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Légendes canaques

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LE TAYO GRAS

Conte canaque expliqué par Thiota-Antoine de la tribu des Paimbois.

PROLOGUE

Il y a longtemps, longtemps, les canaques ne savaient pas qu’il existait des hommes blancs. — Les blancs n’étaient pas encore venus dans notre pays. — Les vieux racontaient que loin, loin, là-bas, sur des îles, où le soleil sort de l’eau, il y avait des hommes jaunes, de la couleur des requins. Et de l’autre côté, où le soleil descend et s’éteint dans la mer pour faire la nuit, c’était des hommes noirs, noirs comme le charbon du bois. Les vieux savaient tout.

Les vieux vieux, les pères des vieux, avaient vu des hommes rouges qui étaient arrivés à Balabio, sur une longue pirogue, apportée par un cyclone. Les hommes rouges étaient grands, forts, les femmes aussi ; leurs cheveux étaient droits comme l’herbe, et sur leur corps et leur figure il y avait des dessins. Ils ne savaient pas le langage des canaques.

Les hommes rouges avaient donné deux femmes au Chef de Balabio, pour avoir la permission de descendre sur le sable. Les canaques avaient fait camarade avec eux, et ils ne les avaient pas tués. Et puis, des hommes rouges étaient restés là, sur un bout de terre que le chef avait laissé pour eux, planter des ignames et construire des cases.

Ces hommes rouges savaient creuser de longues pirogues dans des arbres qu’ils attachaient l’un au bout de l’autre. Ils tressaient des jolies nattes en jonc, ils piquaient des dessins noirs et bleus sur la peau des canaques. — Après, ces hommes rouges étaient devenus vieux, et ils sont tous morts. Il ne restait plus que leurs petits qui parlaient le langage des canaques.

Tout ça, ce sont les vieux qui nous ont raconté ; eux ils n’avaient pas vu, c’était le père pour eux qui avait dit. Nous, on ne sait pas, mais on croit les vieux.

Les vieux… longtemps… peut-être qu’ils étaient un peu sauvages, ils ne connaissaient pas le « Bodieu » pour vous autres… Les vieux faisaient toujours la guerre, toujours la guerre, pour voler les ignames, enlever les popinées, et manger les hommes.

Long… temps, il n’y avait pas de pocas[9], pas de poules, pas de bétail. Les vieux de longtemps qui vivaient sur les montagnes, dans la brousse, loin de la mer, ils mangeaient les poissons de la rivière… et puis quoi ?… Rien du tout… Ils tuaient les roussettes, les rats, les oiseaux, et c’est fini… Les vieux, ils aimaient bien la viande… ça c’était meilleur pour eux.

[9] Porc.

Quand il n’y avait pas de pluie, les ignames, les bananes, ne savaient pas pousser. Souvent, les autres canaques, ceux qui étaient plus forts, venaient voler les récoltes, et brûler les cases. Ceux qui n’étaient pas forts se sauvaient dans la brousse, ils allaient se cacher au fond des forêts. Alors ils ne plantaient rien. Ils n’avaient que les graines des arbres, et les peaux de bouraos[10] pour manger.

[10] Bourao. — Arbre à écorce épaisse, pâteuse, comestible en cas de famine.

Tu connais ?… là-haut, à côté de la rivière le Diahot, plus loin que Bondé, plus loin que Péhoué, plus loin que Ouénia,… marche, marche, marche encore. Là où il y a des cailloux pour faire la monnaie des blancs, tu sais bien ?… il y a encore des terres cultivées par les vieux canaques de longtemps… Là, à côté de la grande Montagne Ignambi, ça y est : là c’est Pouapanou.

Dans une petite vallée, sous les banians noirs où il n’y a jamais de soleil, à côté des cocotiers que le vent remue, le long de la rivière, là, il y a encore un peu des cases… Haaa… maintenant c’est fini… tous les canaques sont presque morts… il n’y en a plus… Mais avant, il y en avait beaucoup des canaques, partout, partout, comme les feuilles des arbres.

Dans la petite tribu de Pouapanou, longtemps. Mon vieux !… M’pouh !… Il y avait un canaque gros, gros, gros ; il était gras, gras, gras… les pocas, c’est rien du tout ! lui plus gros, lui gagné les pocas. Sa peau, elle était rouge. C’était un petit des hommes rouges qui étaient venus dans la grande pirogue… Nous, on ne sait pas bien, mais les vieux ils connaissaient. Ce Tayo[11] là, il était plus gros que tous les canaques, y en a pas comme lui.

[11] Homme, mâle.

Avant que les hommes blancs arrivent ici, dans notre pays, Tchia ! C’était pas bon de manger beaucoup… Tout à l’heure engraisser…, tout à l’heure trop gras… Et puis après, les canaques des autres tribus avaient besoin de tuer celui-là qui est trop gras, pour le manger. — Maintenant encore, les popinées qui savent bien, disent aux pikininis[12] qui sont gourmands : « Toi, si tu manges beaucoup, tu seras trop gras, et les canaques de l’autre tribu vont venir te tuer pour le caï-caï ». — Les petits, ils ont peur.

[12] Petits enfants.

Tous les canaques de Paimbois, tous les canaques de Bondé, tous les canaques de la vallée du Diahot, savaient bien qu’il y avait à Pouapanou un gros tayo rouge, qui était gras, gras, qui était bon… Tous ils avaient besoin de lui pour le manger. Les canaques avaient faim de la viande.

Tous les canaques allaient se cacher comme les émouchets, comme les rats, dans les forêts, dans les rochers, à côté de la petite tribu de Pouapanou, pour guetter le tayo gras, attraper le tayo gras quand il sortirait seul du village, le tuer, et après le faire cuire dans les cailloux. Son nom pour le tayo gras : Tchiaom.

Le frère de Tchiaom, les camarades de Tchiaom, tous les canaques de la tribu de Tchiaom, ils étaient pas contents que les canaques de Paimbois, les canaques de Bondé, viennent tuer Tchiaom pour le manger. — Les canaques de Pouapanou toujours garder Tchiaom, toujours faire attention à lui.

Ou là ! là ! Phouuu… Thiaom il avait peur… Lui toujours rester dans sa case, à côté de la rivière, lui caché comme les rats. Lui jamais sortir dehors, jamais marcher, jamais promener, jamais danser pilou, jamais pêcher les poissons, jamais chasser les oiseaux… Tchiaom toujours couché, lui beaucoup fainéant. Toujours manger, dormir, manger, dormir,… Ha !… lui vient plus gros encore… Mon vieux !… tous les cochons c’est petit… lui plus gros que les vaches marines… Tchiaom connaît pas marcher, il est trop lourd… Lui bouger un peu… ça y est, lui souffler : Ouââââ… Comme les tortues de mer, la nuit. — Tchiaom toujours rester dans sa case, lui connaît plus sortir dehors. Tchiaom il est trop gros, la porte elle est trop petite.

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