Légendes canaques
I
Depuis quelques jours une atmosphère de recueillement pesait sur la tribu de Bondé. Les habitants avaient des allures bien étranges, certains d’entre eux paraissaient jouir d’une autorité privilégiée. Une discipline sociale semblait s’être affermie.
Les popinées étaient devenues encore plus humbles, plus serviles. Elles allaient sans bruit, comme des ombres, pliées en deux, aplaties sur le sol, toutes effacées ; elles passaient hors des sentiers frayés, se confondaient parmi la végétation afin d’éviter les regards méprisants des hommes. Lorsque, pour les besoins de la vie ordinaire, l’une d’elles devait se montrer aux canaques et leur adresser la parole, c’était à peine si une voix craintive s’élevait de son corps prosterné.
Les canaques, eux, étaient devenus plus hautains, plus autoritaires. Dans l’exécution des choses simples ils prenaient des airs solennels, semblaient accomplir un sacerdoce dont eux seuls étaient dignes. Ils marchaient orgueilleux, fiers comme des coqs de bataille. Les canaques s’étaient ressaisis, chacun avait repris conscience de sa valeur d’homme, de guerrier invincible, et sa superbe de mâle s’en était accrue d’autant.
Certains canaques, dans toute la possession de leur force, portaient enroulé autour de la tête et relevé en cimier, une sorte de turban d’écorce de banian assouplie ; cette haute coiffure en tromblon était traversée par une ligne médiane en fibre de bananier. C’était un insigne qui indiquait que ces individus étaient des manières de licteurs, de gendarmes, des agents affiliés à la redoutable bande des chirurgiens, médecins, bouchers, et spécialistes en diverses sorcelleries. En guise de faisceaux, ils étaient munis d’une trique imposante. Cette distinction donnait à ces individus le droit au respect de la tribu entière. Les sujets ne les abordaient qu’avec des marques de grande déférence.
La nuit venue, autour des feux, les bavardages ne se prolongeaient plus futiles, insignifiants, comme de coutume. Les canaques restaient dignes, et n’échangeaient plus entre eux que des chuchotements confidentiels indispensables, ou quelques paroles qui tombaient lourdes dans le silence.
Cet état d’esprit collectif était dû à un événement grave qui se perpétuait dans les sombres forêts, sous les coupoles des arbres centenaires. Un acte solennel qui marque une époque importante dans la vie canaque se déroulait mystérieusement, hors des régions fréquentées. L’avenir des individus, celui de la famille, celui de la tribu entière s’affirmait. Les gloires héroïques des ancêtres disparus qui hantaient les tabous des morts, et celles des guerriers des temps présents, se transmettaient aux enfants mâles, aux garçons, aux hommes de demain.
Depuis que la lune avait disparu des nuits, les jeunes gens, les éphèbes de la tribu, aptes à porter les armes, avaient été emmenés secrètement par des sorciers, au fond d’un ravin sauvage, sous les hautes fougères arborescentes et les souples choux-palmistes, dans une forêt silencieuse, au bord d’un ruisseau où se miraient les feuilles géantes des taros. Ils avaient été conduits à un endroit ignoré surtout des femmes.
Là, sur un lit de paille fraîche, en se conformant aux rites sacrés, avec des tiges éclatées de roseaux qui servaient de scalpel, un officiant avait pratiqué aux jeunes gens un genre spécial de circoncision, sans l’ablation complète. — Ce sacrifice avait duré fort longtemps, car un brin de roseau s’émousse à chaque fois qu’il incise ; il avait fallu en employer un grand nombre pour chaque individu.
Les patients étaient restés calmes, stoïques, sans proférer une seule plainte. C’était un glorieux présage, les garçons de la tribu seraient des guerriers intrépides.
Et maintenant, dans la sombre forêt aux mille bruissements inconnus qui semblent venir des esprits des morts errants par les futaies, les néophytes, sous la garde des vieux et des sorciers, prolongeaient une retraite sévère, avant leur consécration publique de guerriers.
Les jeunes initiés écoutaient parler les vieux qui racontaient les traditions des temps passés : Les triomphes des ancêtres ; les ruses, les prouesses des pères ; les guerres de la tribu, son orgueil à maintenir, ses haines à assouvir, ses terres à garder. Puis, on leur expliquait le rôle glorieux de l’homme dans la société canaque : sa puissance, ses droits dans la famille.
