaient la paille de la case où Gorripo a eu la tête fendue comme un coco… A travers les gaulettes, ils ont vu un grand canaque blanc (un albinos) qui a des grosses jambes, et ses jambes ne pouvaient plus le porter, il n’avait pas pu se sauver.

A travers les gaulettes, les guerriers ont lancé des sagaïes sur le canaque aux grosses jambes. Il sautait comme un rat, il criait comme une roussette… Une sagaïe l’a piqué dans le ventre, après il sautait moins fort. Une autre sagaïe l’a piqué dans le cou… Et il est tombé par terre… Et puis, les guerriers ont piqué beaucoup de sagaïes dans son corps. Il était comme un oursin noir de la mer… Et maintenant, il est mort.

Pendant que les autres tuaient l’albinos qui a fendu la tête de Gorripo, vous ! vous ne cherchiez rien du tout. Vous vouliez tuer la popinée qui est pour moi… C’est une popinée rouge, les canaques de sa tribu, long… temps… ils ont monté le Diahot, avec les pirogues de Arama… Les vieux, ils ont vu.

Maintenant, c’est fini de parler. Tout le monde vous allez chercher les traces du Tayo gras… Il faut le Tayo gras, pour le manger au pilou de Bandé. Attention à vous !…

Après ce discours empreint d’une forte autorité, les canaques s’organisèrent en plusieurs bandes, et se mirent à la recherche de la piste de l’homme gras.

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