Légendes canaques
AVANT-PROPOS
Au fur et à mesure que les sociétés humaines sont mieux connues, on s’aperçoit qu’elles présentent une variété dont on ne se doutait pas jadis. On a appris que les différences ne tiennent pas seulement à la couleur de la peau, à la façon de se nourrir et de s’abriter, ni à ce que les mœurs trahissent de surprenant et d’extraordinaire au premier coup d’œil. Les divergences sont plus profondes. Elles vont même si loin qu’on s’est demandé si elles n’avaient pas leur source dans une mentalité dite primitive, assez différente de la nôtre.
Plus on s’efforce d’entrer dans les manières de penser de ces hommes dont les traditions, les croyances, les institutions semblent avoir peu d’éléments communs avec les nôtres, plus on les sent à la fois très près et très loin de nous. A considérer leur folklore, leurs contes, leurs proverbes, leur sens pratique, parfois même — s’il s’agit de sociétés déjà assez évoluées, comme en Polynésie ou en Afrique australe, — leur politique et leur religion, nous serions tentés de dire, selon les phrases que Leibniz aime à citer : « C’est tout comme icy ». Tutto il mondo è paese. Mais quand nous essayons de pénétrer plus avant, de suivre les démarches de l’esprit qui aboutissent à telle croyance inexplicable, à telle coutume révoltante pour nous, nous nous trouvons rejetés à une conclusion opposée. Nous sommes alors disposés à croire ces observateurs des Maoris et des Mélanésiens, par exemple, qui désespèrent de retrouver jamais les chemins par où la pensée des indigènes a passé. La porte est close sur eux. Personne ne la rouvrira.
Que nous oscillions ainsi, du sentiment d’une identité foncière entre les « primitifs » et nous, à celui d’une différence radicale, faut-il s’en étonner ? N’éprouvons-nous pas une incertitude analogue, et le même flottement d’impressions, bien qu’à un moindre degré, au sujet de peuples voisins de nous, de même civilisation que nous, et dont l’histoire ne se sépare pas de la nôtre ? Nous croyons connaître les Anglais, les Allemands, les Espagnols d’autrefois et d’aujourd’hui. Leur art, leur littérature, leur organisation politique, leurs idées morales et religieuses ont été étudiés sous toutes leurs faces. Leur « mentalité » ne semble plus nous réserver de surprise. Et, tout à coup, un incident détermine de leur part une réaction que nous n’aurions jamais prévue, et qui nous déconcerte. Que sera-ce donc, s’il s’agit d’Australiens ou de Papous, qui ont derrière eux un passé millénaire dont nous ne savons rien, et dont la civilisation n’a à peu près rien de commun avec la nôtre ?
Si nous voulons tant soit peu les comprendre, il faut donc commencer par les étudier. On s’est enfin convaincu de cette nécessité. Les travaux ethnologiques occupent un nombre croissant de savants de toutes nationalités. Le Rameau d’Or de Sir James Frazer se lit dans le monde entier.
Toutefois, la connaissance de l’homme intérieur, quel qu’il soit, ne relève pas uniquement de la science. Nous y accédons encore par une autre voie. L’art sous toutes ses formes, la poésie, le drame, le roman révèlent, d’une vue immédiate et directe, ce que les analyses les plus minutieuses n’atteignent qu’avec peine et fragmentairement. Nos traités de psychologie, nos essais de sociologie, commencent à être instructifs. Mais, d’un certain point de vue, Shakespeare, Racine, Stendhal, Balzac, Rembrandt ne le sont-ils pas davantage ? Sans doute la science et l’art n’ont pas de commune mesure, et il ne saurait être question de les mettre en concurrence. Mais l’armée des savants avance péniblement, et pas à pas. Elle est encore très loin de son but, alors que l’artiste de génie a touché le sien.
Nous assistons ainsi, en ce qui concerne les sociétés exotiques et « primitives », aux efforts parallèles des ethnologues et des écrivains. Ceux-ci se multiplient. Le roman colonial est en faveur. Il constitue à lui seul un genre important, un peu partout, et particulièrement en France, où il a produit quelques chefs-d’œuvre.
Il est exposé cependant à un danger dont beaucoup d’auteurs méconnaissent la gravité, peut-être parce que le roman qui n’est pas colonial n’a pas à le craindre. Quand les personnages sont pris dans la réalité sociale qui nous entoure, s’ils ne sont pas suffisamment « vrais », si l’auteur les place dans des situations invraisemblables ou impossibles, s’il leur prête des sentiments et des pensées incompatibles avec la vie actuelle et qu’ils ne peuvent pas avoir, nous le savons tout de suite. Nous n’allons pas plus loin. Le livre nous tombe des mains : il est jugé. Un écrivain ne s’exposera pas de gaîté de cœur à cette disgrâce. Même dans la peinture des cas les plus exceptionnels, il est obligé de tenir compte de ce que le lecteur sait aussi bien que lui.
Mais lorsque ce sont des Annamites, des Soudanais, des Malgaches, des Canaques, etc., que l’auteur fait vivre sous nos yeux, il se sent plus libre. Nous n’avons guère le moyen de contrôler ce qu’il nous montre. De là, une tentation, à laquelle beaucoup ne résistent pas : donner un coup de pouce, « romancer » la réalité qu’ils peignent, et forcer le succès par ce que l’on appelle au théâtre des effets sûrs. Ils s’aperçoivent trop tard que cette habileté tourne contre eux, et risque d’être fatale au genre lui-même. Leurs inventions deviennent vite suspectes au public tant soit peu averti, et le dégoûtent de l’exotisme. S’ils s’attachaient à décrire exactement les sentiments, les passions et les actes de leurs modèles, ils le retiendraient davantage. Il est vrai que c’est plus difficile. Flaubert en a fait la remarque, et Boileau l’avait déjà dit.
M. Baudoux échappe à cette critique. A vrai dire, il n’écrit pas de romans. L’image qu’il nous apporte des Canaques néo-calédoniens n’est pas gâtée par des retouches d’intention littéraire. Il les campe devant nous, pris sur le vif, tels qu’il les a vus, sans les faire ni plus ni moins compliqués qu’ils ne sont. Pendant de longues années, il a vécu près d’eux, avec eux : condition indispensable pour gagner leur confiance et pour ne pas les interpréter de travers. Ses travaux de géologue et de prospecteur lui fournissaient l’occasion de participer, au nord de l’île, à la vie quotidienne de tribus qui n’avaient encore eu que peu de relations avec les blancs. De la sorte, il a pu pénétrer assez profondément dans l’âme de ces Mélanésiens. Ses « popinées » et leurs hommes vivent d’une vraie vie.
M. Baudoux déroule devant nous un film documentaire à la fois très coloré et très instructif, parfois aussi très émouvant, précisément parce qu’il est véridique. Son scrupule d’exactitude, loin de nuire à l’effet de son œuvre, la rend plus poignante. Sa sincérité lui aura valu de plaire au public sans mécontenter ceux qui savent.
L. Lévy-Bruhl.
Juillet 1928.