Le mépris hautain qu’il doit montrer aux femmes : Ces êtres inférieurs, incomplets, nés pour le travail, la servitude passive, et la maternité.
Désormais ils étaient émancipés, affranchis des obligations avilissantes de l’enfance, ils étaient des êtres supérieurs : Des hommes. Les mères qui les avaient mis au monde, nourris, puis élevés, devenaient pour eux de simples femmes ; ils ne leur devaient plus aucune obéissance, de la protection seulement, celle que l’on accorde aux êtres subalternes dont on utilise le travail. Un guerrier ne doit jamais s’abaisser devant une femme. Il ne peut s’incliner que devant l’autorité d’un chef.
Cette retraite mystérieuse, dans un refuge ignoré, devait durer jusqu’à la guérison complète. Ensuite, au jour et au moment fixés par le grand Conseil, les jeunes guerriers barbouillés de suie, la chevelure empanachée de plumes, le « baguiyou » en bataille, la sagaïe vibrante au poing, la hache de pierre brandie menaçante, devaient, en un peloton furieux qui soulèverait la poussière sous ses bonds trépidants, faire irruption dans la tribu, sur la grande place du pilou. Cela devant l’admiration muette de la peuplade assemblée.
Et les jeunes guerriers, les yeux farouches, le rictus de la férocité aux lèvres, avec des agilités simiesques, enlèveraient un pilou de guerre, simuleraient des combats. Le rythme serait cadencé par l’orchestre des vétérans.
Après ce serait le grand discours de célébration scandé par l’orateur, le barde de la tribu.
Et quand le soleil serait descendu derrière les montagnes, loin dans la mer, le grand pilou s’animerait à la lumière pétillante des étoiles, sous les ombres mouvantes des arbres, hommes et femmes entremêlés. Alors ce serait une danse furieuse d’êtres nus et noirs déchaînés par instincts de l’érotisme, une saturnale démoniaque où les sexes se chercheraient bestialement. Des popinées, craintives et fuyantes le jour, deviendraient sous le couvert de l’obscurité, des bacchantes inassouvies, inlassables. Les jeunes guerriers, stimulés par l’exemple des aînés, affirmeraient hautement leur force virile. Ce serait leur fête, leur triomphe.
Et comme en toutes choses, la turbulente jeunesse dépasse toujours la mesure, les éphèbes d’hier deviendraient tumultueux, agressifs, batailleurs. Il y aurait des rixes et des victimes.
Et les vieux qui sont très réfléchis, très conservateurs des traditions, les regarderaient paternellement, et les laisseraient agir. Car les jeunes représentent l’orgueil fougueux de la race, la force qui se lève, l’avenir de la tribu.
Les jours suivants, l’exubérance des jeunes guerriers se calmerait, petit à petit ils rentreraient dans l’ordre, se mettraient à l’unisson de leurs aînés. Désormais ils auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs collectifs que tous les adultes.
Tout en attendant avec impatience cette fête licencieuse dont la date prochaine n’était pas encore fixée, les canaques élevaient des ornementations sur le place du pilou. Des squelettes d’arbres aux branches en zigzags se dressaient sous les feuilles nonchalantes des hauts cocotiers. Des banderoles d’écorce se déployaient à la brise. Les popinées chargées d’assurer la ripaille amoncelaient déjà des tas d’ignames.
Selon une coutume, dans l’esprit du grand Chef, quelques individus coupables de lui déplaire étaient déjà désignés pour s’abattre au milieu du pilou, sous les coups sournois des haches des bourreaux. Ensuite, les cadavres pantelants iraient dans les mains des dépeceurs. Ces victimes attendues, mais que nul ne connaissait d’avance, tomberaient lourdement, sans aucune protestation de la part de leurs semblables, puisque c’était la volonté du Chef, et que le chef c’était le Chef.
Puis, ce serait un repas vorace de grands carnassiers : De la chair humaine saignante dévorée avidement, à pleine bouche : les os rongés, et brisés pour en savourer la moelle.
Mais en attendant cette joyeuse nuit de pilou, de débauche, de cannibalisme, la tribu entière, en l’honneur des jeunes guerriers, feignait une grande austérité de mœurs, un profond recueillement. C’était une tradition venue des ancêtres, probablement instituée pour se mettre en état de mieux sentir les plaisirs et les joies de l’orgie.